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Simon en charge sa phrase, les accrochant pour ainsi dire à chaque saillie de la période, sous forme d'incidente, d'épithète ou de parenthèse, et trouvant dans la double nécessité de tout dire et d'avancer, le secret d'une concision souvent surprenante, qui fait jaillir chaque circonstance comme une étincelle. C'est souvent un véritable phénomène que la phrase de Saint-Simon, pleine, drue, distendue à force de substance, où les idées semblent foisonner, se croiser et s'agiter comme la foule dans une place publique. Ce n'est point la beauté de la période oratoire, ses larges proportions, sa distribution savante et noble: c'est quelquefois un tour de force pénible, mais bien souvent aussi un modèle d'énergie et d'adresse, et, pour un génie de la trempe de Saint-Simon, une occasion de conquêtes sur la langue et de traits de style étonnants. Nous nous dispensons d'indiquer des exemples, que le lecteur trouvera sans peine.

sont "

Le choix des matériaux de la phrase n'est pas moins remarquable que son architecture. Ici, même liberté que dans tout le reste. Je ne parle pas de métaphores si extraordinaires que leurs analogues se trouveraient difficilement ailleurs. Dans ce genre, la liberté n'a pas des limites tracées et connues d'avance. Toute métaphore est une substitution fondée sur un rapport; que ce rapport soit vrai, que le terme substitué convienne à la couleur du sujet, telles sont les règles, mais c'est au goût et à la raison, non à l'usage, qu'il appartient d'en connaître. La liberté de l'usage se fait voir davantage à modifier l'acception usuelle des mots et le mode de leur emploi ; car ici la règle est d'autant plus inflexible qu'elle est plus arbitraire. C'est là le propre de Saint-Simon: faisant doucement glisser les mots de dessus leur base, il les oblige à recouvrir plus d'espace; et il le fait souvent avec assez de tact et de bonheur pour qu'on se demande s'il a fait autre chose que se prévaloir d'un droit négligé mais incontestable. Et soit qu'il enfreigne l'usage, soit qu'il le respecte, ses expressions, même les plus courtes, jettent la lumière la plus vive sur l'ensemble de l'idée. Dans cette langue d'exception, le duc de Bourgogne est un disciple lumineux, quoique lumineux ne s'applique point aux personnes; mais qu'on essaye de dire autrement! Les charmes d'un entretien agités par la variété où le prince s'espace par art. » Des charmes agités! Cette expression prend l'analyse au dépourvu, mais l'imagination l'adopte avec empressement. « La duchesse, alarmée d'un époux si austère.... » L'austérité de son époux, plus régulier, aurait moins de grâce. Ce qui a fait dire sinistrement qu'il n'aimait pas la » guerre. » L'application de cet adverbe est inusitée, mais bien expressive. « Il s'extorquait une surface unie. » Le goût tremble devant de telles expressions; mais on voit avec plaisir ce verbe extorquer sortir des limites de son acception traditionnelle. Il faut pourtant l'avouer : dans une telle liberté, l'abus est bien près de l'usage; l'usage est presque un abus. Cette liberté menace les fondements du langage. La langue, ainsi que la société civile, repose sur le respect de la propriété; en grammaire comme en politique, il y a des droits acquis: chaque mot réclame son idée comme chaque individu son bien. Que ces droits soient livrés au bon plaisir de tous ou d'un seul, la langue s'écroule ainsi que la société; mais d'une autre part, dans l'immobilité forcée de la propriété, la langue et la société croupissent. La langue française doit sa vie et son progrès au mouvement continuel que lui ont imprimé des innovations sinon égales, du moins semblables à celles que nous venons de signaler. Mais il faut que ce mouvement de la langue s'opère lentement et sans violence; plus il est insensible, plus il est sûr; il se légitime d'autant mieux qu'on en connaît moins la source: autant que possible, il faut qu'il soit anonyme. De nos jours il est bien loin de demeurer dans ces conditions en fait de langue, la propriété est de toutes parts menacée; l'arbitraire individuel se substitue à l'arbitraire légal; la convention, base du langage, tend à s'effacer, et par conséquent la confusion à s'introduire.

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JACQUES II.

JACQUES II, homme dur et faible, entêté et fanatique, n'avait pas, lorsqu'il prit en main les rênes' des trois royaumes, la moindre idée de la révolution accomplie dans les esprits; il était resté en arrière de ses contemporains de plus d'un siècle. Il voulut tenter en faveur de l'église romaine ce que son père n'avait pas pu même exécuter pour l'épiscopat il se croyait le maître d'opérer un changement dans la religion de l'État aussi facilement qu'Henri VIII'; mais le peuple anglais n'était plus le peuple des Tudor, et quand Jacques eût distribué à ses sujets tous les biens du clergé anglican, il n'aurait pas fait un seul catholique. Son plus grand tort fut de jurer, en parvenant à la couronne, ce qu'il n'avait pas l'intention de tenir la foi gardée n'a pas toujours sauvé les empires; la foi mentie les a souvent perdus".

Jacques eut tout d'abord le cœur enflé par la folle rébellion du duc de Monmouth, si facilement réprimée. Monmouth battu à Sedgmore, découvert après le combat dans des broussailles, conduit à Londres, présenté à Jacques, ne put sauver sa vie par les humbles soumissions que Jacques exilé a complaisamment racontées, croyant excuser sa faiblesse en divulguant celle des autres. La certitude de la mort rendit à Monmouth le courage: il se montra brave et léger comme Charles II son père; il avait toutes les grâces de la courtisane sa mère. Il joua avec la hache, dont il fallut cinq

1) « Jacques, attaché depuis sa jeunesse à la communion romaine par persuasion, joignait à sa créance l'esprit de parti et de zèle. S'il eût été mahométan ou de la religion de Confucius, les Anglais n'eussent jamais troublé son règne; mais il avait formé le dessein de rétablir dans son royaume le catholicisme, regardé avec horreur par ces royalistes républicains comme la religion de l'esclavage. C'est une entreprise quelquefois très aisée de rendre une religion dominante dans un pays: Constantin, Clovis, Gustave Vasa, la reine Élisabeth, firent recevoir sans danger, chacun par des moyens différents, une religion nouvelle; mais pour de pareils changements, deux choses sont absoluments nécessaires, une profonde politique et des circonstances heureuses; l'une et l'autre manquaient à Jacques. Voltaire, Siècle de Louis XIV, chap. XV. |2) « Il n'appartient pas, ô Athéniens, il n'appartient pas à l'injuste, au parjure, au trompeur, de fonder une puissance durable. » Démosthène, 2o Olyntienne.

coups pour abattre sa belle tête. On a voulu faire de Monmouth le Masque de fer c'est toujours du roman".

Jacques, naturellement cruel, trouva un bourreau Jeffries avait commencé ses œuvres, vers la fin du règne de Charles II, dans le procès où Russel et Sidney perdirent la vie; cet homme, qui à la suite de l'invasion de Monmouth fit exécuter dans l'ouest de l'Angleterre plus de deux cent cinquante personnes, ne manquait pas d'un certain esprit de justice : une vertu qu'on n'aperçoit pas dans un homme de bien se fait remarquer quand elle est placée au milieu des vices.

Emporté par son zèle religieux, le monarque n'écoutait que les conseils de son confesseur, le jésuite Péters, qu'il avait entrepris de faire cardinal. Missionnaire dans sa propre cour, Jacques avait converti son ministre Sunderland, qui n'était pas plus fidèle à son nouveau Dieu qu'il ne l'était à son roi. Le nonce du pape fit une entrée publique à Windsor, en habits pontificaux ; ces choses qui, dans l'esprit tolérant ou indifférent de ce siècle, seraient fort innocentes aujourd'hui, étaient alors criminelles aux yeux d'un peuple instruit à regarder la communion romaine comme ennemie des libertés publiques.

Le roi ne pouvant parvenir directement à son but, voulut l'atteindre par une voie oblique: il se fit le protecteur des Quakers, et demanda la liberté de conscience pour tous ses sujets. Cromwell avait aussi recherché cette liberté, mais pour se défendre, et non pour attaquer comme Jacques. Le roi intrigua sans succès afin d'obtenir une majorité sur ce point dans le parlement. Ayant échoué, il publia de sa propre autorité une déclaration de liberté de conscience. Sept évêques refusèrent de la lire dans leurs églises ; conduits à la Tour, puis acquittés par un jugement, leur captivité et leur élargissement devinrent un triomphe populaire. Jacques avait formé un camp qu'il exerçait à quelques milles de Londres: il ne trouva pas les soldats plus disposés à admettre la liberté de conscience que les évêques.

Ainsi ce fut par un acte juste et généreux en principe que Jacques acheva de mécontenter la nation. On trouve aisément la double raison de cette sorte d'iniquité des faits d'un côté il y avait fanatisme protestant; de l'autre, on sentait que la tolérance royale

1) Voyez Fox, Histoire des deux derniers rois de la maison Stuart, T. Ier, p. 307 de la traduction française.

n'était pas sincère et qu'elle ne demandait une liberté particulière que pour détruire la liberté générale.

Il est difficile de s'expliquer la conduite du roi. Sous le règne même de son frère il avait vu proposer un bill d'incapacité à la possession de la couronne, incapacité fondée sur la profession de toute religion qui ne serait pas religion de l'État : ces dispositions hostiles pouvaient sans doute avoir irrité secrètement Jacques le catholique; mais aussi comment ne comprit-il pas que pour conserver la couronne chez un pareil peuple, il ne le fallait pas frapper à l'endroit sensible? Loin de là, au lieu de se modérer en parvenant au souverain pouvoir, Jacques abonda dans les mesures propres à le perdre.

La Hollande était depuis longtemps le foyer des intrigues des divers partis anglais : les émissaires de ces partis s'y rassemblaient sous la protection de Marie, fille aînée de Jacques, femme du prince d'Orange, homme qui n'inspire aucune admiration, et qui pourtant a fait des choses admirables. Souvent averti par Louis XIV, Jacques ne voulait rien croire; il lui fallut pourtant se rendre à l'évidence; une dépêche du marquis d'Abbeville, ambassadeur de la Grande-Bretagne à La Haye, déroula à ses yeux tout le plan d'invasion. Abbeville tenait ses renseignements du grand-pensionnaire Fagel; le comte d'Avaux avait su beaucoup plus tôt toute l'affaire. Une flotte était équipée au Texel; elle devait agir contre l'Angleterre, où le prince d'Orange se disait appelé par la noblesse et le clergé.

Louis XIV, dont la politique avait été désastreuse et misérable jusqu'au dénouement, retrouva sa grandeur à la catastrophe: il fit des offres magnanimes, et les aurait tenues; mais il commit en même temps une faute irréparable: au lieu d'attaquer les Pays-Bas, ce qui eût arrêté le prince d'Orange, il porta la guerre ailleurs. La flotte mit à la voile ; Guillaume débarqua avec treize mille hommes à Broxholme, dans Torbay:

A son grand étonnement, il n'y trouva personne; il attendit dix jours en vain. Que fit Jacques pendant ces dix jours? rien. Il avait une armée de vingt mille hommes qui se fût battue d'abord, et il ne prit aucune résolution. Sunderland son ministre le vendait; le prince Georges de Danemarck, son gendre, et Anne, sa fille favorite, l'abandonnaient, de même que sa fille Marie et son autre gendre Guillaume. La solitude commençait à croître autour du monarque qui s'était isolé de l'opinion nationale: il demanda des

conseils au comte de Bedford, père de lord Russel, décapité sous le règne précédent à la poursuite de Jacques. « J'avais un fils, répondit le vieillard, qui aurait pu vous secourir. »

Jacques ne montra de fermeté dans ce moment critique que pour sa religion : elle avait dérobé à son profit le courage naturel du prince. Jacques rappela, il est vrai, les mesures favorables aux catholiques, et toutefois, bravant l'animadversion publique, il fit baptiser son fils dans la communion romaine; le pape fut déclaré parrain de ce jeune roi qui ne devait point porter la couronne. La conscience' était la vertu de ce Jacques II, mais il ne l'appliquait qu'à un seul objet : cette vive lumière devenait pour lui des ténè bres lorsqu'elle frappait autre chose qu'un autel.

Le prince d'Orange avançait lentement vers Londres, où la seule présence de Jacques combattait l'usurpateur. Peu à peu la défection se mit dans l'armée anglaise. Le Lilli-Ballero, espèce d'hymne révolutionnaire, fut chanté parmi les déserteurs. « Qu'on leur donne >> des passeports en mon nom, dit Jacques, pour aller trouver le » prince d'Orange: je leur épargnerai la honte de me trahir. »

Cependant le roi prenait la plus fatale des résolutions, celle de quitter Londres. Il fit partir d'abord la reine et son jeune fils, qu'accompagnait Lauzun, favori de la fortune, comme ses suppliants en étaient le jouet. Jacques lui-même s'embarqua sur la Tamise, y jeta le sceau de l'Etat ou plutôt sa couronne, que le flot ne lui rapporta jamais. Arrêté par hasard à Feversham, il revint à Lon dres, où le peuple le salua des plus vives acclamations. Cette inconstance populaire pensa renverser l'œuvre de la patiente et coupable ambition du prince d'Orange. Ce duc d'York, si brave dans sa jeunesse sous les drapeaux de Turenne et de Condé, si vaillant el si habile amiral sur les flottes de son frère Charles II, ce duc d'York ne retrouvait plus comme roi son ancien courage; il ne s'agissait cependant pour lui que de rester et de regarder en face son gendre et sa fille. Guillaume lui fit ordonner de se retirer au château de Ham; le monarque, au lieu de s'indigner contre cet ordre, sollicita humblement la permission de se rendre à Rochester. Le prince d'Orange devina aisément que son beau-père, en se rapprochant de la mer, avait l'intention de s'échapper du royaume; or c'était tout

1) Comment la conscience, centre de toutes les vertus, peut-elle être présentée comme une vertu particulière? Il faut, pour entrer dans le sens de l'auteur appeler vertus toutes les bonnes dispositions de l'âme : ainsi la pitié, qui existe indépendamment de la conscience.

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