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CHAPITRE XIV

QUEL EST LE ROLE DU CŒUR DANS LA PRODUCTION ET LE DÉVELOPPEMENT DES PASSIONS?

Le cœur a toujours eu aux yeux des hommes une importance exceptionnelle. On le considère communément comme le foyer de la vie, comme la source de nos sentiments et de nos affections. Dans la langue figurée des poëtes, comme dans le langage ordinaire, le cœur désigne tout l'être moral. Nous disons d'un homme qui se montre ingrat, envieux, intéressé : C'est un mauvais cœur ; et de celui dont la bonté ne se dément jamais : C'est un cœur d'or. Le cœur est pour nous la personnification des passions.

Si c'est là un préjugé sans fondement, il est au moins étrange qu'il soit si répandu, et tellement enraciné, qu'il ait pu résister à la diffusion des lumières; un tel préjugé a bien les caractères d'une croyance instinctive, et, à ce titre, il mérite sans doute un examen sérieux.

Aristote, qui faisait du cœur le siége de l'âme, en faisait aussi le siége des passions; Descartes, considérant avec raison le cerveau comme l'organe de

toutes nos facultés intellectuelles et morales, ne trouve pas que l'opinion d'Aristote mérite une réfutation en règle, et il se contente de dire:

« Pour l'opinion de ceux qui pensent que l'âme reçoit ses passions dans le cœur, elle n'est aucunement considérable, car elle n'est fondée que sur ce que les passions y font sentir quelque altération; et il est aisé à remarquer que cette altération n'est sentie, comme dans le cœur, que par l'entremise d'un petit nerf qui descend du cerveau vers lui, ainsi que la douleur est sentie, comme dans le pied par l'entremise des nerfs du pied. (Les Pass., Ire part., art. 33). »

Il est certain que c'est dans le cerveau et par le cerveau que nous acquérons la conscience des impressions, puisque la compression ou la destruction des lobes cérébraux nous prive radicalement de la faculté de percevoir et de sentir. Le cerveau est, à n'en pas douter, l'organe de la pensée et du sentiment, puisque les altérations du cerveau entraînent, suivant leur nature et leur gravité, la perversion ou l'abolition des facultés intellectuelles et morales: voilà qui est incontestable. Mais il n'est pas moins vrai, ainsi que Descartes le reconnaît, que les passions sont presque toutes (il aurait pu dire toutes) accompagnées de quelque émotion qui se fait dans le cœur, et par conséquent aussi en tout le sang (art. 46); et cela étant admis, si nous prouvons que l'activité

du cerveau est liée à celle du cœur, tandis que celle du cœur est, à beaucoup d'égards, indépendante de celle du cerveau, il ne sera peut-être pas difficile de montrer que le cœur a une part très-réelle, une part considérable, dans la production et le développement des passions.

Le cœur semble être le point de départ de la vie ; s'il n'a pas, comme on l'avait cru longtemps, la priorité absolue dans la transformation du germe fécondé, il est tout au moins le premier organe qui se montre nettement, et le premier aussi qui entre manifestement en fonction. Il apparaît d'abord sous la forme d'une vésicule dont les contractions sont à peine perceptibles, punctum saliens; bientôt la structure de ce premier moteur se dessine; ses mouvements s'accélèrent; ses annexes, les artères et les veines, forment autour de lui un réseau vasculaire, area vasculosa; le liquide sanguin se manifeste; la circulation s'établit.

Contrairement aux autres organes, le cœur agit avant d'être définitivement constitué, et il agit sans l'intervention de l'influence nerveuse, car, lorsqu'il commence à se contracter, le système nerveux, linéament isolé, n'a pas encore donné signe de vie; et plus tard, après la naissance, quand le système nerveux tient sous sa dépendance tous les muscles, le

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cœur peut encore se passer de son influence.

On paralyse les muscles, dit M. Claude Bernard, en coupant les nerfs qui les animent ; on ne paralyse jamais les mouvements du cœur en divisant les nerfs qui se rendent dans son tissu ; au contraire, ses mouvements n'en deviennent que plus rapides. Les poisons qui détruisent les propriétés des nerfs moteurs, abolissent les mouvements dans tous les organes musculaires du corps, tandis qu'ils sont sans action sur les battements du cœur (1).

Comme le cerveau, le cœur a un genre de sensibilité tout particulier. Le cerveau, le plus impressionnable de tous les organes, peut, s'il est mis à nu, être touché, piqué, entamé sans que le patient éprouve la plus légère douleur; de même, le cœur sur lequel les impressions morales retentissent si vivement, le cœur est privé de sensibilité tactile. Harvey raconte qu'ayant eu occasion de voir un jeune gentilhomme espagnol chez lequel une carie des côtes avait laissé le cœur à découvert, il put saisir cet organe et le tenir entre ses doigts sans que le jeune seigneur parût s'en apercevoir.

Quand la vie s'éteint, c'est dans le cœur qu'elle persiste le plus longtemps. Le cœur bat encore lorsque les autres organes sont déjà dans la plus complète inertie, ce qui a fait dire à Harvey que le cœur

(1) Revue des deux Mondes du 1er mars 1865.

était le premier vivant (primum vivens) et le dernier mourant (ultimum moriens).

Il continue de se mouvoir quelque temps encore chez les animaux dont on a détruit le cerveau, qu'on a décapités ; et si on l'arrache de la poitrine, si on l'isole, on le voit palpiter encore quelques instants ; bien plus, si on le coupe en morceaux, ces morceaux offrent des alternatives passagères de contraction et de relâchement (1).

Il semble donc avoir une vie propre, une vie à part, comme il a un genre particulier de sensibilité. Tandis que la volonté fait mouvoir tous les muscles, le cœur est soustrait à son empire: il n'est pas en notre pouvoir d'accélérer, de ralentir ou de régulariser ses mouvements selon notre bon plaisir : il se meut de lui-même, proprio motu, et il se meut incessamment. Les autres muscles agissent et se reposent; le cœur ne se repose jamais.

De ce qu'il a une activité propre, de ce qu'il peut fonctionner sans le secours de l'innervation, il ne faudrait pas en conclure que ses rapports avec l'axe cérébro-spinal sont nuls ou presque nuls; en aucune façon.

Des nerfs provenant des ganglions cervicaux et des pneumogastriques lient intimement l'organe central de la circulation à l'axe cérébro-spinal. (1) Longet, Physiologie.

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