Tourne la terre où moi je cours; Toujours, toujours, toujours, toujours.
Depuis dix-huit siècles, hélas ! Sur la cendre grecque et romaine, Sur les débris de mille états, L'affreux tourbillon me promène. J'ai vu sans fruit germer le bien, Vu des calamités fécondes,
Et pour survivre au monde ancien Des flots j'ai vu sortir deux mondes. Toujours, etc.
Dieu m'a changé pour me punir : A tout ce qui meurt je m'attache. Mais du toit prêt à me bénir Le tourbillon soudain m'arrache. Plus d'un pauvre vient implorer Le denier que je puis répandre, Qui n'a pas le temps de serrer
La main qu'en passant j'aime à tendre. Toujours, etc.
Seul, au pied d'arbustes en fleurs, Sur le gazon, au bord de l'onde, Si je repose mes douleurs, J'entends le tourbillon qui gronde. Eh! qu'importe au ciel irrité Cet instant passé sous l'ombrage? Faut-il moins que l'éternité Pour délasser d'un tel voyage? Toujours, etc.
Que des enfants vifs et joyeux Des miens me retracent l'image; Si j'en veux repaître mes yeux, Le tourbillon souffle avec rage. Vieillards, osez-vous à tout prix M'envier ma longue carrière?
Ces enfants à qui je souris, Mon pied balaiera leur poussière. Toujours, etc.
Des murs où je suis né jadis Retrouvé-je encor quelque trace? Pour m'arrêter je me roidis.
Mais le tourbillon me dit : «< Passe! >> Passe! » et la voix me crie aussi : « Reste debout quand tout succombe; >> Tes aïeux ne t'ont point ici
» Gardé de place dans leur tombe. »> Toujours, etc.
J'outrageai d'un rire inhumain L'homme-dieu respirant à peine. Mais sous mes pieds fuit le chemin. Adieu le tourbillon m'entraîne. Vous qui manquez de charité, Tremblez à ce supplice étrange. Ce n'est point sa divinité, C'est l'humanité que Dieu venge.
Toujours, toujours
Tourne la terre où moi je cours;
Toujours, toujours, toujours, toujours.
JEAN Racine, le grand poète,
Le poète aimant et pieux, Après que sa lyre muette
Se fut voilée à tous les yeux, Renonçant à la gloire humaine, S'il sentait en son âme pleine Le flot contenu murmurer, Ne savait que fondre en prière, Pencher l'urne dans la poussière Aux pieds du Seigneur, et pleurer.
Comme un cœur pur de jeune fille Qui coule et déborde en secret, A chaque peine de famille, Au moindre bonheur, il pleurait : A voir pleurer sa fille aînée; A voir sa table couronnée D'enfants, et lui-même au déclin ; A sentir les inquiétudes
De père, tout causant d'études Les soirs d'hiver avec Rollin.
Ou si dans la sainte patrie, Berceau de ses rêves touchants, Il s'égarait par la prairie
Au fond de Port-Royal-des-Champs; S'il revoyait du cloître austère Les longs murs, l'étang solitaire, Il pleurait comme un exilé:
Pour lui, pleurer avait des charmes, Le jour que mourait dans les larmes Ou La Fontaine ou Champmeslé.
Surtout ses pleurs avec délices En ruisseaux d'amour s'écoulaient, Chaque fois que sous des cilices Des fronts de seize ans se voilaient; Chaque fois que des jeunes filles, Le jour de leurs vœux, sous les grilles S'en allaient aux yeux des parents, Et foulant leurs bouquets de fête, Livrant les cheveux de leur tête, Épanchaient leur âme à torrents.
Lui-même il dut payer sa dette: Au temple il porta son agneau ; Dieu marquant sa fille cadette, La dota du mystique anneau. Au pied de l'autel avancée, La douce et blanche fiancée Attendait le divin époux; Mais, sans voir la cérémonie,
Parmi l'encens et l'harmonie
Sanglotait le père à genoux.
Sanglots, soupirs, pleurs de tendresse, Pareils à ceux qu'en sa ferveur
Répandit aux pieds du Sauveur;
Pareils aux flots de parfum rare Qu'en pleurant la sœur de Lazare De ses longs cheveux essuya; Pleurs abondants comme les vôtres, O le plus tendre des apôtres, Avant le jour d'alléluia.
Prière confuse et muette, Effusion de saints désirs! Quel luth se fera l'interprète De ces sanglots, de ces soupirs? Qui démêlera le mystère
De ce cœur qui ne peut se taire Et qui pourtant n'a point de voix? Qui dira le sens des murmures Qu'éveille à travers les ramures Le vent d'automne dans les bois?
C'était une offrande avec plainte, Comme Abraham en sut offrir; C'était une dernière étreinte
Pour l'enfant qu'on a vu nourrir; C'était un retour sur lui-même, Pécheur relevé d'anathème, Et sur les erreurs du passé; Un cri vers le juge sublime, Pour qu'en faveur de la victime Tout le reste fût effacé.
C'était un rêve d'innocence, Et qui le faisait sangloter, De penser que, dès son enfance, Il aurait pu ne pas quitter Port-Royal et son doux rivage, Son vallon calme dans l'orage,
Refuge propice aux devoirs;
Ses châtaigniers aux larges ombres; Au dedans, les corridors sombres; La solitude des parloirs.
Oh! si, les yeux mouillés encore, Ressaisissant son luth dormant, Il n'a pas dit, à voix sonore, Ce qu'il sentait en ce moment; S'il n'a pas raconté, poète, Son âme pudique et discrète Son holocauste et ses combats, Le Maître qui tient la balance N'a compris que mieux son silence; O mortels, ne le blâmez pas ! Celui qu'invoquent nos prières Ne fait pas descendre les pleurs Pour étinceler aux paupières Ainsi que la rosée aux fleurs; Il ne fait pas sous son haleine Palpiter la poitrine humaine Pour en tirer d'aimables sons; Mais sa rosée est fécondante; Mais son haleine, immense, ardente, Travaille à fondre nos glaçons.
Qu'importent ces chants qu'on exhale, Ces harpes autour du saint lieu; Que notre voix soit la cymbale Marchant devant l'arche de Dieu; Si l'âme, trop tôt consolée, Comme une veuve non voilée, Dissipe ce qu'il faut sentir; Si le coupable prend le change, Et, tout ce qu'il paie en louange, S'il le retranche au repentir?
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