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Elle demanda alors aux comtes de Shrewsbury et de Kent qu'il fût pardonné à son secrétaire Curle, et que ses serviteurs et ses femmes fussent admis à la voir mourir. Le comte de Kent objecta que ce n'était point la coutume de laisser assister des femmes à de pareils spectacles, et craignit qu'elles ne causassent du trouble par leurs cris et peut-être du scandale en voulant tremper leurs mouchoirs dans son sang1. «My« lord, lui répondit Marie, je vous engage ma parole qu'ils ne feront «rien de semblable à ce que vous venez de dire. Hélas! ces pauvres « àmes, elles seront contentes de prendre adieu de moi. Et je suis sûre « que votre maîtresse, qui est une reine vierge, ne refuserait pas à une « autre reine d'avoir ses femmes pour l'assister au moment de la mort. <«< Elle ne peut pas vous avoir donné des ordres aussi rigoureux. Elle me «< concéderait plus, même si j'étais une personne de moindre rang; et «pourtant, Mylords, vous savez que je suis la cousine de votre reine. «Certainement vous ne me refuserez pas cette dernière demande. «Mes pauvres filles ne désirent rien, que de me voir mourir 2.» Les deux comtes, après avoir conféré un instant entre eux, lui accordèrent ce qu'elle souhaitait, et Marie put appeler auprès d'elle quatre de ses serviteurs et deux de ses femmes. Elle désigna Bourgouin, son médecin, Gorion, son pharmacien, Gervais, son chirurgien, Didier, son sommelier, Jeanne Kennedy et Elpeth Curle, celles des jeunes filles attachées à sa personne qu'elle aimait le mieux 3. On les fit descendre, et la reine, suivie d'André Melvil, qui portait la queue de sa robe, monta sur l'échafaud avec la même aisance et la même dignité que si elle était montée sur un trône.

Cet échafaud avait été dressé dans la salle basse du château de Fotheringay. Il avait deux pieds et demi de hauteur et douze pieds carrés d'étendue. Il était couvert de frise noire d'Angleterre, ainsi que le siége, le coussin et le billôt gù Marie devait s'asseoir, s'agenouiller et recevoir le coup fatal. Elle prit place sur ce siége lugubre sans changer de couleur, et sans rien perdre de sa grâce et de sa majesté accoutumées, ayant à sa droite les comtes de Shrewsbury et de Kent assis, à sa gauche le shériff debout, en face les deux bourreaux, vêtus de velours noir, à peu de distance, le long du mur, ses serviteurs; et, dans le reste de la salle, retenus par une barrière que Paulet gardait avec ses soldats, environ deux cents gentlemen et habitants du voisinage, admis

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A Reporte of the manner of the execution, etc., dans Ellis, t. III, 2' série, p. 114, et la Mort de la royne d'Escosse, etc., dans Jebb, t. II, p. 635. Ibid.; Ellis, p. 114. et Jebb, p. 635-636. -3 Ibid. 4 A Reporte of the manner of the execution, elc., dan's H. Ellis, p. 114-115; et la Mort de la royne d'Escosse, etc., dans Jebb, p. 636.

dans le château, dont on avait fermé les portes'. Robert Beale lut alors la sentence, que Marie écouta en silence, et si profondément recueillie en elle-même, qu'elle semblait étrangère à ce qui se passait2. Lorsque Beale eut achevé de lire, elle fit le signe de la croix et dit d'une voix ferme3: « Mylords, je suis née reine, princesse souveraine et non sujette aux «<lois, proche parente de la reine d'Angleterre et sa légitime héritière. Après avoir été longuement et injustement détenue prisonnière en ce « pays, où j'ay beaucoup enduré de peine et de mal, sans qu'on eût <«< aucun droit sur moy, maintenant, par la force et soubs la puissance << des hommes, preste à finir ma vie, je remercie mon Dieu d'avoir per« mis que je meure pour ma religion et devant une compagnie qui sera << témoing que, bien près de ma mort, j'ay protesté comme je l'ai tou«jours fait, soit en particulier, soit en public, de n'avoir jamais rien <«< inventé pour faire périr la reine, ni consenti à rien contre sa personne.» Elle se défendit ensuite de lui avoir porté aucun sentiment de haine et rappela qu'elle avait offert, pour obtenir sa liberté, les conditions les plus propres à la rassurer et à prévenir des troubles en Angleterre 3.

Après ces paroles données à sa justification, elle se mit à prier. Alors le docteur Fletcher, doyen protestant de Peterborough, que les deux comtes avaient amené avec eux, s'approcha d'elle, et voulut l'exhorter à mourir. «Madame, lui dit-il, la reine, mon excellente sou« veraine, m'a envoyé par devers vous... » Marie, l'interrompant à ces mots, lui répondit : « Monsieur le doyen, je suis ferme dans l'ancienne « religion catholique romaine, et j'entends verser mon sang pour elle. » Comme l'obstiné doyen insistait avec un fanastime indiscret, l'engageant à renoncer à sa croyance, à se repentir, à ne mettre sa confiance qu'en Jésus-Christ seul, parce que seul il pouvait la sauver, elle le repoussa d'un accent résolu, lui déclarant qu'elle ne voulait pas l'entendre, et lui ordonnant de se taire. Alors les comtes de Shrewsbury

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'Jebb, p. 636, et Ellis, p. 115. «During the reading of which commission, the Queene of Scots was silent, listening unto it with as small regarde as if it had « not concerned her at all; and with as cheerfull a contenance as if it had been a « pardon from her majestie for her life.» A Reporte of the manner of the execution, etc., dans Ellis, t. III, p. 115. 3 « La sentence ou commission achevée de lire, Sa Majesté faict le signe de la croix, comme elle avoit faict le jour auparavant, et, avec « une joyeuse contenance, le visage en sa vive et naïfve couleur, la veue et le re«gard asseuré, sans changement aucun, sa beauté plus apparente que jamais, d'une constance esmerveillable, et majesté accoustumée avec une parolle ferme et belle gravité commença à dire.» La Mort de la royne d'Escosse, dans Jebb, p. 636. Ibid., p. 636-637. Ibid., A Reporte of the manner of the exccu-. tion, etc., Ellis, p. 115. Ibid., et Jebb, p. 637.

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p. 637.

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et de Kent lui dirent : « Nous désirons prier pour Votre Grâce, afin «< que Dieu éclaire votre cœur à votre dernière heure, et que vous <«< mouriez ainsi dans la vraie connaissance de Dieu.» «Mylords, ré«<pondit Marie, si vous voulez prier pour moi, je vous en remercie, «mais je ne saurais m'unir à vos prières, parce que nous ne sommes « pas de la même religion 1.» La lutte entre les deux cultes, qui avait duré toute sa vie, se prolongea jusque sur son échafaud.

Le docteur Fletcher se mit à lire la prière des morts selon le rit anglican 2, tandis que Marie récitait en latin les psaumes de la pénitence et de la miséricorde, et embrassait avec ferveur son crucifix. «Madame, lui dit durement le comte de Kent, il vous sert peu d'avoir <«en la main cette image du Christ, si vous ne l'avez gravée dans le « cœur 3. » « — Il est malaisé, lui répondit-elle, de l'avoir en la main sans que le cœur en soit touché, et rien ne sied mieux au chrétien « qui va mourir que l'image de son rédempteur . »

Lorsqu'elle eut achevé, à genoux, les trois psaumes Miserere mei, Deus, etc.; In te, Domine, speravi, etc.; Qui habitat in adjutorio 3, elle s'adressa à Dieu en anglais, et le supplia de donner la paix au monde, la vraie religion à l'Angleterre, la constance à tous les persécutés, et de lui accorder à elle-même l'assistance de sa gràce et les clartés de l'Esprit-Saint, à cette heure suprême. Elle pria pour le pape, pour l'Église, pour les monarques et les princes catholiques, pour le roi son fils, pour la reine d'Angleterre, pour ses ennemis; et, se recommandant elle-même au sauveur du monde, elle finit par ces paroles : « Comme <«tes bras, Seigneur Jésus-Cbrist, étaient étendus sur la croix, reçois<< moi de même entre les bras étendus de ta miséricorde?!» Sa piété était si vive, son effusion si touchante, son courage si admirable, qu'elle avait arraché des larmes à presque tous les assistants .

La prière finie, elle se releva. Le terrible moment était arrivé, et le bourreau s'approcha d'elle pour l'aider à se dépouiller d'une partie de ses vêtements; mais elle l'écarta et dit en souriant qu'elle n'avait jamais eu de pareils valets de chambre. Elle appela Jeanne Kennedy et Élisabeth Curle, qui étaient restées pendant tout ce temps à genoux 10 au

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1 Ellis, p. 115. - Ibid., p. 115-116, et Jebb, p. 637-638.- La Mort de la royne d'Escosse, etc., dans Jebb, p. 637. — Martyre de Marie Stuart, etc., dans Jebb, t. II, p. 307, et aussi Vita Marie Stuarte, Scotia reginæ, etc., scriptore Georgio Conæo, Scoto, dans Jebb, t. II, p. 47.- La Mort de la royne d'Escosse, etc., dans Jebb, p. 638. Ibid. — Ibid., et l'Histoire de l'incomparable royne Marie Stuart, par Nicolas Causin, dans Jebb, t. II, p. 100. 8 Ibid., p. 638. Ibid., p. 539.

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10 Ibid., p. 636.

pied de l'échafaud, et elle commença à se déshabiller avec leur aide, ajoutant qu'elle n'avait pas coutume de le faire devant tant de monde1. Les deux désolées jeunes filles lui rendaient ce triste et dernier office en pleurant. Elle arrêtait l'explosion de leur douleur en mettant son doigt sur leur bouche, et en leur rappelant qu'elle avait promis en leur nom qu'elles montreraient plus de force2. Loin de pleurer, réjouissez-vous, leur disait-elle; je suis bien heureuse de sortir de ce monde et pour une aussi bonne cause3. Lorsqu'elle eut déposé son manteau, ôté son voile, ne conservant qu'une jupe de taffetas velouté rouge, elle s'assit sur son siége et donna sa bénédiction à tous ses serviteurs qui pleuraient. Le bourreau lui demanda pardon à genoux. Elle répondit qu'elle l'accordait à tout le monde. Elle embrassa alors Élisabeth Curle et Jeanne Kennedy, les bénit en faisant le signe de la croix sur elles, et, après que Jeanne Kennedy lui eut bandé les yeux, elle leur ordonna de s'éloigner, ce qu'elles firent en sanglotant®.

En même temps elle se jeta à genoux d'un grand courage, et tenant toujours le crucifix entre ses mains, elle tendit le cou au bourreau. Elle disait à haute voix et avec le sentiment de la plus ardente confiance : « Mon Dieu, j'ai espéré en vous, je remets mon âme entre vos mains. » Elle croyait qu'on la frapperait comme en France dans une attitude droite et avec le glaive". Les deux maîtres des hautes œuvres l'avertirent de son erreur et l'aidèrent à poser sa tête sur le billot, sans qu'elle cessât de prier. L'attendrissement était universel à la vue de cette lamentable infortune, de cet héroïque courage, de cette divine douceur. Le bourreau lui-même était ému et la frappa d'une main mal assurée. La hache, au lieu d'atteindre le cou, tomba sur le derrière de la tête et la blessa, sans qu'elle fît un mouvement, sans qu'elle proférât une plainte. Au second coup seulement, le bourreau lui abattit la tête, qu'il montra en disant : «Dieu sauve la reine Élisabeth".

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p. 100.

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Jebb, t. II. p. 639. — Ibid., et Ellis, t. III, p. 116-117. - Ibid. — p. 640. Ibid., p. 100, la Vie de l'incomparable Marie Stuart, etc. - Jebb, 308, le Martyre de la royne d'Escosse et la Vie de l'incomparable Marie Stuart, 7 Jebb, p. 640 et p. 308. « Et sur ce l'exécuteur frappa de sa hache, mais faillant à trouver sa jointure luy donna un grand coup sur le chi«gnon du col, mais ce que fut digne d'une constance non pareille est que l'on « ne vit remuer aucune partie de son corps, ny pas seulement jeter un souspir. Le prochain coup fut justement sur le premier, par lequel la teste fut tranchée du corps. » Le vrai rapport sur l'exécution de la reine d'Escosse, etc., ms. de la Bibl. nat., fonds de Harlay Saint-Germain, n° 222, t. II, fol. 30 et suiv.; Ellis, p. 117. Jebb, p. 641; Ellis, p. 117: « He lift up her head to the view of all the assembly and bad God save the Queen.

<«<rissent tous ses ennemis, ajouta le docteur Fletcher1. » Une seule voix se fit entendre après la sienne: et dit: Amen. C'était celle du sombre comte de Kent2.

Un drap noir fut jeté sur ses restes3. Les deux comtes ne laissèrent point, selon l'usage, au bourreau, la croix d'or qu'elle avait à son cou, les chapelets qui pendaient à sa ceinture, ni les vêtements qu'elle portait au moment de mourir, de peur que, rachetées par ses serviteurs, ces dépouilles chères et vénérées ne fussent transformées en reliques. Ils les brulèrent. Ils mirent le plus grand soin à empêcher qu'on ne conservât rien de ce qui avait été taché de son sang, dont ils firent disparaître toutes les traces. Au moment où on releva le corps pour le transporter dans la chambre de cérémonie du château, afin de l'y embaumer, on aperçut le petit chien favori de Marie qui s'était glissé sous le manteau, entre la tête et le cou de sa maîtresse morte. Il ne voulait pas quitter cette place sanglante, et il fallut l'en arracher. Le corps de la reine d'Écosse, après qu'on en eut enlevé les entrailles, qu'on enterra secrètement, fut embaumé avec assez peu de respect, enveloppé d'un linceul ciré, et mis dans une bière, laissé à l'abandon, jusqu'à ce que Élisabeth fixât le lieu où il devait être déposés.

Pendant plusieurs heures les portes du château restèrent fermées, et personne n'en put sortir qu'après le départ de Henri Talbot', fils du grand maréchal Shrewsbury, qui en porta à Élisabeth le récit rédigé par Beale1o et signé des deux comtes ainsi que des principaux témoins 11. Parti dans la journée du 8, il arriva le lendemain matin à Greenwich

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Then M' Dean said with a lowde voice, so perish all the Queene's enemyes!» Ellis, p. 117; Jebb, p. 101. — «Ouy, dit le comte de Kent à haute voix, amen, « amen; que pleust à Dieu que tous les ennemis de la reine fussent en cet estat. » Le vray rapport de l'exécution faite sur la personne de la reine d'Escosse, ms. de la Bibl. nat., fonds de Harlay Saint-Germain, n° 222. t. II, fol. 30 et seq.; Jebb, p. 101; Ellis, p. 117.3 Advis sur l'exécution de la roine d'Escosse, par M. de la Chastre; ms. de la Bibl. nat., coll. des 500 de Colbert, t. XXXV, pièce 45, copie du temps. Le vrai rapport de l'exécution, etc., ms. de la Bibl. nat., fonds de Harlay SaintGermain, n° 222, t. II, fol. 30.- 5 Ibid., et Jebb, p. 641; Ellis, p. 117-118.Jebb, p. 641; Ellis, p. 117. Le vray rapport de l'exécution, ms. de la Bibl. nat., etc., Jebb, p. 645-646. Le corps de Sa Majesté fut embaulmé tellement quellement, et mis avec la tête dans un cercueil de plomb, et celuy-ci dedans un « autre de bois, et le laissèrent en ladite grande chambre jusques au premier jour du « mois d'aoust, sans qu'il fût permis, durant tel temps, à personne d'en approcher, «les Anglois s'apercevant qu'aucuns des siens l'alloient voir par le trou de la serrure de la porte et y prier Dieu, le firent bouscher.» La Mort de la royne d'Escosse, dans Jebb, t. II, p. 646. Ibid., 641.10 La manière de l'exécution, etc. ms. de la Bibl. nat., fonds de Harlay Saint-Germain, n° 222, t. II, fol. 30. 11 Ibid.

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