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mémoire, il rajeunissait, par la nouveauté de ses vues, l'appréciation en apparence usée des discours où la démocratique cité d'Athènes a célébré patriotiquement la gloire anonyme de ses guerriers tombés sur le champ de bataille; où l'aristocratie romaine s'est décerné à elle-même, dans la personne de quelques patriciens, de quelques dames de haut parage, un hommage officiel; où, chez nous, particulièrement au xvII° siècle, les interprètes les plus accrédités, les plus renommés de la parole sainte, au milieu des pompes chrétiennes du trépas, ont proclamé sur le cercueil des rois, des princes, des grands, des hommes illustrés dans la guerre, le gouvernement, la magistrature, les hautes charges de l'État, le néant des choses d'ici-bas; où enfin, au siècle suivant, à une tribune tout humaine, le génie non-seulement du politique et du guerrier, mais du savant, du philosophe, de l'orateur, du poëte, de l'artiste, est devenu un sujet élevé d'exercice et de lutte pour le talent d'écrire. L'auteur de l'Essai sur l'oraison funèbre ne se bornait pas à recommencer, en la renouvelant avec bonheur, cette revue déjà faite par d'autres écrivains, que lui-même n'a pas négligé de rappeler, notamment par ce panégyriste si souvent applaudi, dont le titre le plus recommandable est précisément son Essai sur les éloges. Il comblait une lacune considérable qui dépare cet ouvrage en faisant connaître par de judicieuses analyses, par de vives traductions, ces louanges, d'un caractère à part, que les Pères de l'Église naissante, un saint Grégoire de Nazianze, un saint Grégoire de Nysse, un saint Ambroise, adressaient en son nom quelquefois à des princes qui lui avaient été secourables, plus souvent à de saints évêques qui, dans le cours d'un long et glorieux apostolat, l'avaient enseignée et gouvernée, plus souvent encore à des membres. obscurs de la communauté chrétienne, dont les humbles vertus, simplement rappelées, devenaient pour les fidèles un efficace enseignement, l'objet d'une vertueuse émulation.

C'est par ces oraisons funèbres des premiers siècles du christianisme que M. Villemain, à la curiosité savante duquel ne suffisaient déjà plus les temps classiques de la Grèce et de Rome, qui avait également épuisé les œuvres principales des âges récents, fut attiré vers l'étude d'une littérature intermédiaire, moitié ancienne par la langue, moitié moderne par les idées, dont l'originalité le charma, le captiva, et qui est restée une de ses plus vives préoccupations. Il avait entrepris d'en écrire l'histoire; mais des obstacles de diverses sortes ne lui permirent pas de persister dans ce grand dessein. Il dut se réduire à comprendre dans ses Mélanges, publiés en 1823 et en 1827, et reproduits bien des fois depuis, des fragments de son œuvre interrompue. Ces fragments

n'étaient effacés par aucun des morceaux déjà célèbres dans la compagnie desquels ils paraissaient. Le talent du critique et de l'écrivain semblait plutôt y grandir. Ils obtinrent tout d'abord un succès qui ne s'est jamais démenti, et qu'expliquent, avec les rares et solides mérites dont ils brillent, les circonstances favorables qui les ont accueillis, l'opportunité de leur venue.

On était alors, en ce qui regarde les lettres, avide d'une nouveauté qui se rencontrait dans ces écrits, que personne, jusqu'à ce moment, ou presque personne, n'avait regardés d'un point de vue absolument littéraire. Dans la gravité religieuse du xvir° siècle, il eût semblé profane d'y chercher autre chose que les explications consacrées, la tradition de la foi chrétienne. La légèreté sceptique du xvur siècle les avait, au contraire, enveloppés dans un même dédain avec la religion même qu'ils interprétaient. Si, à l'une ou à l'autre époque, on les avait recommandés dans des ouvrages de critique, c'était comme pouvant servir aux études, fournir aux inspirations des prédicateurs. Tel est le sens des éloges que leur donnent, en passant, dans les Dialogues sur l'éloquence et la Lettre à l'Académie française, dans le Traité des études, dans l'Essai sur l'éloquence de la chaire, Fénelon, qui les célèbre avec la chaleur d'un lecteur assidu; Rollin, à la pieuse littérature duquel ils n'étaient pas restés étrangers; Maury, qui leur accorde, comme par convenance, et, on le dirait, sur la foi d'autrui, une vague et froide mention. A plus forte raison ont-ils dû être considérés de même dans le cours d'éloquence sacrée professé pendant de longues années, à dater de 1815, par un docteur de la faculté de théologie de Paris, feu M. l'abbé Guillon, et reproduit depuis, de 1824 à 1828, dans les vingt-cinq volumes de sa Bibliothèque choisie des Pères de l'Église grecque et latine. Un peu auparavant, le court chapitre consacré aux Pères de l'Église dans le Génie du christianisme, les quelques scènes où ils figurent dans les Martyrs, n'avaient qu'effleuré le sujet sérieusement abordé par M. Villemain. On peut dire qu'il a été le premier à qui la liberté respectueuse de son temps ait permis de voir dans ces monuments, en partie dépouillés de leur caractère théologique, et comme sécularisés, une forme singulière, piquante, merveilleuse, de la pensée et de la parole humaines.

Une autre cause d'intérêt, c'était que cette espèce de découverte, cette espèce de révélation, pour la plupart des lecteurs, du moins, d'une éloquence sans modèle, produite tout à coup, dans la décadence de l'ancien monde, au sein de sociétés ruinées par le vice, de langues fatiguées, vieillies, faussées par le mauvais goût, pénétrées par la barbarie; c'était, dis-je, que l'exposition érudite, ingénieuse, attachante,

d'un fait si curieux et jusque-là si négligé, mettait en grande évidence un principe qui alors commençait à prévaloir dans la critique. Rien n'était plus propre à établir, ce dont on cherchait, dont on trouvait partout, dans l'histoire littéraire, la démonstration: que les littératures ne se développent point d'une manière uniforme d'après les lois générales de l'esprit humain; qu'elles reçoivent, des idées et des sentiments qui dominent à chaque époque, des mœurs et des institutions particulières à chaque peuple, l'esprit de vie qui les anime, leur caractère, leur physionomie propres.

Enfin, un grand mouvement poussait en ce temps au renouvellement hardi de l'histoire, non-seulement par une étude nouvelle de ses documents originaux, mais par la recherche curieuse de ce qui les confirme et quelquefois les supplée, de ces témoignages, de ces dépositions. involontaires que recèlent la législation, la littérature, la poésie même et les arts. Dans une telle disposition, on devait accueillir avec empressement, avec faveur, ce que les ouvrages des Pères avaient pu livrer aux investigations habiles d'un esprit pénétrant, de faits encore peu remarqués, peu connus, propres à faire comprendre l'état du monde à l'avénement du christianisme, dans la plus grande crise qu'ait traversée l'humanité.

Voilà par quoi furent conciliés tant de suffrages à ces beaux chapitres où M. Villemain, désespérant de pouvoir, comme il l'avait voulu, exposer l'histoire entière de la littérature chrétienne aux premiers siècles de l'Église, en retraçait du moins la plus grande, la plus brillante époque; ces chapitres, dans lesquels il développait le Tableau de l'éloquence chrétienne au Ive siècle, ou, pour parler moins modestement, le tableau sinon complet, du moins bien riche, de ce qu'a exprimé cette éloquence, de la lutte morale dans laquelle s'est transformée l'antique société et a commencé la société nouvelle.

Dans l'édition de ses œuvres que publie M. Villemain, non sans les revoir, avec toute la sévérité de son goût, sans ajouter à leurs mérites par les ressources inépuisables de son talent' il a fait de ces morceaux, auparavant dispersés dans plusieurs volumes de Mélanges, la matière d'un volume à part. Ce n'est pas assez dire par l'ordre régulier dans lequel ils sont rangés, par les développements considérables qu'ils ont reçus, par les additions importantes qui les complètent, ils ont cessé d'être les fragments d'un ouvrage interrompu, ils forment désormais un livre,

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Voyez, sur la distribution nouvelle des œuvres de M. Villemain dans cette édition, notre cabier de décembre 1849, p. 764.

auquel l'unité plus visible du sujet, la correspondance, l'achèvement des parties, l'abondance fort accrue des détails, donnent, malgré les publications antérieures, le caractère d'une nouveauté.

L'auteur y expose d'abord, dans un chapitre étendu, plein de faits curieux, assemblés savamment et spirituellement commentés, le déclin des croyances du paganisme, ruinées à Rome, leur siége principal, par les hardiesses des philosophes et les inventions des poëtes, par la chute des institutions de la République, auxquelles elles étaient associées, par leur mélange avec de grossières, d'impures superstitions importées de l'Orient, avec les scandaleuses apothéoses des Césars, par les efforts mêmes du pouvoir pour conserver en elles un instrument commode de gouvernement, par la corruption progressive et l'esprit d'incrédulité qui des hautes classes de la société avaient passé au peuple entier. Il suit parallèlement les fortunes diverses de ces croyances dans les principales provinces de l'empire, et ne néglige pas d'en marquer le rapport avec les religions des peuples barbares, des grandes nations que n'enfermaient pas les limites du monde romain. Il énumère enfin et caractérise les sectes nombreuses entre lesquelles se partageait, sans s'altérer essentiellement, la religion qui, au sein d'un polythéisme universel, avait conservé la notion de l'unité de Dieu, et de laquelle allait sortir la foi appelée à régénérer le monde.

Un second chapitre, non moins remarquable, contient l'éloquente peinture du progrès caché, de l'invasion rapide des pures et tendres vertus du christianisme à travers la corruption et l'inhumanité de la société antique on les voit qui pénètrent les mœurs publiques, et amollissent jusqu'à cette noble mais âpre philosophie, qui seule, en ces temps malheureux, pouvait leur disputer la conquête des âmes opprimées par le despotisme et fatiguées du vice. M. Villemain s'étonne, à ce sujet, que les Antonins, si voisins de l'Evangile par des sentiments d'humilité et de charité, qui, avant Épictète, avaient été complétement ignorés du stoïcisme, au lieu de suivre trop docilement, dans des per sécutions nouvelles, la routine de la tyrannie impériale, n'aient pas eux-mêmes passé, avec la foule séduite, au christianisme, et raffermissant par lui l'empire chancelant, prévenu d'un siècle la révolution opérée par Constantin. Ici trouve sa place naturelle le souvenir des belles apologies adressées par saint Justin, par le philosophe Athénagoras à Antonin et à Marc-Aurèle. Elles sont comme une introduction à ces monuments de l'éloquence chrétienne dans le v° siècle, objet spécial du livre, et qui vont seuls désormais attacher le lecteur.

M. Villemain consacre un troisième chapitre, d'un autre caractère,

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dont les riches couleurs contrastent avec la spirituelle érudition du premier et la touchante gravité du second, à une vue générale de son sujet i en fait comprendre la grandeur, la variété, l'originalité piquante, l'intérêt à la fois littéraire, moral et historique ; il annonce ainsi sous quels points de vue divers, et, il a le droit de le dire, quelquefois tout à fait nouveaux, il doit le considérer, y cherchant tantôt l'accent d'une éloquence qui ne s'était point encore fait entendre aux hommes, tantôt la victoire d'une croyance sublime sur des philosophies rivales et des passions ennemies, tantôt la figure changeante du monde, aux mille aspects, agité par ce grand débat. Mais laissons-le parler lui-même dans un passage qu'il faut citer tout entier, bien qu'un peu étendu, comme l'expression la plus fidèle et la plus vive du dessein qu'il s'est proposé, de l'esprit dont il a voulu, dont il a su animer son œuvre.

Le iv° siècle est la grande époque de l'Église primitive et l'âge d'or de la littérature chrétienne. Dans l'ordre social, c'est alors que l'Église se fonda et devint une puissance publique; dans l'éloquence et les lettres, c'est alors qu'elle produisit ces sublimes et brillants génies qui n'ont eu de rivaux que parmi les orateurs sacrés de la France au XVII siècle. Que de grands hommes, en effet, que d'orateurs éminents ont rempli l'intervalle d'Athanase à saint Augustin! Quel prodigieux mouvement d'esprit dans tout le monde romain! Quels talents déployés dans de mystiques débats! Quel pouvoir exercé sur la croyance des hommes ! Quelle transformation de la société tout entière, à la voix de cette religion qui passe des catacombes sur le trône des Césars, qui dispose du glaive, après l'avoir émoussé par ses martyrs, et n'est plus ensanglantée que par ses propres divisions!

Dans nos temps modernes, et surtout dans la France au xvir siècle, le christianisme était en quelque sorte aidé par la civilisation, s'épurait avec elle et brillait de la même splendeur que les arts. Nos orateurs sacrés du XVII' siècle sont soutenus, sont inspirés par tous les génies qui les entourent. Ils réfléchissent dans leur langage cet éclat de magnificence et de politesse qu'ils reprochent à la cour de Louis XIV; ils en sont eux-mêmes revêtus et parfois éblouis. Si Bossuet prédomine par la grandeur et l'enthousiasme, on sent cependant qu'il est nourri des mêmes pensées que ses contemporains, qu'il appartient à l'heureuse fécondité de la même époque.

Mais, dans le Iv siècle, la sublimité de l'éloquence chrétienne semble croître et s'animer en proportion du dépérissement de tout le reste. C'est au milieu de l'abaissement le plus honteux des esprits et des courages, c'est dans un empire gouverné par des eunuques, envahi par les barbares, qu'un Athanase, un Chrysostome, un Ambroise, un Augustin font entendre la plus pure morale et la plus haute éloquence. Leur génie seul est debout, dans la décadence de l'empire. Ils ont l'air de fondateurs, au milieu des ruines. C'est qu'en effet ils étaient les architectes de ce grand édifice religieux qui devait succéder à l'empire romain.

Il ne peut être sans intérêt de recueillir quelques traits du génie de ces hommes, en examinant, sous un point de vue philosophique et moral, ce qui n'a été trop souvent qu'un objet d'apothéose ou d'ironie. Il serait surtout curieux de confronter avec leur temps, de replacer au milieu des passions et des idées du Iv° siècle, ces hommes qui, dans l'histoire officielle de l'Église, n'apparaissent que comme les témoins impassibles d'une invariable tradition.

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