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et abandonné aux classes inférieures, il fut, sous Hugues Capet, la langue de la nation, et data du même jour que la dynastie1.

Des étrangers l'avaient créé, des étrangers l'exploitèrent. L'invasion des Normands était venue apporter à la nationalité française son dernier et peut-être son plus précieux élément. Hardis conquérants de la Neustrie (912), et de la langue aussi bien que du pays, ils ne tardèrent pas à les doter d'une littérature. Les premiers monuments de la langue française sont normands d'origine et normands de sujets. La poésie lyrique n'avait pu préserver la langue provençale3: au nord de la Loire, l'épopée, comme

1) La langue française s'empara de son vrai génie à mesure qu'elle oublia ses origines. Il est intéressant de suivre dans les auteurs les progrès de cet oubli sans lequel il n'y avait point pour elle d'individualité. Quand il fut complet, elle fut elle-même. La corruption du latin dans des documents où l'intention de se servir de l'ancienne langue est évidente, marque le point de bifurcation des deux idiomes, et nous montre le vivant se détachant du mort. Les langues romanes n'étaient pas même prévues, mais elles fermentaient déjà, lorsqu'entre 712 et 744 on gravait ces mots sur un monument public: Edificatus est hanc civorius sub tempore Domino nostro Lioprando rege (Ducange, Glossaire). Dans cette phrase et dans d'autres pareilles s'annoncent comme imminentes les langues analytiques, issues des langues synthétiques en vertu d'un principe semblable à celui qui, dans le monde physique, préside à la décomposition des corps organisés. La scission paraît déjà irrévocable, l'oubli complet, dans Villehardouin, dans la Bible Guiot, dans le fabliau d'Aucassin et Nicolete. (V. l'Appendice). L'orthographe, à elle seule, en fait foi. Peut-être la renaissance des études classiques ramena trop tôt la langue vers ses origines, à une époque où elle n'avait pas encore obtenu de la main du génie une solennelle consécration. La liberté de son mouvement en fut suspendue, son avenir compromis. Aussi tout le monde a-t-il remarqué que la langue française est moins française, et pour nous moins intelligible, au XVe siècle qu'au XIII. Cf. Roquefort, Biographie universelle, article Chrétien de Troyes. Et ce que nous disons de la langue se peut dire également de la littérature.

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2) Sur l'influence des Normands, voyez Heeren, Programme académique. Goettingen, 1789. Depping, Histoire des expéditions maritimes des Normands et de leur établissement en France au Xe siècle. Discours préliminaire, p. xlj — xliv, et T. II, p. 222 à 239. L'importance européenne de la nation française tient peut-être à sa nature composite. (Voyez, sur l'infécondité de l'élément gaulois borné à lui-même, M. Michelet, Histoire de France, Tome I, p. 8). Les métaux les plus précieux, privés du secours de l'alliage, sont de peu d'usage dans les arts. L'Allemagne, semblable à un or pur, se communique à l'Europe et au monde d'une manière plutôt substantielle que dynamique. Le caractère français est comparable au métal de Corinthe, si recherché pour les usages des arts.

3) V. Sismondi;

Ginguené, Hist. littéraire d'Italie, T. 1er; - Eichhorn, Gesch. der Cultur und Litteratur, Erläuterungen, p. 91. Cependant on ne peut, suivant M. Schlegel, 1. c., refuser aux poëtes du midi l'invention de plusieurs fables chevaleresques. M. Fauriel attribue aux Provençaux non-seulement le génie épique, mais encore l'invention de la plupart des épopées romanesques du moyen âge. V. ses leçons insérées dans la Revue des Deux Mondes, T. VII, p. 513 et 072; T. VIII, p. 138, 268 et 425. M. Souvestre (les Derniers Bretons, Tome II), transporte aux Bretons l'honneur que M. Fauriel veut faire aux Provençaux.

en Grèce et comme en Italie1, fournit à la langue nationale une large et solide base. Le tudesque n'avait pas survécu à Charlemagne; le latin se retira dans les écoles; le français régna sans partage.

De très bonne heure on voit cette langue nouvelle affecter l'universalité. Entre autres causes du privilége qu'elle acquiert dès lors, il faut signaler l'importance de l'université de Paris, forteresse élevée par la pensée contre le dogmatisme impérieux de l'Église", et qui vit, pendant si longtemps, affluer vers elle de toutes les parties de l'Europe les hommes avides de savoir et d'indépendance intellectuelle.

Les romans, où le trouvère français écrivait sous la dictée des conquérants les souvenirs de leur gloire étrangère, les fabliaux, monuments de l'esprit gaulois et des mœurs bourgeoises, les poëmes allégoriques, par où le génie des écoles semble pénétrer dans la

1) Les premières productions épiques ou narratives du nord de la Gaule sont les romans du Rou et du Brut, par Robert Wace (1112-1180), le roman d'Alexandre (écrit vers 1184), le roman du Renard (du commencement du XIIIe siècle). V. Roquefort. — Sur le Rou et le Brut, voyez Depping, I. c., T. 1, p. xlij, et T. II, p. 233. Tout ce qu'il y a de poésie dans ces compositions est l'ouvrage de tous; je parle de l'auréole de fables dont la tradition avait entouré les héros populaires; le poëte ne fait guère que rimer ces fictions; il n'idéalise rien; il est chroniqueur en vers; et si quelque flamme jaillit parfois du sein de ses récits, c'est plutôt celle de l'éloquence que celle de la poésie. 2) V. les ouvrages de Rivarol, de Schwab et de M. Allou sur l'universalité de la langue française.

3) Constituée sous Louis le Jeune. V. sur son histoire et son organisation, Crevier, Histoire de l'Université de Paris, 7 vol., Paris, 1761; Garnier, Histoire de France (XVIe siècle); et Ullmann (Johann Wessel, ein Vorgænger Luther's), Hamburg, 1834, p. 60-86. 4) V. Charpentier, Essai sur l'Histoire littéraire du moyen âge, p. 126.

5) Fabliaux et contes des poètes français des Xle, XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles, publiés par Barbazan et Méon, 4 vol. Paris, 1808. - Sur les fabliaux et sur le talent des Français pour la narration, v. Eichhorn's Geschichte der Cultur, etc., T. I, p. 156, et les Erleuterungen du même volume, p. 108. Sur les principaux fabliaux français et sur l'origine étrangère de la plupart de ces ouvrages, voyez Chénier, Mercure de France, Tome XL, p. 39 et 164, et Bouterwek, Geschichte der französischen Poesie und Beredsamkeit, T. I, p. 52.

6) Le père de tous ces poëmes est le fameux Roman de la Rose, par Guillaume de Lorris, mort en 1240, et Jean de Meung (né entre 1310 et 1322). La longue fortune des fictions allégoriques en France est un fait digne d'attention. Sur la littérature des trouvères en général, voyez Sismondi, I, p. 253-342 (1re édition). Dans plusieurs littératures, on voit, à une certaine époque, le fond des idées dominantes, toute la science ou la sagesse du siècle, se précipiter et se mouler dans les flancs d'un vaste poëme. Ces livres, qui s'emparent d'une immense popularité, et dont s'alimente la pensée de plusieurs générations successives, sont les encyclopédies d'un savoir encore indigeste, ou les bibles de la civilisation. Ce qu'a été, pour l'Italie, le poëme du Dante, le Roman de la Rose l'a

littérature nationale, revêtant de sa docte roideur des inspirations demi-populaires et demi-chevaleresques, nous révèlent, dès les premiers débuts de la littérature française, quelques-uns de ses perpétuels et indélébiles caractères. On y voit déjà l'esprit, premier attrait et principale maladie de cette littérature, usurpant la place et le nom de l'imagination; le langage poétique presque entièrement suppléé par un grand talent de description analytique et par une rare précision de style; la poésie elle-même, dès lors comme plus tard, suscitée du dehors au dedans, appelée de l'objet au sujet, au lieu de se répandre de l'âme sur le monde extérieur2; une disposition ironique et frondeuse, toujours sur l'éveil, toujours épiant le sérieux pour le dépouiller et le dégrader à ses propres yeux; disposition qui, plus tard, obligera les inspirations élevées à se retrancher avec soin dans une langue solennelle sans rapport avec la langue familière, avec la langue de la vie; car la pompe et l'apprêt sont, chez une société moqueuse, la seule forme permise aux sujets graves; enfin l'on voit, dès le premier essor de cette littérature, l'élément oratoire, attribut d'une nation sociable, active et passionnée, se donnant et se faisant accepter pour de la poésie, et se prononçant davantage à mesure que le tissu social devient plus serré. L'impuissance lyrique des trouvères se révèle dans cette multitude immense de chants où le raisonnement tient la place de

été pour la France. Quelle distance entre ces deux ouvrages, dont la fortune a été longtemps égale! et quelle distance entre les deux peuples, s'il fallait juger chacun d'eux d'après son poëme national et pour ainsi dire sacramentel!

1) Cf. Sismondi, I, 301.

2) Sur cette distinction, voyez M. de Barante, dans sa Vie de Schiller.— « Jedem Menschen, dit Jean Paul, erscheint eine andere Natur... Die äussere Natur wird in jeder innern eine andere, und diese Brodverwandlung in's Göttliche ist der geistige poetische Stoff, welcher, wenn er ächt poetisch ist, wie eine Anima Stahlii seinen Körper (die Form) selber bauet. » — Dans la plupart des poétiques françaises, la poésie n'a longtemps été que l'imitation, ou, pour mieux dire, l'exagération de la nature. C'est ce que professe Diderot en plusieurs endroits. V. le Supplément à ses OEuvres, Paris 1818, page 271. A ce compte, la poésie, qui est la vérité la plus intime des choses, serait moins vraie que la prose. 3) Le Français, en tout temps, et déjà le Gaulois avant lui, s'est piqué de paraître désabusé; le libertinage d'esprit a été de bonne heure à la mode; les plus superstitieux ont affecté de rire des croyances, les plus sensibles de mépriser le sérieux; il y en a des traces curieuses au plus fort du bon vieux temps. (Voir l'Appendice, Aucassin et Nicolete). Cf. Capefigue, Histoire de Philippe-Auguste. On trouve cependant les vieux auteurs naïfs; mais la naïveté n'est pas la candeur: la naïveté est une qualité toute relative, une apparence, et son effet sur nous est une illusion d'optique. La naïveté n'est que le reflet de l'ignorance; elle s'allie très bien avec l'incrédulité, la malice et le penchant à attacher le ridicule à toutes choses. Qui le croirait? le naturel est, dans les littératures, un fruit plus tardif que la naïveté !

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l'enthousiasme, et où la versification, tout arithmétique, sans rhythme et sans mélodie, assujettie à mille caprices bizarres, semble calculée pour l'amusement des yeux encore plus que pour le plaisir des oreilles. Le plus célèbre parmi les plus anciens de ces poëtes lyriques du nord de la France, est THIBAUT, comte de Champagne (1201–1253). La crudité du populaire et satirique RUTEBEUF fait saigner devant nos yeux toutes les misères que dissimule la poésie de cour.

La prose française, tentée par VILLEHARDOUIN (1167—1213)1 apparaît gracieuse, naïve et claire dans le livre consacré par JOINVILLE (1220? 1229?—1317) à la mémoire de Louis IX, son maître et son ami. Avec autant de charme, elle nous apporte plus d'instruction dans les Histoires de FROISSART (1333-1410), vivant tableau de la société et des mœurs du XIVe siècle. Quelques efforts en faveur des lettres françaises honorent, vers la fin de cette période, le règne de Charles-le-Sage".

Le français d'alors, sans aucune fixité, variant de province à province et d'auteur à auteur, parce qu'aucun chef-d'œuvre national

1) Histoire de la conquête de Constantinople (1198-1207). Première édition; Venise, 1573. Un héroïsme grave, une piété sans fard et sans petitesse, font du livre de Villehardouin le plus pur miroir et le plus respectable monument de ce qu'on pourrait appeler l'antiquité moderne. La langue, déjà bien française, a déjà presque partout remplacé la synthèse par l'analyse; mais l'instinct qui la guide n'a pas encore consommé son œuvre. Il y a bien de la grandeur dans la simplicité de Villehardouin, et il dessine admirablement les contours des faits.

2) Histoire de S. Loys, IXe du nom, roi de France, (achevée en 1309, publiée sous Philippe-le-Bel); édition de Caperonnier, 1761, conforme à l'original.

3) Chronique de France, d'Angleterre, d'Écosse, d'Espaigne, de Bretaigne, par Jehan Froissart, de 1326 à 1400. Nouvelle édition, avec des notes et des éclaircissements, par J. A. Buchon. Paris, 1824. V. deux mémoires de Lacurne de Ste Palaye, dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres; M. de Barante, dans la Biographie universelle, article Froissart; M. de Sismondi, Revue encyclopédique, Tome XXIII, p. 82; et Montaigne, Essais, L. II, Ch. 10. - W. Scott juge admirablement Froissart, par la bouche de Claverhouse, dans les Puritains d'Écosse. Ce n'est plus l'esprit des croisades; c'est toujours celui des grandes entreprises et des grands faits d'armes; un souffle a déjà passé sur la première fleur de la chevalerie; l'éclat commence à remplacer la grandeur; et l'historien, plus ébloui qu'enthousiasmé, va toujours de plain-pied aux causes secondes: Je vous demande une chose qui moult me fait émerveiller: « comment ces quatre rois » d'Irlande sont sitôt venus à l'obéissance du roi d'Angleterre. ... Vous m'avez dit que » ce fut par traité et par la grâce de Dieu. La grâce de Dieu est bonne qui la peut avoir, et peu moult valoir; mais on voit petit de seigneurs terriers présentement

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» augmenter leurs seigneuries, si ce n'est par puissance. » Villehardouin et même Joinville sont déjà bien loin.

4) Mém. de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, T. XX, p. 361.

ne l'avait consacré dans une de ses formes, langue toute populaire d'ailleurs et sans aucune proportion avec les sujets élevés, était dédaigné par les écrits sérieux, qui retournaient par nécessité à la langue de Cicéron. Rien n'avait préparé la nouvelle langue à de graves fonctions: la littérature dont elle était l'instrument n'avait fait jusqu'alors que se jouer à la surface de la société ; elle n'en représentait que les éléments les moins sévères; les autres avaient pour organe la littérature savante ou latine, littérature de la pensée, du progrès et de la liberté. Au XVe siècle, un seul écrivain, mais d'un mérite éminent, illustre la prose française: c'est Philippe de COMINES (1445-1509), historien de Louis XI; écrivain naturel, clair, souvent énergique: esprit robuste, qui, sans devancer son temps, eut autant de bon sens qu'il était permis d'en avoir alors; politique sage, moraliste trop commode, mais d'autant plus vrai sur les faits qu'il est moins sévère sur les principes, et amené du moins par l'expérience à professer cette grande vérité, qu'en politique le plus juste est ordinairement le plus utile2. C'est vers ce temps que la poésie lyrique naissait sous des mains royales; mais la solitude et la captivité retenaient ces accords touchants, dont le XVIIIe siècle a recueilli le premier écho. L'obscurité de Charles d'ORLÉANS (1594-1465) a servi la gloire de VILLON (1431-....) qui, limant avec soin la langue et la versification, ouvrait la route où Clément Marot devait marcher avec tant d'honneur". Enfant de l'ignorance et de la superstition, le théâtre naissait alors, barbare, mais national". Aucun Shakspeare français

1) Charpentier, ouvrage cité, p. 322-330.

2) Chronicque et Histoire contenant les choses advenues durant le règne du roy Loys unziesme; Chroniques du roi Charles huytiesme, par messire Philippe de Comines, chevalier seigneur d'Argenton. V. Montaigne, L. II, Ch. 10. Philippe de Comines, homme complaisant, qui a laissé des mémoires hardis. » M. de Châteaubriand, Études historiques. Mélanges de M. de Barante, . I, p. 59.

3) Charles, duc d'Orléans, (père de Louis XII), fait prisonnier à la bataille d'Azincourt, longtemps captif en Angleterre. Ses poésies ont été découvertes et publiées en 1731 par l'abbé Sallier. - V. Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, année 1742. 4) Marot, au XVIe siècle, et le P. du Cerceau (en 1723), sont les deux principaux éditeurs de Villon. Ses OEuvres comprennent le Petit Testament (1456), le Grand Testament (1461), des rondeaux, ballades, etc.- OEuvres de Maistre François Villon, par J. H. R. Primpsault. Paris, 1835, 1 vol. in-8. Comment un poëte si grossier a-t-il pu être quelquefois si gracieux? comment un écrivain si gracieux a-t-il pu à l'ordinaire être si grossier? Il semble que Villon était un esprit d'élite, qui n'a pas pu se sortir d'une société et d'une vie abjectes.

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5) Histoire générale du théâtre français, par les frères Parfaict. Amsterdam, 1735-1749, 15 vol. (abrégée dans les Essais historiques sur l'origine et les progrès de l'art drama

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