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dessus de ce bassin que se plaça Dumouriez. 11 fit occuper autour de lui les positions les plus importantes et appuya le dos contre Dillon, en lui recommandant de tenir ferme contre l'ennemi. Il occupait ainsi la grande route de Paris sur trois points: les Islettes, Sainte-Menehould et Châlons.

Cependant les Prussiens pouvaient, en pénétrant par Grand-Prej, le laisser à Sainte-Menehould et courir à Châlons. Dumouriez ordonna donc à Dubouquet, dont il avait appris l'heureuse arrivée à Châlons, de se placer avec sa division au camp de l'Épine, d'y réunir tous les volontaires nouvellement arrivés, afin de couvrir Châlons contre un coup de main. Il fut rejoint ensuite par Chasot et enfin par Beurnonville. Celui-ci s'était porté le 15 à la vue de Sainte-Menehould; voyant une armée en bon ordre, il avait supposé que c'était l'ennemi, car il ne pouvait croire que Dumouriez, qu'on disait battu, se fût sitôt et si bien tiré d'embarras. Dans cette idée, il s'était replié sur Châlons, et là, informé de la vérité, il était revenu, et avait pris position le 19 à Maffrecourt, sur la droite du camp. Il avait amené ces 10 000 braves que Dumouriez avait pendant un mois exercés dans le camp de Maulde à une continuelle guerre de postes. Renforcé de Beurnonville et de Chasot, Dumouriez pouvait compter 35 000 hommes. Ainsi, grâces à sa fermeté et à sa présence d'esprit, il se retrouvait placé dans une position très forte, et pouvait temporiser encore assez longtemps. Mais si l'ennemi, plus prompt, le laissait en arrière et courait en avant sur Châlons, que devenait son camp de Sainte-Menehould? C'était toujours la même crainte; et ses précautions au camp de l'Épine étaient loin de pouvoir prévenir un danger pareil.

Deux mouvements s'opéraient très lentement autour de lui : c'était celui de Brunswick, qui hésitait dans sa marche, et celui de Kellermann, qui, parti le 4 de Metz, n'était pas encore arrivé au point convenu, malgré quinze jours de route. Mais si la lenteur de Brunswick servait Dumouriez, celle de Kellermann le compromettait singulièrement. Kellermann, prudent et irrésolu, quoique très brave, avait tour à tour avancé ou reculé, suivant les mouvements de l'armée prussienne; et le 17 encore, en apprenant la perte des défilés, il avait fait une marche en arrière; cependant le 19 au soir il fit avertir Dumouriez qu'il n'était plus qu'à deux lieues de SainteMenehould. Dumouriez lui avait réservé les hauteurs de Gisaucourt, placées à la gauche et dominant la route de Châlons et le ruisseau de l'Auve; il lui avait mandé que, dans le cas d'une ba

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taille, il pourrait se déployer sur les hauteurs secondaires et se porter sur Valmy, au delà de l'Auve. Dumouriez n'eut pas le temps d'aller placer lui-même son collègue, et Kellermann, passant l'Auve ! le 19 dans la nuit, se porta à Valmy au centre du bassin, et négligea les hauteurs de Gisaucourt, qui formaient la gauche du camp de 1 Sainte-Menehould et dominaient celles de la Lune, où'arrivaient les Prussiens.

Dans ce moment en effet, les Prussiens, débouchant par GrandPré, étaient arrivés en vue de l'armée française, et, gravissant les hauteurs de la Lune, découvraient déjà le terrain sur le haut duquel était Dumouriez. Renonçant à une course rapide sur Châlons, ils étaient joyeux, dit-on, de trouver réunis les deux généraux français, afin de pouvoir les enlever d'un seul coup. Leur but était de se rendre maîtres de la route de Châlons, de se porter à Vitry, de forcer Dillon aux Islettes, d'entourer ainsi Sainte-Menehould de toutes parts, et d'obliger les deux armées à mettre bas les armes.

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Le 20 au matin, Kellermann, qui, au lieu de prendre les hauteurs de Gisaucourt, s'était porté au centre du bassin, sur le moulin de Valmy, se vit dominé en face par les hauteurs de la Lune, occupées par l'ennemi. D'un côté il avait l'Hyron, que les Français avaient en leur pouvoir, mais pouvaient perdre ; de l'autre, Gisaucourt, qu'il n'avait pas occupé, et où les Prussiens allaient s'établir dans le cas où il aurait été battu, il était jeté dans les marécages de l'Auve, placés derrière le moulin de Valmi, et il pouvait être écrasé avant d'avoir rejoint Dumouriez dans le fond de cet amphithéâtre. Aussitôt il appela son collègue auprès de lui; mais le roi de Prusse, voyant un grand mouvement dans l'armée française et croyant que le projet des généraux était de se porter à Châlons, voulut aussitôt en couper le chemin, et ordonna l'attaque. L'avant-garde prussienne rencontra sur la route de Châlons l'avant-garde de Kellermann, qui était avec son corps de bataille sur la hauteur de Valmy; on s'aborda vivement, et les Français, repoussés d'abord, furent ramenés et soutenus ensuite par les carabiniers du général Valence. Des hauteurs de la Lune la canonnade s'engagea avec le moulin de Valmy, et notre artillerie riposta vivement à celle des Prussiens.

Cependant la position de Kellermann était très hasardée ses troupes étaient toutes entassées confusément sur la hauteur de Valm et trop mal à l'aise pour y combattre. Des hauteurs de la Lune on le canonnait; de celles de Gisaucourt, un feu établi par

III.

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les Prussiens maltraitait sa gauche; l'Hyron, qui flanquait sa droite,
était à la vérité occupé par les Français; mais Clairfayt, attaquant દ
ce poste avec 25 000 Autrichiens, pouvait s'en emparer; et alors,
foudroyé de toutes parts, Kellermann pouvait être rejeté de Valmi
dans l'Auve, sans que Dumouriez pût le secourir. Celui-ci envoya
aussitôt le général Stengel avec une forte division pour maintenir
les Français sur l'Hyron et y garantir la droite de Valmy; il joignit,
en outre à Stengel Beurnonville avec encore 16 bataillons; il envoya
Chasot avec 9 bataillons et 8 escadrons sur la route de Châlons,
pour occuper Gisaucourt et flanquer la gauche de Kellermann. Mais
Chasot, arrivé auprès de Valmy, demanda les ordres de Kellermann,
au lieu de se porter sur Gisaucourt, et laissa aux Prussiens le
temps de l'occuper et d'y établir un feu meurtrier pour nous.
Cependant, appuyé de droite et de gauche, Kellermann pouvait se
soutenir sur le moulin de Valmy. Malheureusement un obus tombé
sur un caisson le fit sauter et mit le désordre dans l'infanterie; le
canon de la Lune l'augmenta encore, et la première ligne commença
à se replier. Kellermann, apercevant ce mouvement, accourut dans
les rangs, les rallia et rétablit l'assurance. Dans cet instant Brunswick
pensa qu'il fallait gravir la hauteur et culbuter avec la baïonnette
les troupes françaises.

3.

Il était midi. Un brouillard épais qui avait enveloppé les deux armées étant dissipé, elles s'apercevaient distinctement, et nos jeunes soldats voyaient les Prussiens s'avancer sur trois colonnes avec l'assurance de troupes vieilles et aguerries. C'était pour la première fois qu'ils se trouvaient au nombre de 120 000 hommes sur le champ de bataille et qu'ils allaient croiser la baïonnette; ils ne connaissaient encore ni eux ni l'ennemi, et ils se regardaient avec inquiétude. Kellermann entre dans les retranchements, dispose ses troupes par colonnes d'un bataillon de front, et leur ordonne, lorsque les Prussiens seront à une certaine distance, de ne pas les attendre et de courir au devant d'eux à la baïonnette; puis il élève la voix et il crie: Vive la nation! On pouvait être brave ou lâche. Le cri de vive la nation ne fait que des braves, et nos jeunes soldats, entraînés en avant, marchent en répétant le cri de vive la nation! A cette vue, Brunswick, qui ne tentait l'attaque qu'avec répugnance et une grande crainte du résultat, arrête ses colonnes, hésite quelques instants, et finit par ordonner la rentrée au camp.

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Cette épreuve fut décisive. Dès cet instant on crut à la valeur de cés savetiers, de ces tailleurs, dont les émigrés avaient dit

que

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l'armée française était composée. On avait vu des hommes équipés, vêtus et braves; on avait vu des officiers décorés et pleins d'expérience, un général Duval, dont la belle taille, les cheveux e blanchis inspiraient le respect, Kellermann, Dumouriez enfin, opposant tant de constance et d'habileté en présence d'un ennemi si supérieur. Dans ce moment la révolution française fut jugée, et le chaos jusque-là ridicule n'apparut plus que comme un terrible élan d'énergie.

A 4 heures, Brunswick essaya une nouvelle attaque. L'assurance de nos troupes le déconcerta encore, et il replia une seconde fois ses colonnes, marchant de surprise en surprise, trouvant faux tout ce qu'on lui avait annoncé, Le général prussien n'avançait qu'avec la plus grande circonspection, et quoiqu'on lui ait reproché de n'avoir pas poussé plus vivement l'attaque et culbuté Kellermann, les bons juges pensent qu'il a eu raison. Kellermann, soutenu de droite et de gauche par toute l'armée française, pouvait résister; et si Brunswick, enfoncé dans une gorge et dans un pays détestable, venait à être battu, il pouvait être entièrement détruit. D'ailleurs il avait, par le résultat de la journée, occupé la route de Châlons; les Français se trouvaient coupés de leur dépôt, et il espérait les obliger à quitter leur position dans quelques jours. Il ne pensait" pas que, maîtres de Vitry, ils en étaient quittes pour un détour plus long et pour quelques délais dans l'arrivée de leurs convois.

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Telle fut la célèbre journée du 20 septembre 1792, où furent tirés plus de 20 000 coups de canon, et appelée depuis canonnade de

Valmy.

Le talent de M. Thiers à écrire sur la guerre nous a rappelé un morceau du même écrivain que nous avons rencontré dans la Revue française, et que sans doute nous ne serons pas seul à trouver admirable. Il s'agit des qualités requises en un chef d'armée.

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L'homme appelé à commander aux autres sur les champs de bataille, a d'abord, comme dans toutes les professions libérales, une instruction scientifique à acquérir : 'il faut qu'il possède les sciences exactes, les arts graphiques, la théorie des fortifi

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cations. Ingénieur, artilleur, bon officier de troupes, il faut qu'il devienne en outre géographe, et non géographe vulgaire, qui sait sous quel rocher naissent le Rhin ou le Danube, et dans quel bassin ils tombent, mais géographe profond, qui est plein de la carte, de son dessin, de ses lignes, de leur rapport, de leur valeur. Il faut qu'il ait ensuite des connaissances exactes sur la force, les intérêts et le caractère des peuples; qu'il sache leur histoire politique, et particulièrement leur histoire militaire; il faut surtout qu'il connaisse les hommes, car les hommes à la guerre ne sont pas des machines: au contraire, ils y deviennent plus sensibles, plus irritables qu'ailleurs, et l'art de les manier d'une main délicate et ferme, fut toujours une partie importante de l'art des grands capitaines. A toutes ces connaissances

>> supérieures, il faut enfin que l'homme de guerre ajoute les connaissances plus vulgaires, mais non moins nécessaires, de l'administrateur. Il lui faut l'esprit d'ordre

n

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» et de détail d'un commis, car ce n'est pas tout que de faire battre les hommes, il » faut les nourrir, les vêtir, les armer, les guérir. Tout ce savoir si vaste, il faut » le déployer à la fois et au milieu des circonstances les plus extraordinaires. A cha» que mouvement il faut songer à la veille, au lendemain, à ses flancs, à ses derrières ; » mouvoir tout avec soi, munitions, vivres, hôpitaux; calculer à la fois sur l'atmosphère et sur le moral des hommes; et tous ces éléments si divers, si mobiles, qui changent, se compliquent sans cesse, les combiner au milieu du froid, du chaud, de la faim et des boulets. Tandis que vous pensez à tant de choses, le canon gronde, votre tête est menacée; mais ce qui est pire, des milliers d'hommes vous >> regardent, cherchent dans vos traits l'espérance de leur salut; plus loin, derrière > eux, est la patrie avec des lauriers ou des cyprès; et toutes ces images, il faut les » chasser, il faut penser, penser vite; car une minute de plus, et la combinaison la » plus belle a perdu son à-propos, et au lieu de la gloire c'est la honte qui vous " attend. >>

LE PASSAGE DU NIEMEN.

(1812)

M. le comte Philippe de Ségur, de l'Académie française, est fils du comte de Ségur, bien connu comme diplomate et comme historien, et à qui notre premier volume a emprunté quelques pages. M. Philippe de Ségur est l'auteur d'une célèbre Histoire de Napoléon et de la grande armée, publiée en 1824, d'une Histoire de la Russie et de Pierre-le-Grand, qui a paru en 1829, et d'une Histoire de Charles VIII, qui vient de paraître.

La grande armée marchait au Niémen en trois masses séparées. Le roi de Westphalie, avec quatre-vingt.mille hommes, se dirigeait sur Grodno; le vice-roi d'Italie, avec soixante-quinze mille hommes, sur Pilony; Napoléon, avec deux cent vingt mille hommes, sur Nogaraïski, ferme située à trois lieues au-dessus de Kowno. Le 23 juin, avant le jour, la colonne impériale atteignit le Niémen, mais sans le voir. La lisière de la grande forêt prussienne de Pilwisky et les collines qui bordent le fleuve cachaient cette grande armée prête à le franchir.

Napoléon, qu'une voiture avait transporté jusque-là, monta à cheval à deux heures du matin. Il reconnut le fleuve russe, sans

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