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ne se présenta pour consacrer, ennoblir et perpétuer ce caractère national, que notre scène devait abjurer plus tard sous l'influence d'une littérature plus savante1.

Mais le XVe siècle, en religion, en civilisation, en littérature, couvait un immense avenir. Ce siècle, à qui tous les suivants doivent leur fécondité, était peut-être dispensé de produire2.

La prise de Constantinople, chassant jusqu'à nous les héritiers de l'antiquité classique; l'imprimerie, s'offrant à point nommé pour multiplier ces chefs-d'œuvre recouvrés; un nouveau monde découvert; la féodalité abattue, inauguraient, au moment marqué par la Providence, ce monde nouveau que nous voyons grandir, et qui, livré sans défense à la liberté, ne trouvera d'asile, contre ses glorieux dangers, que dans les bras de Jésus-Christ.

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Un des événements que nous venons de rappeler intéresse de plus près notre sujet : c'est le triomphe de la monarchie, et, par une conséquence naturelle, le monopole du goût conféré dès lors à l'une des villes du royaume. A prendre le goût dans le sens à peu près négatif que l'usage a consacré, on peut dater de cette

tique en France (T. Ier), Paris 1784). Fontenelle, Histoire du théâtre français. Mélanges (nouveaux) de M. Suard, T. I. — Ste Beuve, poésie du XVIe siècle, p. 247.

1) Il est ici question des représentations théâtrales plutôt que de la poésie dramatique, qui, sous une forme irrégulière, existait longtemps avant l'époque des Mystères (1402). V. un mémoire de Duclos dans le XVIIe vol. des Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Journal de l'Institut historique, T. II, p. 36. « Les Mystères, plaisirs grossiers sans doute, enfance de l'art, où tout se trouvait confondu, musique, danse, allégorie, comédie, tragédie, mais scènes pleines de mouvement et de vie, et dont nous aurions tiré une littérature bien plus originale et bien plus féconde, si notre génie, sous Louis XIV, ne s'était fait grec et latin. » Châteaubriand. — Le théâtre n'est pas né tout à coup et tout d'une venue. Ses rudiments sont bien antérieurs à cette époque de 1402 où on le fait soudainement apparaître. V. les Origines du théâtre moderne, par M. Ch. Magnin; Paris, 1838.

2) Quant à l'influence des événements et inventions du XVe siècle sur la culture intellectuelle et la littérature de l'Europe, voyez Eichhorn, Geschichte der Litteratur, Tome II, § 427-428; Fr. Schlegel, Geschichte der Litteratur, Tome II, p. 34; et M. Portalis, Essai, etc., p. xlviij. — « Sous tous les aspects, dit M. de Barante, le XVe siècle nous » conduit au seuil d'un monde nouveau... Le XVe siècle a inventé l'imprimerie et » découvert l'Amérique; et il n'a pu cependant se douter de la portée infinie de ces » deux nouveautés... Le tableau du XVe siècle doit reproduire cette ignorance de lui-même et de la grandeur des choses qu'il faisait, cette activité qui accomplit tant » de changements sans les avoir êxplicitement voulus. » C'était là le trait principal de ce moment critique de l'histoire moderne.

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3)« Leider ist der Geschmack der nicht hervorbringenden Naturen verneinend, beengend, ausschliessend, und nimmt zuletzt der hervorbringenden Klasse Kraft und Leben.» Gathe. Il ne faut pas s'étonner que le goût en France ait trop souvent revêtu ce caractère: sous le nom de goût, c'était bien plutôt le tact social dont on faisait règle aux poëtes; les

époque sa marche plus décidée et ses progrès plus sensibles; mais si nous rendons le mot à sa véritable idée, nous n'échapperons pas aux conclusions d'une vérité incontestable, c'est que, dans le grand monde, où l'esprit s'aiguise et peut même s'acquérir, le goût, au contraire, s'émousse et se perd.

François Ier, entrant dans une partie du mouvement général, accorda aux littérateurs une protection que le titre de Père des lettres a magnifiquement récompensée. Le mélange singulier d'élégance et de grossièreté que présentait sa cour se réfléchit fidèlement dans la littérature du siècle. Les idées chevaleresques, rappelées de force dans une époque de libertinage et d'impiété, s'accommodaient mal avec les mœurs dont les contes de la reine de Navarre (1492-1549) et, plus tard, BRANTÔME, sont l'expression trop fidèle. A peine la chevalerie pouvait-elle avouer MAROT (14961544), poëte aimable cependant, dont le badinage naïf n'a rien perdu de son charme, Marot, inimitable dans l'épître légère et dans l'épigramme, quelquefois gracieux et touchant dans l'élégie". RABELAIS, à la même époque (1483-1553), dans ses fictions burlesques et obscènes, qui recouvrent souvent un grand sens, plus rarement une pensée sérieuse, et auxquelles, dans tous les cas, on ne

convenances artificielles de la société s'introduisirent, sous un nom trompeur, dans le domaine de l'idéal; la poésie, la langue de la nature, se vit soumise à l'étiquette des salons; et qui ne sait que les convenances dont le tact social se compose, sont essentiellement négatives? Ce qu'on appelait goût dut l'être pareillement.

1) M. Dulaure (Histoire de Paris, Tome III) transporte ce titre de François Ier à Louis XV. 2) Heptaméron, ou Nouvelles de la reine de Navarre, 1558.

3) OEuvres de Brantôme (comprenant les Vies des hommes illustres et grands capitaines français du XVIe siècle; les Vies des dames illustres; les Vies des dames galantes, etc.). Leyde, Elzevir, 1666-67.

4) Notice sur Clément Marot, placée en tête de ses OEuvres choisies, par M. Campenon (Paris, 1819).

5) Il faut que, de son temps, on ait cru au sérieux et à la moralité de ses intentions, puisqu'un poète contemporain, Hugues Salel, lui disait publiquement :

« Or, persévère, et si n'en as mérite

>> En ces bas lieux, l'auras en haut domaine. »

On a fort exagéré la portée et la profondeur des intentions de Rabelais. On a pris trop souvent pour un masque ce visage barbouillé de lie. Au fond, son ouvrage était dans le goût de son siècle, et les esprits distingués qui savaient en apprécier les belles parties, n'en goûtaient guère moins les côtés qui nous repoussent aujourd'hui. La bonne compagnie du temps de François Ier n'était pas celle du siècle de Louis XIV. L'étonnante abondance de son vocabulaire tient en partie à la même cause. On ne choisissait point encore; tout était bon pour tous; la civilisation, qui commence toujours par élever une classe et qui tend à les élever toutes, faisant un choix dans les mœurs, en fait un dans la langue, et l'on ne peut pas dire qu'elle s'appauvrit de tout ce qu'elle rejette.

peut refuser une puissante originalité, bafouait la tyrannie sacerdotale, l'imbécillité populaire, et jusqu'aux excès de la monarchie absolue1. Ce signal d'indépendance était compris. Les intelligences frémissaient sous le joug. Au dogmatisme tranchant allait succéder un scepticisme superbe. Et tandis qu'appuyés sur la Parole du Christ, les réformateurs commençaient leur œuvre sainte et périlleuse, tandis qu'avec ménagement et circonspection, Ramus élevait la statue de Platon à côté de celle d'Aristote, d'autres mettaient un large et universel scepticisme à la place des opinions traditionnelles. MONTAIGNE (1533—1592), dans ses familières causeries, dans ses sincères confessions, qu'il a nommées Essais3, et que la liberté des idées et la vivacité pittoresque de l'expression feront vivre autant que la langue française, appliquant aux problèmes de l'esprit humain l'indolence de son caractère, ébranlait, sans les remplacer, toutes les croyances contemporaines. Chez son disciple CHARRON (1541-1603), aussi hardi, plus méthodique, le scepticisme n'est plus, comme chez Montaigne, un épicuréisme de l'esprit, mais le généreux courage d'une raison trompée". A une époque où la religion et la morale, ayant cessé de s'entendre, s'en allaient chacune de son côté, Charron érige en théorie ce malheureux divorce; et à l'inverse des réformateurs, qui reconstituaient l'unité de la morale et de la religion, Charron, défenseur tour à tour de l'une et de l'autre, est si loin de con

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1) OEuvres de Rabelais, avec un commentaire historique et philologique par MM. Esmangart et Eloi Johanneau. 8 vol. Paris, 1823.- La Vie inestimable du grand Gargantua, père de Pantagruel. Les Faicts et Dicts héroïcques du bon Pantagruel. — Sur Rabelais, v. La Bruyère (Des ouvrages d'esprit): << Son livre est une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable; c'est une chimère; c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent ou de quelque autre bête plus difforme; c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire, c'est le charme de la canaille où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et à l'excellent, il peut être le mets des plus délicats. » V. aussi Fontenelle, Histoire des Oracles, 1re Partie, Chap. 18; et des articles étendus et instructifs de M. de Salverte dans la Revue encyclopédique, Tome XIX, p. 88 et 361. On s'est trop préoccupé des idées et des inventions de Rabelais pour faire assez d'attention à son langage, dont la fécondité luxuriante, la hardiesse heureuse, la flexibilité, le mouvement vigoureux et rapide, nous font jeter un regard de regret et d'envie vers le vieil et puissant idiome de nos pères. Pour le mouvement du style, pour la verve continue, il n'a peut-être point de rival.

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2) Sur Ramus et ses travaux, v. Discours sur la Littérature française depuis le commencement du XVIe siècle jusqu'en 1610, par M. Chasles, p. 98 et suivantes.

3) Les deux premiers livres parurent en 1588. Il avait commencé dès 1572 à écrire ses Essais. V. son Éloge, par M. Villemain et par M. Droz.

4) De la Sagesse. Bordeaux, 1595. Le Traité des Trois vérités (apologie du christianisme et de la religion catholique), avait paru en 1594.

fondre leurs intérêts qu'il veut « que chacune subsiste et se sou>> tienne de soi-même, sans l'aide de l'autre, et agisse par son propre >> ressort. » Du reste, douteur comme Montaigne, il prétend, ainsi que lui, ainsi que d'autres qui les suivirent, mettre le scepticisme au service de la foi. Il fallait que la licence vînt avant la liberté, le scepticisme avant le doute philosophique, l'école de Montaigne avant celle de Descartes.

Dans ces luttes de la pensée, dans cette polémique des croyances, la langue devenait plus nerveuse et plus mâle; elle se façonnait à l'éloquence; le rôle de la littérature savante allait passer à la littérature romane. Il n'est plus temps de sourire de la familiarité bourgeoise de l'idiome national: il se fait respecter chez CALVIN (1509— 1564) par une gravité imposante et par la sévère pureté de son accent1. Exercé par les orages de tout un siècle, il offrit plus tard (1593) sa vigoureuse souplesse aux écrivains de la Satyre Ménippée2, précurseurs de l'auteur des Provinciales, et montra chez eux, comme chez Calvin, quel caractère prend une langue en des livres qui sont des actions, et ce qu'elle gagne à sortir de l'arène académique pour s'aller tremper dans le sérieux des convictions religieuses, dans la vivacité des intérêts positifs et dans la poussière des controverses publiques. Vers le même temps, AMYOT (1513-1593), dans sa traduction de Plutarque, lui restituait un tour aisé et naturel, et lui apprenait à mêler les grâces helléniques aux grâces françaises". RONSARD cependant (1524–1585) égarait la poésie loin de la veine heureuse que son siècle et lui-même avaient rencontrée. Adorateur des anciens, il leur soumettait son génie et les talents d'une nombreuse école. Les racines et les formes étrangères, jetées dans la

1) Son Institution de la religion chrétienne (1535) est précédée d'une épître dédicatoire à François Ier, modèle de style et d'éloquence. Voir sur Calvin, considéré comme écrivain, l'ouvrage de M. Sayous (Étude sur Calvin), publié à Genève en 1840. C'est, en même temps une étude fort intéressante sur l'état de la langue française au XVIe siècle.

2) Satyre Ménippée de la Vertu du Catholicon d'Espagne et de la tenue des Estats de Paris (ouvrage dirigé contre le parti de la Ligue), par Gillot, Florent Chrestien, Rapin et Pithou. V. la préface de l'édition qu'en a donnée M. Nodier en 1824; et Lacretelle, Histoire de France pendant les guerres de religion, Tome III, p. 442, 464.

3) Les vies des hommes illustres grecs et romains, comparées l'une avec l'autre, translatées du grec en français, 1559.

4) « La hardiesse de Plutarque, dit M. Villemain, disparaît quelquefois dans l'heureuse et naïve diffusion d'Amyot. » Amyot nous en impose sur le vrai caractère de Plutarque; mais ce qui est admirable, c'est que rien ne dénonce cette falsification involontaire. 5) OEuvres choisies de Ronsard (avec une notice sur sa vie) par M. Sainte-Beuve, 1828, et Ginguené, Merc. de France, LII, 408.

langue avec toute leur crudité, substituèrent à la souplesse renaissante de l'idiome français une roideur pédantesque comparable à la dureté sauvage de sa forme primitive; et ce ne fut ni sans peine ni sans dommage que l'ingénuité du langage national échappa au danger d'être à jamais étouffée1. La langue est toute hérissée de latinismes chez la plupart des écrivains du 16° siècle, et jusque chez Rabelais, le plus grand adversaire de cet abus. Sous la même influence, le théâtre subit, en 1552, une prétendue restauration 2, qui lui enleva pour longtemps toute indépendance de formes et tout caractère national3. La poésie ne revint guère à de libres allures avant Mathurin RÉGNIER (1573–1613), dont les satires", brillantes de verve, d'originalité, de force comique, sont un des plus beaux monuments de ce français-gaulois, trop légèrement mis au rebut par l'école de Malherbe.

Au milieu de la sanglante confusion de la dernière moitié du XVIe siècle, deux nobles figures attirent nos regards : le chancelier de LHOPITAL (1505–1573), grand citoyen, esprit éclairé, orateur dont la mâle éloquence fut mal écoutée dans les conseils de ses maîtres; le président DE THOU (1553-1617), dont les récits sont d'un témoin fidèle déposant devant la postérité sous le poids d'un inviolable serment, mais qui, au grand dommage de notre langue, a écrit en latin sa vaste et véridique Histoire. La gravité de Thucydide n'a pas eu d'héritier plus immédiat7.

Au règne glorieux de Henri IV succède une orageuse minorité. Le calme renaît sous le sceptre de fer de Richelieu. Le sceptre de

1) Plusieurs langues à la fois menaçaient alors de faire irruption dans la langue française. De bons esprits (entre autres Henri Estienne) virent le danger et le conjurèrent. 2) Ce nouveau théâtre s'ouvre par Cléopâtre, tragédie de Jodelle, et par Eugène, comédie du même auteur.

3) En tout temps la littérature sera l'expression générale de la société; mais à l'ordinaire elle ne se rattachera pas d'une manière plus immédiate à l'existence nationale; le temps de cette grande unité qui absorbait toutes les forces et toutes les tendances dans l'institution politique, absorbée elle-même dans la croyance religieuse, paraît être passé sans retour.

4) Il a composé 16 satires, dont les 10 premières parurent en 1608.

5) V. la vie de Lhopital dans les Mélanges de M. Villemain. Les OEuvres complètes de Lhopital ont été recueillies par M. Dufey (de l'Yonne) en 5 vol. in-8. Paris, 1824-25.

6) Histoire universelle en 138 livres.

7) Il ne faut pas oublier PASQUIER, célèbre par des plaidoyers contre les Jésuites et par ses curieuses Recherches de la France, ni le sincère et discret cardinal d'Ossat, dont les dépêches sont demeurées classiques, ni le huguenot d'AUBIGNÉ, connu par son Histoire universelle et surtout par ses Tragiques, satires politiques d'une véhémence prodigieuse, et d'une audace d'expression quelquefois sublime.

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