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DES SAVANTS.

OCTOBRE 1850.

ESSAI SUR L'HISTOIRE DE LA CRITIQUE CHEZ LES GRECS, suivi de la Poétique d'Aristote et d'extraits de ses Problèmes, avec traduction française et commentaire, par M. E. Egger, professeur suppléant à la Faculté des lettres, maître de conférences à l'Ecole normale; Paris, imprimerie de Crapelet, librairie de A. Durand, 1849, in-8° de 548 pages.

PREMIER ARTICLE.

Après les deux traductions que nous ont données de la Poétique d'Aristote, pour ne rappeler que les plus considérables, celles dont on a gardé le souvenir, en 1692 Dacier, en 1771 Batteux', il y avait place encore pour une troisième. Les nombreux travaux par lesquels de savants et judicieux critiques, en tête desquels il faut citer God. Hermann2, se sont, depuis, appliqués à rectifier et à éclaircir ce texte difficile, permettaient d'en renouveler, en bien des cas, l'interprétation littérale. Quant à son esprit, on devait y entrer avec plus de liberté, y pénétrer plus profondément, depuis que tant de parallèles entre la scène grecque et la scène française, entre le théâtre classique et celui qu'on appelle romantique, tant de controverses entre les écoles rivales, sur les principes généraux de l'art dramatique, avaient usé les systèmes trop absolus des anciens commentateurs de la Poétique. Enfin, sans mécon

1

Avant Dacier, il n'avait été publié qu'une seule traduction française de la Poétique, celle de Norville, en 1671; après Batteux, M. J. Chénier en a écrit une nouvelle insérée, en 1815 et en 1825, dans diverses publications de ses œuvres posthumes.Leipsick, 1802, Aristotelis Ars poetica cum commentariis.-P. Vetiori, Florence, 1560; L. Castelvetro, Bâle, 1570; Dan. Heinsius, Leyde, 1610; P. Beni, Padoue, 1613; Dacier, Paris, 1692, etc.

naître la valeur des versions célèbres qu'il s'agissait de remplacer, la science, le tour naturel et naïf de l'une, la facilité élégante de l'autre, on pouvait se flatter de s'approcher davantage, ou de la précision, ou de l'austérité du style d'Aristote.

Voilà, je pense, ce que s'est dit M. Egger, et c'est aussi ce qu'il a réussi à faire. Sa traduction ne doit pas être confondue avec ces remaniements faciles, rapidement exécutés pour des libraires, que l'on décore trop souvent du titre de traductions nouvelles, et dont on ne manque guère de relever, dans de complaisantes préfaces, aux dépens des œuvres plus originales qui les ont devancées et leur ont servi de matériaux, la prétendue originalité. Celle de M. Egger, par l'étude sérieuse du texte, par l'intelligence exacte et fine des idées, par un effort heureux de style, lui appartient en propre et lui fait grand honneur.

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Il reste encore dans la Poétique des passages que l'incertitude sur la leçon véritable, l'insuffisance, l'ambiguïté des termes, rendront probablement toujours difficiles à comprendre. Le nouveau traducteur, par un scrupule de fidélité, propre à lui concilier la confiance de ses lecteurs, a respecté l'obscurité de ces passages, se contentant de les signaler par un point d'interrogation. Dans d'autres, c'est une expression trop elliptique, le défaut d'une explication indispensable, la suppression d'un intermédiaire utile, qui embarrassent le traducteur y a pourvu en suppléant, dans de discrètes parenthèses, à ce que le texte ne disait point assez. Au moyen de ces procédés, il a échappé, plus qu'on ne l'avait fait avant lui, au double inconvénient, ou de prêter à son auteur des idées qui, toutes naturelles qu'elles peuvent paraître, ont fort bien pu n'être pas les siennes, ou d'altérer par la paraphrase ce caractère de concision qui le distingue si éminemment. Par là aussi ont été conservées à la Poétique, dans cette reproduction nouvelle, à côté des vives clartés qui s'en échappent, ces ombres mystérieuses dont parfois elle s'enveloppe, l'un des attraits, je n'en doute pas, de ce grand monument de la critique pour la curiosité des hommes. C'est ainsi que, dans un autre ordre de productions, certains chefs-d'œuvre dramatiques, un Prométhée, un Hamlet, un Faust, ont pu devoir quelque chose de leur puissance sur l'imagination, de leur fortune, à ce qui s'y mêle d'inexplicable, d'incompréhensible.

Les peines très-méritoires qu'a prises M. Egger pour arriver au sens exact de la phrase d'Aristote, à l'expression de sa vraie doctrine, sont attestées non-seulement par le meilleur de tous les témoins, sa traduction elle-même, mais par un commentaire où il a soigneusement discuté les variantes des manuscrits, les corrections, les transpositions, les suppres

sions, plus ou moins hardies, plus ou moins heureuses, hasardées par les éditeurs, les versions, quelquefois si opposées, si contradictoires, entre lesquelles la foule des traducteurs s'est partagée, enfin les interprétations que n'a cessé de recevoir l'esprit du fameux traité, chez des littérateurs de toute époque, de tout pays, de tout système. Ce commentaire est trèsplein, mais peut-être l'érudition y est-elle condensée sous une forme trop substantielle; peut-être son savant auteur s'y est-il trop souvent contenté d'indications succinctes, qui nous mettent sur la trace de ses études, nous invitent à les recommencer pour notre compte, au lieu de nous en communiquer, avec quelque détail, les éléments et les résultats. D'un autre côté, on est dédommagé de cette sobriété par un heureux choix de citations où paraît l'action diverse de l'œuvre d'Aristote sur la diversité des esprits. Ce sont des adorateurs de la lettre, comme La Ménardière, comme d'Aubignac, qui en tirent superstitieusement le moule étroit où faillit s'enfermer et périr notre tragédie naissante. Ce sont des littérateurs d'une intelligence plus dégagée, comme SaintÉvremont, comme Fontenelle, et, inspirés par Voltaire, Marmontel et Laharpe, qui se permettent de contrôler, en certains points, par la pratique moderne, la théorie antique. Ce sont enfin des critiques étrangers, comme W. Schlegel, qui couvrent de l'autorité d'Aristote, libéralement entendu, les licences reprochées aux scènes de l'Angleterre, de l'Espagne, de l'Allemagne. Dans cette galerie se montrent aussi de grands artistes, un Tasse, un Corneille, cherchant à accorder, par une sorte d'ingénieux compromis, les libres inspirations de leur génie avec la rigueur des règles. Ajoutons-y le poëte à qui seul, peutêtre, ces règles, docilement acceptées, n'ont point été une gêne, sur qui le joug de la théorie n'a pas plus pesé que celui des modèles, qui a porté l'un et l'autre avec une égale aisance, semblant, dans la production de ses œuvres, d'une régularité si noble et si facile, d'une passion si vraie et si élégante, n'obéir qu'à son naturel. Nos bibliothèques conservent quelques exemplaires des tragiques grecs, dont les marges, annotées par Racine, jeune encore, portent la trace précieuse de ses études poétiques, du premier développement de son goût et de son génie. Disciple et bientôt émule de Sophocle et d'Euripide, il ne négligeait pas l'école d'Aristote. C'est ce dont témoigne un exemplaire de la Poétique, sur les marges duquel on a recueilli1 quelques fragments de traduction, produit rapide d'une lecture savante, et d'un jet libre et heureux. M. Egger n'a pas négligé les occasions d'en parer son conmentaire.

1

Voyez l'édition de Racine, donnée en 1808 par Geoffroy, t. VI, p. 545.

L'autorité à laquelle il se réfère surtout est celle d'Aristote, qu'il juge devoir être à lui-même son plus sûr commentateur. D'autres déjà avaient eu cette pensée, notamment, il a soin de le rappeler 1, Batteux et Lessing, par qui elle a été appliquée et recommandée. Mais nul, ce semble, ne l'avait encore autant mise à profit. Non-seulement lorsqu'il s'agit d'établir la légitimité contestée, de fixer le sens controversé de certains mots, de certaines expressions, il se décide avec facilité et certitude par les habitudes du style aristotélique; mais il place sans cesse dans un jour frappant les idées de son auteur, celles mêmes sur lesquelles on a le plus douté, disputé, par des rapprochements avec des passages où, ailleurs, le philosophe a dit la même chose, soit dans les mêmes termes, soit sous une forme analogue. Les œuvres d'Aristote n'étaient pas des œuvres isolées; elles formaient les parties d'un vaste ensemble destiné à comprendre la connaissance entière de la nature et de l'humanité; elles devaient, dans son dessein, se compléter, s'expliquer mutuellement; on le voit bien par les continuels renvois qu'il fait de l'une à l'autre. Il a donc mis lui-même ses interprètes sur la voie d'une méthode, qu'ils ont pratiquée assez tard, et dont nous louons ici une nouvelle et fort habile application.

On voit comment M. Egger a été amené à faire suivre la Poétique de quelques extraits du livre des Problèmes, qui concernent les principes, les relations mutuelles, les effets des beaux-arts, ou du moins de certains d'entre eux, la musique et la poésie, et leur concours, leur concert dans les représentations dramatiques. Il n'a pas reproduit ces morceaux sans les ranger, tout en leur conservant leurs numéros, dans un ordre plus logique, plus didactique, que celui où ils nous sont parvenus, sans en améliorer le texte par quelques corrections bien entendues, sans en éclaircir le sens par l'érudite sagacité de ses notes, et la netteté de sa traduction, la première, si je ne me trompe, qui en ait été donnée en français.

Il n'y a pas seulement entre la Poétique et les autres écrits d'Aristote une certaine communauté de langage et d'idées, mais quelques rapports généraux auxquels M. Egger a dû naturellement donner une grande

attention.

Ce que l'on connaît et des poésies, et des éloges, des dialogues, par lesquels débuta littérairement le philosophe, fait comprendre que, plus tard, détournant sa pensée de ses graves spéculations, la ramenant à l'objet de sa préoccupation première, il ait pu songer à écrire une poétique.

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D'autre part, évidemment, l'auteur des trois livres Sur les poëtes, des Problèmes, des Doutes homériques, des Didascalies, etc., s'était préparé de loin, par l'histoire littéraire, par la philologie, à tirer de l'expérience la théorie de l'épopée et du drame. Enfin, il manquerait quelque chose au système de ces grands ouvrages, couronnement de sa vie philosophique, dans lesquels il a poursuivi, sous toutes les formes qu'elle peut affecter, la pensée humaine, si les créations poétiques de l'imagination n'y avaient eu leur place. Je résume, en quelques mots, des pages où M. Egger a exposé, avec beaucoup de science et d'intérêt, l'ordre chronologique, l'enchaînement logique des travaux d'Aristote, caractérisé ceux de ses ouvrages qui nous sont parvenus, restitué et traduit, dans ce qui en reste, ceux qui nous manquent, s'appliquant à marquer dans cet ensemble la place de la Poétique.

y

J'insisterai cependant sur l'attention particulière qu'il a donnée à un passage jusqu'à lui peu remarqué du livre Sur le langage. Artistote distingue la proposition-jugement, celle qui implique erreur ou vérité, de la proposition qui n'est ni vraie ni fausse, disant que l'examen de celle-ci appartient à la rhétorique et à la poétique. De là M. Egger tire, avec nouveauté, ce me semble, la classification suivante :

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Ainsi, au sommet de la science, Aristote place la Métaphysique, qui traite de l'être par excellence et des premiers principes; par les Catégories et le Traité du langage, il nous conduit à l'Analytique ou démonstration du vrai par les infaillibles procédés du syllogisme; puis vient, dans les Topiques, l'art de connaître et de démontrer le vraisemblable, c'est-à-dire l'art du dialecticien. Puis, comme le dialecticien peut prétendre à donner pour vrai ce qui n'est que vraisemblable (et alors il s'appelle sophiste), dans les Réfutations Aristote nous apprend les principaux moyens de résoudre ces sophismes. Jusqu'ici il n'est question que de procédés rationnels; toutes les phrases analysées se réduisent à des propositions-jugements, à ces propositions auxquelles nos langues classiques conservent la forme du verbe appelée l'indicatif. Mais que la proposition renferme un vou, un commandement ou une condition; que l'idée qu'elle exprime ne soit plus une conception absolue, mais contingente, mêlée au sentiment et à la passion, ce qui, dans le langage, se marque par 'emploi des modes autres que l'indicatif, alors la proposition n'appartient plus à la logique. La parole qui persuade, non par le raisonnement seul, mais aussi par l'émotion, par la peinture des mœurs, c'est l'éloquence. L'orateur est, dans les assemblées publiques et les tribunaux, ce que le dialecticien est dans les discussions de l'école; la Rhétorique est le pendant de la dialectique', et, comme telle, se range de plein droit à la suite de cette dernière. Après l'éloquence viendra la poésie, qui n'est, elle aussi, qu'une manière d'instruire les âmes en les charmant; la Poétique fermera donc le cercle de ces théories qui comprennent toutes les facultés rationnelles et créatrices de l'esprit humain. Pour achever l'étude de l'homme, il ne restera plus

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Rhét. I, 1, passage habilement commenté par M. Rossignol dans le Journal des Savants, septembre 1842.

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