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Ce succès, comme on peut se l'imaginer, ne fit qu'accroître son ardeur. Il recherchait partout des sujets d'étude et ne se laissait rebuter par aucune difficulté. On le voyait souvent errer dans le charnier des innocents pour y recueillir des pièces anatomiques, et il allait à la butte Montfaucon épier, jusque sous les fourches patibulaires, le moment où, sans trop de péril, il pourrait enlever le corps de quelque supplicié.

Tant d'efforts ne furent pas infructueux: à vingtdeux ans, Vésale avait déjà fait des découvertes en anatomie (1) ; et simple élève, il enseignait déjà avec autorité, car les conférences où il exposait à ses condisciples ce qu'il savait étaient aussi suivies que les cours les plus fréquentés.

C'est un honneur et un bonheur pour l'école de Paris d'avoir vu les débuts d'un tel homme. Il a donné à cette école une impulsion dont elle se ressent encore; il a contribué à développer chez elle ce goût des études pratiques qui depuis longtemps la distingue et qui finalement l'a élevée au rang supérieur qu'elle occupe aujourd'hui. Vésale fait pressentir Bichat: il y a dans le caractère et le génie de ces deux hommes de singuliers rapports: même ardeur à l'étude, même destinée. L'un a fondé l'anatomie descriptive, et l'autre, l'anatomie générale.

(1) Il avait découvert les vaisseaux spermatiques.

Tous deux sont morts prématurément victimes de leur zèle.

Vésale ne fit pourtant pas un bien long séjour à Paris. La guerre qui éclata entre Charles-Quint et François Ier l'obligea à regagner Bruxelles. L'empereur y tenait son quartier général; il avait pour pharmacien le père de Vésale; celui-ci mit sous ses yeux des dessins qu'André avait exécutés pour fixer ses souvenirs et faciliter ses démonstrations; Charles-Quint les examina avec le plus vif intérêt, se fit donner des explications par le jeune anatomiste lui-même, et conçut dès lors une haute idée de sa capacité et de ses talents, si bien que, peu de temps après, il le nomma chirurgien en chef de ses armées et l'enmena avec lui en Picardie et en Provence.

La guerre terminée, Vésale, qui participait de la mobilité de son siècle, et que la docte et brillante Italie attirait à elle, demanda à l'empereur et obtint de lui l'autorisation d'aller dans les États de Venise poursuivre ses études.

Venise était alors un des principaux foyers de la civilisation : elle semblait avoir attiré à elle le génie de la Grèce. L'architecture, la peinture et les lettres yfle urissaient à l'envi. Les artistes qui l'embellissaient de leurs chefs-d'œuvre, pour donner plus de correction à leur dessin, étudiaient assidûment l'anatomie. Vésale se lia avec eux, particulièrement

avec le Titien qui paraît l'avoir beaucoup aidé dans l'exécution des planches anatomiques qu'il préparait depuis plusieurs années.

La réputation toujours croissante de Vésale inspira au gouvernement de Venise le désir de le fixer au sein de la république. Il fut nommé professeur de chirurgie et d'anatomie à l'école de Padoue, école fameuse alors entre toutes.

Il nous apprend qu'il y enseignait déjà depuis cinq ans lorsqu'il termina, en 1542, l'ouvrage qui l'a immortalisé: De humani corporis fubricâ. Cet ouvrage est le point de départ de l'anatomie moderne ; il convient que nous nous y arrêtions un moment.

Il fut imprimé à Bâle où Vésale avait pour ami un habile et savant typographe, Jean Oporino, qui se chargea de l'entreprise. Nous lui devons un magnifique volume où la main-d'œuvre, le papier, les caractères, les figures répondent à l'excellence du fond.

Jusque-là, Galien régnait souverainement dans la science son temoignage faisait loi. Vésale démontre dans son livre que ce témoignage, quelque imposant qu'il soit, ne saurait être accepté sans réserve, attendu que Galien juge presque exclusivement de l'organisation humaine par celle des animaux, sur

tout

par celle du singe, et qu'il conclut sans cesse de l'une à l'autre. Cela est si vrai, dit Vésale, que de tant de différences qui distinguent le corps de l'homme de

celui du singe, Galien n'en aperçoit pas d'autre que celle qui existe dans la conformation des doigts et la flexion du genou, ce qui certainement ne lui serait pas arrivé s'il eût disséqué des corps humains.

Chez la plupart des mammifères, la mâchoire est composée de trois segments; et Galien, qui a vu cela, attribue à l'homme la même conformation. Vésale met les disciples de Galien au défi de lui montrer aucune trace de suture chez l'homme entre la racine des dents incisives et celle des canines, et il affirme que l'os intermaxillaire n'existe pas dans notre espèce (1).

De même, Galien ayant vu sur l'éléphant, dans la cloison des ventricules du cœur, un petit os en forme de lyre, on répétait d'après lui que le cœur de l'homme est muni d'un os que l'on appelait l'os incorruptible. Vésale a fait justice de cette assertion (2). Il a montré aussi qu'il n'existe pas de communication, comme le croyaient les anciens, entre le cerveau et les fosses nasales, et il a fait voir que les descriptions tracées par Galien du sternum et du sacrum de l'homme convenaient mieux aux animaux secondaires; et, à chaque page de son livre, il indique de semblables désaccords. On peut même l'acc user de quelque préoccupation à cet égard, bien que ce fût

(1) De humani corporis fabricà, lib. I, c. ix-x.

(2) Ibid., c. xx.

à son insu, car au fond il avait de l'admiration pour Galien, et, quand son opinion lui paraissait conforme aux faits, il se rangeait volontiers de son côté contre ses adversaires. C'est ce qui se voit dans la question de l'origine des nerfs où il prend parti pour Galien contre les disciples d'Aristote qui, sur la parole du maître, faisaient dériver les nerfs du cœur. Vésale prouve aisément à quiconque ne repousse pas l'évidence, suis oculis fidem non derogans, que les nerfs proviennent tous du cerveau et de la moelle épinière, de la substance même du cerveau et de celle de la moelle, non de leurs enveloppes, comme quelques-uns l'ont cru. Ces enveloppes, dit-il, accompagnent, revêtent les nerfs, mais n'en forment pas le corps; et, quoiqu'il envisage les nerfs comme les conducteurs des esprits animaux, il n'admet pas, avec les anatomistes ses contemporains, qu'ils soient creux: il les voit tels qu'ils sont, cylindriques, allongés, sans cavité appréciable; ajoutant à cela une remarque pleine d'intérêt, c'est que leur consistance varie comme leur destination. Ceux qui vont animer les organes des sens, tels que les nerfs olfactifs de la première paire, les nerfs optiques et les nerfs acoustiques, sont en effet plus mous et d'une texture moins dense que les nerfs qui président aux mouvements (1).

Il n'est pas, je le sais, dans l'esprit de la physio(1) De corporis humani fabricâ lib. IV, c. 1, 2o edit.

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