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« hoc meliore atque expressiore præcepto complecti : cogitandum esse << quem quodque assensus aut dissensus gradum mereatur, vel simpli«< cius inquirendum esse in cujusque dogmatis rationes. Ita cessassent « tot de dubitatione cartesiana vitilitigationes. Sed fortasse autor maluit « @apadogoλoyei, ut torpentem lectorem novitate excitaret. » (P. 27 de l'édition de M. Guhrauer.) Mais non: Descartes ne se propose pas le but frivole que lui prête Leibnitz, il ne cherche pas à éveiller la curiosité par la nouveauté du procédé qu'il emploie; il veut en finir d'un seul coup avec le scepticisme, et il ne l'accepte en apparence que pour le désarmer plus sûrement et plus vite. Avec l'ancienne méthode, que recommande Leibnitz, il faudrait consumer sa vie à combattre le scepticisme sur une ligne presque infinie, et poursuivre Sextus dans les immenses circuits de ses hypotyposes. On n'en finirait jamais, tandis qu'en commençant par douter de tout, à l'aide de cette réflexion que si l'on doute de tout, il est au moins certain que l'on doute, c'est-à-dire qu'on pense, on se délivre d'abord et pour toujours du scepticisme.

Descartes a donc très-bien pu commencer par le doute universel; mais il n'avait pas besoin d'aller jusqu'à cette supposition que Dieu a peut-être voulu nous créer tels que nous sommes, condamnés à nous tromper toujours, même dans les choses qui nous paraissent les plus évidentes. Remarquons que cette supposition ne se trouve pas dans le Discours de la méthode, qu'elle commence seulement à paraître, et encore enveloppée et obscure, dans les Méditations, et que c'est de là qu'elle a passé dans les Principes, article 5: «Ignoramus enim an forte «nos tales creare voluerit (Deus) ut semper fallamur etiam in his quæ <«< nobis quam notissima apparent. » Une pareille incertitude, ne tombant plus sur telle ou telle de nos opinions ni même sur toutes, mais sur nos facultés naturelles elles-mêmes, est évidemment irremédiable. En effet, avec quoi pourrions-nous nous guérir de nos erreurs, si nous n'avons que des facultés naturellement incapables de vérité? Dieu lui-même ne pourrait plus nous redresser, car il ne peut venir à notre aide qu'au moyen et dans la mesure de nos facultés; et, si ces facultés sont naturellement vicieuses, elles vicieraient jusqu'aux enseignements de Dieu. Comme le dit profondément Leibnitz, même quand on n'admettrait pas Dieu, un tel doute sur la puissance naturelle de nos facultés n'est pas permis, et on ne détruirait pas ce doute en admettant l'existence de Dieu. Tout ce passage de Leibnitz est admirable et doit être cité : «Page 34. Si semel jure moveri possit hæc dubitatio (an non ad er«randum etiam in evidentissimis facti simus), insuperabilis prorsus <«< futura sit etiam ipsi Cartesio, cui licet evidentissima afferenti semper

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<«< obstaret.... Sciendum est nec Deo negato hanc dubitationem poni, «pec admisso tolli. Nam etsi deus nullus esset, modo tunc possibile « maneret nos existere, non ideo minus essemus capaces veri; et licet «< concedatur esse deum, non ideo sequitur non existere creaturam falli<< bilem atque imperfectam, etc. » Ici Leibnitz a raison. Mais hâtons-nous d'ajouter qu'il combat contre une ombre, contre une apparence, contre une phrase, et une seule, qui n'a pas toute la portée qu'il lui attribue. Descartes suppose que jusqu'alors il s'est trompé sur toutes choses, que toutes ses opinions sont fausses ou douteuses, ce qui est à peu près la même chose; il suppose même que nous pourrions bien rêver quand nous croyons être éveillés, qu'un malin et puissant génie pourrait bien se complaire à nous faire voir la nature extérieure tout autrement qu'elle n'est: il en conclut qu'il est sage de douter de tout. Il va jusque-là, mais il ne va pas plus loin; et, si on excepte la phrase citée à laquelle s'est attaché Leibnitz, nulle part il ne met en question notre capacité naturelle d'arriver à la vérité, car autrement toute recherche serait parfaitement inutile. Répétons-le bien, si, dans les Méditations et dans les Principes, il y a quelques mots qui semblent indiquer un tel doute, ces mots excèdent la pensée même de Descartes, comme il est facile de s'en convaincre en lisant attentivement les passages suivants du Discours de la méthode.

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En se condamnant provisoirement au doute universel, Descartes ne fait pas autre chose que suivre le premier précepte de sa méthode. Laissons-le parler lui-même : « Ce premier précepte estoit (page 20 de la « 1TM édition, de 1637) de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie « que je ne la connusse évidemment estre telle; c'est-à-dire d'éviter soi«gneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien « de plus en mes jugements que ce qui se présenteroit si clairement et si << distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le « mettre en doute. » Pour se conformer à ce premier précepte, voulant 'établir des principes certains de philosophie, et « cela étant la chose du « monde la plus importante et là où la précipitation et la prévention « estoient le plus à craindre» (page 23), il s'y prépara « en déracinant « de son esprit toutes les mauvaises opinions qu'il y avoit reçues avant « ce temps-là (ibid.)» «J'avois dès longtemps remarqué, dit-il page 32, « que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sçait estre fort incertaines, tout de même que si elles étaient in« dubitables; mais pour ce qu'alors je desirois vacquer seulement à la recherche de la vérité, je pensay qu'il falloit que je fisse tout le contraire, « et que je rejettasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais

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<«< imaginer le moindre doute, affin de voir s'il ne resteroit point après cela quelque chose en ma créance qui fust entièrement indubitable. Ainsi, « à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avoit aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer : << et pour ce qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, << mesme touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j'étois sujet à faillir autant qu'un autre, je «rejettai comme fausses toutes les raisons que j'avois prises auparavant « pour démonstrations; et enfin considérant que toutes les mesmes pen«sées que nous avons estant éveillés nous peuvent aussi venir quand <«< nous dormons, sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je « me résolus de feindre que toutes les choses qui m'estoient jamais << entrées en l'esprit n'estoient non plus vraies que les illusions de mes « songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulois <«< ainsi penser que tout estoit faux, il falloit nécessairement que moi « qui le pensois je fusse quelque chose, et remarquant que cette vérité : « Je pense, donc je suis, estoit si ferme et si assurée, que toutes les plus «<extravagantes suppositions des sceptiques n'estoient pas capables de «l'esbranler, je jugeai que je pouvois la recevoir sans scrupule pour « le premier principe de la philosophie que je cherchois. >>

Cette citation nous amène à faire connaître et à examiner les remarques de Leibnitz sur le fameux enthymème cartésien: Je pense, donc je suis.

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Nous croyons avoir démontré ailleurs (1 série, t. I, p. 27-35; t. IV, p. 66 et 67, 474-477, 512-513; t. V, p. 213-217) que cet enthymème n'est point un syllogisme, que le donc n'exprime pas un lien logique, mais la succession rapide ou plutôt la simultanéité de la perception de la pensée et de la conception de l'être pensant. Je pense, donc je suis, est une vérité primitive qui relève de la psychologie et non pas de la logique, ou du moins qui appartient à cette logique naturelle du genre humain dont nous avons déjà parlé, si différente de la logique artificielle des écoles. Celle-ci, dont le syllogisme est l'instrument ordinaire, a ce caractère de partir d'un principe général pour arriver à une conclusion particulière ou moins générale. Descartes et le genre humain procèdent tout autrement. Descartes va du particulier au général, ou plutôt, sur le point en question, il va du particulier au particulier; tout ici est particulier, rien n'est général; tout est concret, rien n'est abstrait. La conscience aperçoit directement la pensée, et, bien entendu, une pensée particulière quelle qu'elle soit; et cette pensée particulière directement aperçue, nous concevons en

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même temps l'être particulier qui en est le sujet, l'âme, le moi, c'est-àdire ce qu'il y a au monde de plus particulier, le type même de toute individualité. Ce procédé naturel de l'esprit, le même dans tous les hommes, commun au savant et à l'ignorant, et qui est un fait humain incontestable, est pour Descartes la première vérité et par conséquent le premier principe de sa philosophie. Ce principe, il l'exprime, comme nous l'avons vu dans le Discours de la Méthode, avec la plus parfaite simplicité et sans aucun appareil de logique. Dans les Méditations il le rappelle presque dans les mêmes termes, bien qu'en y insistant davantage. Mais, ni dans la Méthode, ni dans les Méditations, il ne décrit avec netteté le procédé qu'il emploie : il marche sans dire comment il marche; il fait de la psychologie sans dire et sans trop savoir qu'il en fait. Ce sont ses adversaires qui, en attaquant le principe fondamental de sa philosophie, le forceront à l'expliquer et à mettre en lumière le procédé auquel il le doit. Il est curieux de voir, dans l'ample Recueil des Objections aux Méditations et Réponses, le nouveau philosophe faisant face aux adversaires les plus dissemblables, et se défendant avec une fermeté incomparable et une rare souplesse, maintenir et développer le vrai caractère de son enthymème, mais quelquefois aussi l'altérer un peu pour l'accommoder aux préjugés dominants. Il est impossible, par exemple, de mieux exposer que dans les deux passages suivants la manière dont l'esprit humain acquiert les vérités primitives, et de mieux convaincre d'erreur les habitudes de la syllogistique transportées dans la psychologie.

I. Réponse aux secondes Objections. (Voyez notre édition française, t. I, p. 427.) « Cum advertimus nos esse res cogitantes, prima quædam notio «est quæ et nullo syllogismo concluditur; neque etiam cum quis dicit, « ego cogito, ergo sum sive existo, existentiam ex cogitatione per syllogis<< mum deducit, sed tanquam rem per se notam simplici mentis intuitu agnoscit, ut patet ex eo quod si eam per syllogismum deduceret, no«< visse prius debuisset istam majorem illud omne quod cogitat est «sive existit; atqui profecto ipsam potius discit ex eo quod apud se « experiatur fieri non posse ut cogitet nisi existat; ea enim est natura <«< nostræ mentis ut generales propositiones ex particularium cognitione « efformet. >>

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«II. Ex eo quod dico: cogito, ergo sum, auctor instantiarum colli«git me hanc majorem supponere, qui cogitat est, atque ita me jam « aliquod præjudicium induisse. Qua in re præjudicii voce iterum abutitur. Etsi enim enunciatio illa ita nuncupari queat, cum sine << attentione profertur, aut ideo tantum vera esse creditur quia talis antea

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«judicata fuit, præjudicium tamen, cum expenditur, appellari non « debet; propterea quod animo tam evidens appareat ut ab ea credenda « sibi temperare nequeat, cum forte de illa tum primum cogitare incipiat, << ac proinde mentem præjudicio imbutam nondum habeat. Sed præci«puus istius auctoris in hac materia error hic est, quod enunciationum << particularium cognitionem semper ex universalibus, secundum syllogis<< morum dialecticæ ordinem, deducendam esse supponat. Qua in re «< se quomodo veritas indaganda sit ignorare prodit. Constat enim inter « omnes philosophos ad eam inveniendam initium semper a notionibus particularibus fieri debere, ut postea ad universale accedatur, quam<< vis etiam reciproce, universalibus inventis, aliæ particulares inde de<< duci queant. Ita si puer in geometria elementis instituendus esset, <«hoc primum generale, si ab æqualibus æqualia demas quæ rema<«<nent erunt æqualia, aut totum singulis suis partibus majus est, non <«< capiet, nisi particularibus exemplis illustretur. Ad quod cum non <<< attenderet iste autor, in tot paralogismos incidit, quibus libri sui mo«lem auxit. Passim enim majores finxit, eas mihi tribuit, quasi verita«tes quas explicui inde deduxissem. (Epistola in qua ad Epitomen «præcipuarum Petri Gassendi instantiarum respondetur.- Edit. franc., «t. II, p. 305.) »

Cette admirable réponse est déjà un peu gâtée par ce qui suit: « Ibid. Secunda instantia hæc est: ad sciendum nos cogitare, quid cogi« tatio sit præcognoscere oporteret; id autem me ignorare, quia omnia «<negavi. Sed præjudicia tantum negavi, non vero notiones (qualis est << hæc) quæ absque ulla affirmatione aut negatione cognoscuntur. » Il semble que Descartes admet qu'avant la connaissance de cette vérité : Je pense, donc je suis, nous savions déjà ce que c'est que penser, opinion peu conforme à la théorie si nettement exposée dans les deux passages précédents. Il aurait dû hardiment soutenir que nous n'apprenons ce que c'est que penser qu'en apprenant que nous pensons, et que cette vérité particulière, je pense, est la source de la notion générale de la pensée. Supposer que nous avons cette notion avant la conscience de notre pensée est une inconséquence qui ne va pas à moins qu'à enlever au principe cartésien son titre de principe primitif et à ruiner le caractère de la philosophie nouvelle. En reconnaissant antérieurement à son enthymème des notions « quæ absque ulla affirmatione aut negatione « cognoscuntur, >> Descartes rentre dans le vague et les ténèbres de l'ancienne métaphysique.

Voici maintenant un passage qui contient à la fois le vrai et le faux, et peint à merveille la situation de Descartes cherchant à apai

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