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Et dont l'œil ignorant ne promène sur elle
Que des regards sans souvenir!

C'est donc pour ce tyran avare,

Tranquille, et, d'un kiosk, observant leurs travaux,
Que de riches figuiers Calamate se pare,
Corinthe de raisins, de moissons Sténiclare!
Pour lui, que la royale Argos

Cultive un riz si pur près des limpides eaux ;
Sparte, sa blonde soie amassée en corbeilles ;
Le Ladon, ses tribus de nomades troupeaux;
Et l'Hymette embaumé ses royaumes d'abeilles !
De vingt libres états un esclave héritier

Aux vrais maîtres revend l'eau même des fontaines!
Un bey règne à Corinthe; un aga, maître altier,
Foule Sparte; d'Argos un vayvode est fermier;
Un eunuque au front noir est le patron d'Athènes!
Vaisseau, vaisseau que j'aperçoi,

Et qui vers l'Orient sembles suivre ta route,
Ma voix, de Sunium, t'appelle: écoute! écoute !
Et sur les eaux emporte-moi.

1

Un homme, en ce moment, assis sur le rivage 1
M'entendait, et se lève. En lui je reconnais
La démarche, le port, l'habit de l'Albanais.
Fier, sous son manteau blanc, et hardi de visage,
Le front luisant, l'œil gris, et tout l'aspect sauvage,
Il s'avance. Un poil roux de sa longue épaisseur
Surcharge, en la cachant, sa lèvre hérissée;
Et la brune aveline a prêté sa couleur
A cette chevelure en deux parts amassée
Qui bat sur son épaule, en ondes balancée.

Sa main semble puissante: il marche en l'appuyant
Sur les armes d'argent qui chargent sa ceinture,
Et, d'un œil circonspect, sur la riche nature
Jette, par habitude, un regard défiant.

Il s'approche; il me dit : « Tu parles sans sagesse :
>> Frank, ton esprit s'abuse, et tu juges la Grèce
>> Comme ces autres Franks sur ce bord passagers,

1) Le célèbre Odyssée.

1

>> Ces voyageurs d'un jour, discoureurs et légers.
>> Qui t'a dit que les Grecs ont perdu toute envie
» De reprendre l'honneur aux dépens de la vie?
>> Peut-être la Morée et l'Attique, en effet,

>> Ressemblent au tableau que ta plainte en a fait :
» La vallée est soumise, et la plaine est esclave;
» Mais la forêt est libre, et la montagne est brave.
» Là n'ont jamais cessé les exploits glorieux.

» Vous vantez ces vieux Grecs qu'on nomme nos aïeux:
>> S'ils eurent avant nous des armes mieux trempées,
» Et jamais aux pachas n'ont remis leurs épées,
» Il se peut; Thémistocle, Agis, Léonidas,

>> Vos noms européens, je ne les connais pas;
» Mais je connais Lambros: il vengeait la patrie;
» Je connais Andratros, je connais Zacharie,
» Tzavella, Blacavas, Nicotzara, Zidros;

>> Et je sais des chansons pleines de ces héros.
>> Du vieux Boukovallas t'a-t-on conté l'histoire ?
» Le fusil de Chrèstos, sa portée, et sa gloire?

>> Et de Kontoiannis le sabre si vanté,

>>

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Qui dit, de fils en fils, à sa postérité :

J'appartiens à celui qui hait la tyrannie?

>> L'Europe est-elle enfin si loin de l'Albanie
» Qu'elle n'ait pu savoir les exploits de Souli,
» Ce jour, témoin fameux de la fuite d'Ali,
>> Lorsque du fleuve noir la montagneuse ville
>> Vit quinze cents guerriers en vaincre trente mille;
>> Et Moscho, qui portait, en ce jour triomphant,
>> Sur son bras un fusil, sur l'autre son enfant?

» Étaient-elles aussi sans force et sans courage
>> Ces mères, préférant l'abîme à l'esclavage,

>> Qu'on vit du haut des rocs, en des temps moins heureux, » Lançant leurs nouveau-nés, se lancer après eux?

>> En se donnant la main, l'une à l'autre complice,
>> Ensemble elles dansaient au bord du précipice;
» A chaque nouveau tour du cercle frémissant,
>> La plus proche du bord y tombait en passant,
» Et toutes, resserrant la ronde funéraire,
>> Tombèrent, en chantant, jusques à la dernière.

>> Si ce généreux sol longtemps s'est reposé,
» De haine et de courage il n'est pas épuisé;
>> Et Colocotroni du moins a fait connaître

>> Quels hommes la Morée encor peut faire naître.
» Le caillou d'Ilissus semble inerte et glacé;
>> Sous la main qui le frappe incessamment blessé,
>> Il peut, du feu secret qu'en son sein il recèle,
>> Laisser, en s'irritant, échapper l'étincelle.
» Ne vois-tu pas déjà quels éclairs furieux

» L'aspect d'un musulman allume en tous les yeux ? >> Suspends encor la plainte et retiens le reproche: >> Plus la nuit a duré, plus le matin est proche.

» Écoute, voyageur. De Corinthe à Patras

» Sans doute au bord du golfe ont cheminé tes pas ? » Eh bien: près de Patras, près du rivage même » Il est un champ, nommé le champ de l'Anathème, >> Qu'une secrète haine a marqué de son sceau. » Là, des pierres sans nombre élèvent un monceau ; >> Là, chaque Grec qui passe, irrité d'impuissance, » En jette une, et dévoue un Turc à la vengeance.

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Chaque pierre est un vœu, chaque pierre est un sort, >> Et représente un glaive, et désigne une mort.

>> L'Anathème s'amasse, et la plaine est comblée. >> Ah! lorsque viendra l'heure, en secret appelée, » Que l'Osmanli tremblant se recommande à Dieu, >> Oui, mais non pas à moi, non pas aux Grecs. Adieu. » Mon nom t'est inconnu : tu le pourras connaître ; » Les cris des musulmans te l'apprendront peut-être. >> Adieu, Franck. » Il a dit; sa main presse ma main, Et d'un pied bondissant il frappe le chemin. Il s'éloigne du sol on dirait qu'il s'empare, Qu'il marche confident d'un combat qu'on prépare, Que déjà, dans son âme, il s'est senti vainqueur; Et l'espoir qui l'inspire a passé dans mon cœur.

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Cependant le vaisseau m'écarte de la terre.
Auprès du gouvernail je suis monté m'asseoir,
Hélas! non sans tourner un œil involontaire
Vers le bord décroissant sous le soleil du soir.

J'ai regardé longtemps, troublé par ma mémoire,
Derrière Sunium baisser le globe d'or;
Et quand fut obscurci l'antique promontoire,
Le temple au ciel luisait encor.

Du sein de l'Archipel, tout à coup frappé d'ombre,
Comme un vaste miroir qu'un souffle aurait terni,
Mes yeux encor au ciel pouvaient compter le nombre
Des colonnes debout, sur l'azur embruni.

Dernier reflet du jour, enfin leur blanche image
Par degrés s'est éteinte, et sous l'ombre a passé.
La Grèce à l'horizon n'est plus qu'un beau nuage;
Je regarde: il est effacé.

La lampe est allumée auprès de la boussole,
Jaune sous l'éclat pur de la lune qui luit;
L'autre lampe, éclairant l'image qui console,
Commence à balancer sa veille de la nuit;
La coupe de parfum au matelot qui prie
A présenté du soir l'encens habituel ;
C'est l'heure sainte où l'ange a salué Marie :
Vénus se lève dans le ciel.

Quel silence descend des tranquilles étoiles !
Lui-même le malheur n'oserait pas gémir.
Mouvantes lentement, sur les muettes voiles
Je les vois se bercer; et tout semble dormir.
Beau soir! calme de l'air! à peine sous la proue
La mer roule le bruit d'un paisible ruisseau :
L'air pur et velouté vient caresser ma joue,
Doux comme l'aile d'un oiseau.

J'ai senti dans mon cœur ce silence descendre,
Comme sur le vaisseau tout bruit s'évanouir.
L'Albanais seul en moi se fait encore entendre.
Grèce, de tes beaux soirs quand pourras-tu jouir?
A cette heure, elle dort ! tandis qu'avec tristesse
Je poursuis sur la mer mon nocturne chemin :
Sommeille en paix ! et moi, belles îles de Grèce,
Où m'éveillerai-je demain?

M. PIERRE LEBRUN.

Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d'or qu'il laisse dans les airs,
Lorsqu'en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l'or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo gravissant la montagne,

Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d'œil.
Il voit d'abord Phasga que des figuiers entourent,
Puis, au-delà des monts que ses regards parcourent,
S'étend tout Galaad, Éphraïm, Manassé,

Dont le pays fertile à sa droite est placé;
Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale
Ses sables, où s'endort la mer occidentale;
Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli,
Couronné d'oliviers, se montre Nephtali;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes
Jéricho s'aperçoit c'est la ville des palmes;
Et prolongeant ses bois, des plaines de Phogor
Le lentisque touffu s'étend jusqu'à Ségor.
Il voit tout Chanaan, et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit, sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis, vers le haut du mont il reprend son chemin.

Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d'Israël s'agitaient au vallon
Comme les blés épais qu'agite l'aquilon.

Dès l'heure où la rosée humecte l'or des sables,
Et balance sa perle au sommet des érables,
Prophète centenaire, environné d'honneur,
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.
On le suivait des yeux aux flammes de sa tête;
Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte,
Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d'éclairs la cime du haut lieu,

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