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Mais elle ne l'était pas toujours, même pour lui, à quelque temps de là. Alors, si vous lui en demandiez l'explication, il la cherchait patiemment, par diverses voies, pour son compte comme pour le vôtre; et c'était là, sans doute, le plus instructif des commentaires. Une fois, je le vis passer ainsi près d'une heure, à tâcher de ressaisir la chaîne de raisonnements qu'il avait cachée sous ce mystérieux symbole : il est aisé de voir. On doit dire, à sa décharge, que s'il avait voulu être complétement explicite, son ouvrage aurait dû avoir huit ou dix volumes in-4° au lieu de cinq; et peut-être, n'aurait-il pas vécu assez de temps pour l'achever. Tout le monde comprendra le prix que devaient avoir pour un jeune homme ces communications familières et intimes, avec un génie si puissant et si étendu. Mais ce que l'on ne saurait bien se figurer, à moins d'en avoir été l'objet, ce sont les sentiments de délicatesse affectueuse, et comme paternelle, dont il les accompagnait. Ceci m'amène naturellement à l'anecdote que j'ai voulu raconter. Car elle en offre un exemple aussi parfait que rare.

Peu de temps après qu'il m'eut été permis de l'approcher, j'eus la bonne fortune de faire un pas, qui me sembla nouveau et imprévu, dans une partie des mathématiques, où l'on était à peine entré jusqu'alors. J'avais remarqué, dans les commentaires de Pétersbourg, une classe de questions géométriques fort singulières, qu'Euler avait traitées par des méthodes indirectes, dans un mémoire intitulé: De insigni promotione methodi tangentium inverse. Il s'était proposé aussi une question de ce genre, encore plus difficile, sur laquelle il était revenu à plusieurs reprises dans les Acta eruditorum, en la résolvant chaque fois par des voies différentes, mais toujours indirectement. La singularité de ces problèmes consistait en ce qu'il fallait découvrir la nature d'une courbe, d'après certaines relations assignées, dont les caractères géométriques étaient d'ordres dissemblables les unes devant avoir lieu entre des points infiniment voisins, les autres entre des points distants, séparés, par des différences finies et données, d'abscisses. Or, la première classe de conditions, relative aux points voisins, étant considérée isolément, sous le point de vue abstrait, dépend du calcul différentiel ordinaire: la deuxième, relative aux points distants, dépend d'un autre genre de calcul, qui s'adapte spécialement aux différences finies. L'idée me vint que, pour bien faire, il fallait écrire d'abord l'énoncé complet du problème dans le langage analytique, en appliquant à chacune de ses parties leurs symboles propres. Cela conduirait à un genre d'équations, dit, aux différences mêlées, peu étudié jusqu'alors, qui exprimerait ainsi, avec une entière généralité, l'ensemble des conditions mixtes auxquelles

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on devrait satisfaire; après quoi, on n'aurait plus qu'à se tirer, comme on pourrait, de ce dernier pas. La réalisation de cette idée surpassa mes espérances. Toutes les questions de ce genre, qui avaient été traitées indirectement par Euler, et par d'autres géomètres, étant exprimées ainsi en symboles généraux, se résolvaient sans difficulté, comme par enchantement. Lorsque j'eus trouvé cette clef qui les ouvrait, j'apportai mon travail à Paris, et j'en parlai à M. Laplace. Il m'écouta avec une attention, qui me sembla mêlée de quelque surprise. Il me questionna sur la nature de mon procédé, sur les détails de mes solutions. Quand il m'eut examiné sur tous ces points, « Cela me paraît fort bien, dit-il, venez <«< demain matin m'apporter votre mémoire. Je serai bien aise de le voir.» On comprend que je fus exact au rendez-vous. Il parcourut fort attentivement tout mon manuscrit; l'exposé de la méthode, les applications, les considérations ultérieures que j'y avais annexées. Puis, il me dit : « Voilà un très-bon travail; vous avez pris la véritable voie qu'il faut « suivre pour résoudre directement ce genre de questions. Mais les « aperçus que vous présentez, à la fin, sont trop éloignés. N'allez pas « au delà des résultats que vous avez obtenus. Vous rencontreriez proba<«<blement des difficultés plus sérieuses que vous ne paraissez le croire; <«<et l'état actuel de l'analyse pourrait bien ne pas vous fournir les moyens « de les surmonter. » Après m'être défendu quelque temps, car jamais il ne lui est arrivé d'interdire aux jeunes gens qui l'approchaient la liberté d'une respectueuse controverse, je cédai à ses conseils, et je rayai toute cette fin hasardeuse. « Comme cela, me dit-il, le reste sera «fort bien. Présentez demain votre mémoire à la classe (on appelait «< alors ainsi l'Académie); et, après la séance, vous reviendrez dîner «avec moi. Maintenant, allons déjeuner. » Ici, je ne craindrai pas de placer un tableau d'intérieur, qui le fera voir tel qu'il était, tel qu'il fut toujours, dans la simplicité de ses rapports avec les jeunes gens qui avaient le bonheur de l'approcher, et qui, devenus des hommes, sont restés groupés autour de lui pendant sa longue carrière, comme autant d'enfants adoptifs de sa pensée. C'était dans ces instants de loisir, après son travail du matin, qu'il aimait le plus habituellement à nous recevoir. Le déjeuner était d'une simplicité pythagorique : du lait, du café, des fruits. On servait dans l'appartement de Me Laplace, laquelle, alors jeune et belle, nous accueillait tous indistinctement, avec la bonté d'une mère, qui aurait pu être notre sœur. Là, on pouvait causer de science avec lui pendant des heures. Sa conversation bienveillante se portait tour à tour, sur les sujets de nos études, sur le progrès des travaux que nous avions commencés, sur ceux qu'il désirait nous voir

entreprendre. Il s'occupait aussi des particularités qui concernaient notre avenir; s'informait des opportunités qui pouvaient nous être favorables; et nous y servait si activement, que nous n'avions pas besoin d'y songer nous-mêmes. En retour de tout cela, il ne nous demandait que du zèle, des efforts, et la passion du travail. Voilà ce que nous avons tous vu de lui. Mais le trait que je vais vous raconter, vous fera mieux connaître encore, ce qu'il a été pour nous.

Le lendemain du jour où je lui avais présenté mon mémoire, je me rendis de bonne heure à l'Académie, où, avec la permission du président, je me mis à tracer, sur le grand tableau noir, les figures et les formules que je voulais exposer. Monge, arrivé un des premiers, m'aperçut, s'approcha de moi, et me parla de mon travail. Je compris que M. Laplace l'avait prévenu. A l'École polytechnique, j'avais été un des élèves auxquels il témoignait le plus d'affection; et je savais, combien le succès que j'espérais lui causerait de plaisir. On est heureux d'avoir de pareils maîtres! Quand la parole me fut accordée, tous les géomètres, c'était alors l'usage, vinrent s'asseoir autour du tableau. Le général Bonaparte, récemment revenu d'Égypte, assistait ce jour-là à la séance, comme membre de la section de mécanique. Il vint avec les autres; soit de lui-même, à titre de mathématicien, dont il se faisait fort; ou, parce que Monge l'amena, pour lui faire les honneurs d'un travail issu de sa chère École polytechnique; à quoi le général répondit : « Je re<<< connais bien cela aux figures. » Je pensai qu'il était bien habile de les reconnaître, puisque, hormis M. Laplace, personne encore ne les avait vues. Mais, préoccupé comme je l'étais, de toute autre chose que de sa gloire militaire, et de son importance politique, sa présence ne me troubla pas le moins du monde. J'aurais eu bien plus peur de M. Lagrange, si l'approbation antérieure de M. Laplace ne m'avait donné toute sécurité. J'exposai donc très-librement, et je crois aussi très-clairement, la nature, le but, les résultats de mes recherches. Tout le monde me félicita sur leur originalité. On me donna pour commissaires les citoyens Laplace, Bonaparte, et Lacroix. La séance finie, j'accompagnai M. Laplace rue Christine, où il demeurait alors. Dans le chemin, il me témoigna son contentement de la netteté avec laquelle j'avais présenté mes démonstrations, et aussi, de ce que, suivant son conseil, je ne me fusse pas hasardé au delà. Nous arrivons. Après que j'eus salué madame Laplace: «Venez, me dit il, un moment dans mon « cabinet; j'ai quelque chose à vous faire voir. » Je le suivis. Nous étant assis, et moi prêt à l'écouter, il sort une clef de sa poche, ouvre une petite armoire placée à droite de sa cheminée, je la vois encore...; puis

il en tire un cahier de papier jauni par les années, où il me montre tous mes problèmes, les problèmes d'Euler, traités et résolus par cette méthode, dont je croyais m'être le premier avisé. Il l'avait trouvée aussi depuis longtemps; mais il s'était arrêté devant ce même obstacle qu'il m'avait signalé. Espérant le surmonter plus tard, il n'avait rien dit de tout cela à personne, pas même à moi, quand j'étais venu lui apporter son propre travail comme une nouveauté. Je ne puis peindre ce que j'éprouvai alors. C'était un mélange, de joie à voir que je m'étais rencontré avec lui; peut-être aussi de quelque regret à me savoir prévenu; mais surtout, d'une profonde et infinie reconnaissance pour un trait si noble et si touchant. Cette découverte, la première que j'eusse faite, était tout pour moi. Elle était sans doute peu pour lui, qui en avait fait tant d'autres, et de si considérables, dans toutes les parties des mathématiques abstraites, comme dans leurs plus sublimes applications. Mais l'abnégation scientifique est difficile et rare, même en de petites choses. Et puis! cette délicatesse à ne me vouloir découvrir ce mystère qu'après le succès, le succès public, auquel il m'avait conduit comme par la main, ne se servant de ce qu'il avait vu que pour me détourner des écueils où mon inexpérience allait m'engager! M'eût-il montré ce papier avant la séance, il ne m'était plus possible de présenter mon travail, sachant que le sien existait auparavant. La distance de lui à moi, ne m'aurait permis que le silence. Et s'il avait exigé que je profitasse du secret qu'il avait gardé, quel embarras n'aurais-je pas dû éprouver, quand j'aurais lu ce mémoire, ayant la conscience que je n'étais que l'écho d'un autre esprit! Mais sa réserve me laissait toute la force que son approbation m'avait donnée. Paraîtrai-je trop présomptueux, si je me persuade, que tous ces raffinements de bonté, n'auraient pas pu lui être suggérés par un intérêt seulement abstrait, et scientifique, mais qu'ils ont dû lui être inspirés aussi, par un sentiment personnel d'affection? Au reste, en récompense de sa noble conduite, je me figure qu'il devait éprouver un vif plaisir, et une jouissance bien pure, m'entendre, grâce à lui, débiter en pleine assurance, à la satisfaction de mon savant auditoire, ces nouveaux calculs dont je me croyais l'inventeur, et qu'il aurait pu m'enlever d'un seul mot. Aurait-il été aussi généreux pour un rival? Aurait-il même été alors, toujours juste? C'est ce que je n'ai nullement ici à examiner. Il fut tout cela pour moi et pour bien d'autres, qui commençaient aussi leur carrière. Je n'ai rien de plus à dire, ni à voir. Son influence sur le progrès des sciences physiques et mathématiques a été immense. Depuis cinquante ans, presque tous ceux qui les ont cultivées, se sont instruits dans ses ouvrages, éclai

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rés par ses découvertes, appuyés sur ses travaux. Mais nous, aujourd'hui en bien petit nombre, qui l'avons connu intimement, et qui avons pu nous inspirer de son esprit et de ses conseils, ajoutons encore, à ces titres glorieux, le souvenir de l'affabilité, de la bonté, qu'il nous a montrées. Efforçons-nous de rendre, à ceux qui vont nous suivre, ce ce qu'il fit pour nous; et imitons, s'il se peut, à leur égard, cette noble abnégation, dont je viens de vous rapporter un si bel exemple. Voilà, Messieurs, le trait que j'ai voulu vous raconter. M. Laplace a été votre collègue dans cette Académie. Vous connaissiez son grand génie dans les sciences; vous aviez apprécié l'élévation de son talent comme écrivain. Je viens de vous le montrer sous un aspect nouveau, avec des qualités peut-être plus rares. En rendant cet hommage à sa mémoire je lui désobéis. Car il m'avait imposé un silence absolu sur ce qu'il avait fait pour moi, dans cette rencontre. Le rapport académique, auquel il prit part, n'en porte aucune trace; et il ne me permit pas d'y faire la moindre allusion quand je publiai mon travail 1. Mais un intervalle d'un demi-siècle amène fatalement la prescription de tous les engagements humains; et je suis convaincu que vous m'absoudrez unanimement d'avoir manqué aujourd'hui à celui-là, pour acquitter la seule dette que le temps ne doive pas éteindre, celle de la reconnaissance. BIOT.

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HISTOIRE DE LA CHIMIE depuis les temps les plus reculés jusqu'à notre époque, par le docteur Ferd. Hoëfer. T. II; Paris, au bureau de la Revue scientifique, rue Jacob, no 30, 1843.

HUITIEME ARTICLE 2.

III ÉPOQUE.

II SECTION.

Comprenant le XVII siècle.

Le docteur Hoëfer commence cette section par un article intitulé Méthode expérimentale, François Bacon; après avoir rappelé ce que les

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1 Recueil des mémoires présentés à la classe des sciences mathématiques et physiques de l'Institut national par divers savants étrangers, t. I, p. 296, date de la présentation, 8 brumaire an vIII. Le rapport, rédigé par M. Lacroix, au nom de la commission, fut lu à la classe le 21 du même mois, trois jours après la grande révolution politique, qui avait porté le général Bonaparte au consulat. Il vint encore à celte séance, et y assista aussi tranquillement que s'il n'avait pas eu d'autre affaire en tête. L'original du rapport existe dans les archives de l'Académie, signé par lui et par les deux autres commissaires Laplace et Lacroix.-Voir les cahiers de 1849.

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