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ser ses adversaires sans renier ses principes, deux choses entre lesquelles il faut savoir choisir. Dans la Réponse aux sixièmes objections, il accorde bien à tort qu'on ne peut être certain qu'on pense et qu'on existe qu'autant qu'on sait ce que c'est que la pensée et que l'existence; puis il revient à la vérité en rappelant que, pour savoir ce que c'est que la pensée et l'existence, il n'est pas besoin de démonstration ou même d'une connaissance réfléchie, et qu'il suffit d'une connaissance intérieure qui précède toute réflexion, et qui est innée dans tout homme relativement à la pensée et à l'existence. On ne sait pas trop ce que Descartes veut dire par cette connaissance innée de la pensée et de l'existence une telle connaissance est une chimère. Quand nous remarquons pour la première fois que nous pensons, et par conséquent que nous sommes, bien que nous n'ayons jamais recherché ni su auparavant ce que c'est que la pensée et l'existence, nous acquérons déjà la connaissance de la pensée et de l'existence dans la connaissance de notre pensée et de notre existence particulière. Et c'est Descartes luimême qui parle ainsi, après une concession fàcheuse et une distinction équivoque : « Verum quidem est neminem posse esse certum se cogi«tare, nec se existere, nisi sciat quid sit cogitatio et quid existentia; « non quod ad hoc requiratur scientia reflexa, vel per demonstrationem acquisita, et multo minus scientia scientiæ reflexa, per quam sciat «se scire, iterumque se scire se scire, atque ita in infinitum, qualis de « nulla nunquam re haberi potuit: sed omnino sufficit ut id sciat cogi<< tatione illa interna, quæ reflexam semper antecedit, et quæ omnibus << hominibus de cogitatione et existentia ita innata est ut, quamvis forte « præjudiciis obruti et ad verba magis quam ad verborum significationes «attenti fingere possimus nos illam non habere, non possimus tamen << revera non habere. Cum itaque quis advertit se cogitare, atque inde sequi se existere, quamvis forte nunquam antea quæsiverit quid sit cogitatio nec quid existentia, non potest tamen non utramque satis «nosse, ut sibi in hac parte satisfaciat. » Voy. notre édit., t. II, p. 333. Jusqu'ici nous avons vu Descartes, embarrassé au milieu de tant d'adversaires, composer quelquefois avec leurs préjugés, mais sans jamais abandonner entièrement la vérité. Tout change dans les Principia philosophia l'article 10 ne laisse plus subsister que la lettre morte de l'enthymème Cartésien son esprit a disparu; à peine s'il reste une trace obscure et incertaine du procédé naturel de l'esprit humain dans l'acquisition de la connaissance que Descartes a plusieurs fois décrit avec tant d'originalité et d'exactitude. Il commence, comme il appartenait au père de la psychologie moderne, par écarter la vieille philosophie qui,

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voulant tout définir, même ce qui est évident de soi, ne faisait que tout embrouiller et tout obscurcir: «Sæpe animadverti philosophos in hoc «<errare quod ea quæ simplicissima erant ac per se nota logicis defini« tionibus explicare conarentur; ita enim ipsa obscuriora reddebant. » Puis tout à coup, reprenant lui-même le joug de l'école qu'il vient de secouer, il déclare, sans même renouveler sa distinction de la connaissance réfléchie et démonstrative et de la connaissance naturelle ou innée, il déclare qu'en effet, pour être reçu à dire : je pense, donc je suis, il faut savoir à l'avance ce que c'est que la pensée, ce que c'est que l'existence, et même ce que c'est que la certitude. Il va plus loin: ce principe général et abstrait, cette fausse majeure qu'il avait repoussée avec tant de force, qu'il est impossible que ce qui pense n'existe pas, il l'accepte sans difficulté, ne faisant plus que cette réserve qui, à elle seule, il est vrai, bien comprise et bien développée, ruine toutes les concessions qui viennent d'être faites, à savoir, qu'après tout ces notions-là toutes seules ne nous donneraient la connaissance d'aucune chose existante. «Atque ubi dixi hanc propositionem, ego cogito, ergo sum, esse « omnium primam et certissimam quæ cuilibet ordine philosophanti << occurrat, non ideo negavi quia ante ipsam scire oporteat quid sit co«gitatio, quid existentia, quid certitudo, item quod fieri non possit ut «id quod cogitat non existat, et talia; sed quia hæ sunt simplicissimæ « notiones et quæ solæ nullius rei existentis notitiam præbent, idcirco non « censui esse numerandas. » Enfin, comme pour achever de se désavouer lui-même et de tourner le dos à la méthode dont il est l'inventeur, dans l'espoir d'autoriser le procédé naturel de l'esprit humain par quelque ombre de rapport avec les habitudes de l'école, outre la majeure dont il vient de parler : « Fieri non potest ut id quod cogitat non exis«tat,» il invoque dans l'article 11 une autre majeure plus générale : «Nihili nullas esse affectiones aut qualitates;» ce qui permettrait de mettre l'enthymème Cartésien dans la forme syllogistique suivante : la pensée est une qualité; or il n'y a pas de qualité de ce qui n'est pas; donc la pensée a un sujet existant. Et nous n'imputons pas gratuitement ce syllogisme à Descartes; nous le recueillons de l'article 52: «Facile ipsam «<(substantiam aut mentem) agnoscimus ex quolibet ejus attributo per <«< communem illam notionem quod nihili nulla sunt attributa ex hoc « etiam quod aliquod attributum adesse percipimus, concludimus aliquam «rem existentem sive substantiam, cui illud tribui possit, necessario « etiam adesse. >> Il n'y a qu'un défaut à ce syllogisme : il prouve en forme que toute qualité suppose un sujet, mais il ne prouve pas du tout que ce sujet c'est moi, l'être particulier, réel et concret que je suis. Le moi

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est tout autre chose que le sujet général et abstrait auquel aboutit le précédent syllogisme; et ce qui me révèle à moi-même, ce qui me convainc de mon existence, ce n'est pas un raisonnement plus ou moins compliqué, c'est une intuition immédiate et toute spontanée de ma faculté naturelle de connaître, intervenant, avec une autorité irrésistible, dans le premier fait particulier qui tombe sous l'œil de la conscience. Viennent ensuite les notions distinctes et abstraites de qualité et de sujet, de pensée, d'existence, de certitude, les principes généraux, les constructions artificielles de majeures, les syllogismes. Il répugne trop évidemment que l'homme acquière sa première connaissance, celle de sa propre existence, par la voie d'un syllogisme, lequel suppose bien des connaissances antérieurement acquises, et d'abord celle qu'on lui veut emprunter.

Le lecteur s'attend sans doute que Leibnitz va s'expliquer sur l'enthymème cartésien, sinon avec l'étendue, au moins avec la profondeur que le sujet réclame et que des notes permettent. Il avait devant lui le principe même de la philosophie de Descartes. Gassendi d'abord et plus tard Spinoza avaient hautement rejeté ce principe comme renfermant une pétition de principe et n'étant d'aucun usage. On se demande de quel côté se mettra Leibnitz; et on est fort désappointé de le voir traiter négligemment une question avant lui si controversée. Il loue la proposition cartésienne sans paraître y attacher une grande importance; mais il en méconnaît le vrai caractère. Puisque Descartes mettait en avant cette vérité première : je pense, donc je suis, il n'aurait pas dû omettre, dit Leibnitz, d'autres vérités du même ordre qui ne le cèdent point à celle-là. «P. 30: celebratum illud: ego cogito adeoque sum, << inter primas veritates esse præclare a Cartesio notatum est. Sed æquum «< erat ut alias non negligeret huic pares. » Et quelles sont ces vérités égales à celle qui est placée par Descartes au fondement de sa philosophie? Leibnitz se borne à en citer une, le principe de contradiction ou d'identité, que l'on doit à Aristote : « principium contradictionis, vel, « quod eodem redit, identicorum, quemadmodum et Aristoteles recte << animadvertit. » Mais, nous en demandons bien pardon à Leibnitz, il est souverainement injuste d'accuser Descartes d'avoir négligé le principe de contradiction et d'identité, quand il mettait tant de prix à établir le principe, je pense, donc je suis, parce que ces deux principes, loin d'être égaux, sont dissemblables sous tous les rapports.

1° L'un est du domaine de la logique, tandis que l'autre est de celui de la psychologie. Le principe de contradiction et d'identité : « Ce qui est est, le même est le même, » est nécessaire à tout raisonnement, en ce

sens que, si ce qui est n'était pas, si le même n'était pas le même, si le sujet s'évanouissait sans cesse, il est bien clair qu'on ne pourrait rien affirmer de rien, ni conclure quoi que ce soit avec certitude. Ce principe est en logique ce qu'est en géométrie l'axiome: le tout est plus grand que la partie. Mais, en géométrie, on distingue avec soin les axiomes des définitions1. Les axiomes sont, il est vrai, les conditions nécessaires de tout raisonnement géométrique; mais ce ne sont pas des principes, à proprement parler, car ils ne produisent directement aucune conséquence. Les vrais principes actifs et féconds du raisonnement en géométrie, ce sont les définitions. Nous ne disons pas que les axiomes ne servent à rien, mais ils ne conduisent à rien. Il en est ainsi de l'axiome ce qui est est, le même est le même. Le nier, sans doute, serait tout ébranler, mais, admis ou supposé, on n'en peut tirer aucune vérité ni générale ni particulière; il ne fournit de clarté sur quoi que ce soit au monde. Tout au contraire: Je pense, donc je suis, est un vrai principe, qui contient dans son sein une multitude de conséquences plus importantes les unes que les autres, et de proche en proche la philosophie cartésienne tout entière. Si mon existence m'est attestée par ma pensée, si je ne connais mon existence que parce que je pense, il s'ensuit que les caractères certains de ma pensée sont les caractères certains de mon être; que si, par exemple, ma pensée est inétendue malgré toutes ses diversités, le moi, sujet de la pensée, quoiqu'il ait des facultés différentes, est au fond inétendu comme elle, c'est-à-dire spirituel. Nous nous bornons à cet exemple des questions éclairées par le principe: Je pense, donc je suis; nous pourrions citer toutes celles que le cartésianisme agite.

2° Non-seulement le principe de contradiction et d'identité est stérile quand le principe cartésien est fécond, ajoutons que, dans l'ordre de la connaissance, l'un est postérieur à l'autre; donc Descartes aurait très-mal fait de les mettre sur le même rang. D'où avons-nous tiré la notion de l'être et de l'identité, sinon de la notion même de notre être et de notre identité? Nous ne savons pas que nous pensons et que nous sommes parce que ce qui est est et que le même est le même; mais nous construisons plus tard cet axiome, grâce à notre puissance d'abstraire et de généraliser, parce que primitivement nous nous sommes sentis exister

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Sur la nécessité et en même temps la stérilité du principe de contradiction, et sur la différence des axiomes et des définitions en géométrie, voyez Ir série, t. I, cours de 1817, fragments de la 1 leçon, p. 250-241; plus bas, p. 283; et tome V, 3' leçon, sur la Critique de la raison pure, p. 57-60.

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et durer; et, loin que l'axiome abstrait et général nous apprenne rien de nouveau, il nous serait inintelligible dans sa forme logique, sans la conscience du moi qui l'éclaire et le vivifie.

3° Que fait Leibnitz, en rappelant à Descartes, à propos du Je pense, donc je suis, l'axiome: Ce qui est est, le même est le même, et en invoquant l'autorité d'Aristote, que fait-il autre chose que de ramener la philosophie vers le passé et vers l'école? Ici le progrès n'est pas du côté de Leibnitz, il est et demeure avec Descartes.

(La suite au prochain cahier.)

V. COUSIN.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT NATIONAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

L'Académie française a tenu, le jeudi 8 août, sa séance publique annuelle sous la présidence de M. de Salvandy, directeur.

A l'ouverture de la séance, M. Villemain, secrétaire perpétuel, a lu son rapport annuel sur les concours, et a proclamé, dans l'ordre suivant, les prix décernés et les sujets de prix proposés pour 1851 et 1852.

PRIX DÉCERNÉS.

Prix d'éloquence. L'Académie avait proposé, pour sujet d'un prix d'éloquence à décerner en 1850, «l'Éloge de Mm de Staël. » Ce prix a été décerné à M. Henri Baudrillart. L'accessit a été accordé à M. Elme Caro, professeur agrégé de philosophie au lycée d'Angers.

Prix Montyon destinés aux actes de vertu. L'Académie française a décerné : un prix de 3,000 francs à Napoléon Humez, domicilié à Guines, département du Pasde-Calais; trois prix de 2,000 francs chacun, à Marguerite Briand, domiciliée à Saint-Brieuc; à Marguerite Bosson, domiciliée à Quimperlé, département du Finistère; aux époux Balemboy, domiciliés à Wambaix, département du Nord; trois médailles de 1,000 francs chacune, à Claire Simonin, demeurant à Bercy, département de la Seine; à Jeanne Fraizot, dite Tonton, domiciliée à Langres; à Catherine Michaud, domiciliée à Poitiers; huit médailles de 500 francs chacune, à MichelleAnne Dubois, domiciliée à Clermont-Ferrand; à Françoise Duparet, domiciliée à Grevy, département du Jura; à Jeannette Tastu, domiciliée à Lamure, départe

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