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nier qu'il n'ait bien reconnu les côtés faibles de la littérature en faveur. Du reste, la satire des mauvais écrits se rattachait étroitement, dans sa pensée, à celle des mauvaises mœurs : les deux dégénérations n'en étaient qu'une à ses yeux. Ce ton de la satire était nouveau en France; il lui fallait, pour le rencontrer, qu'elle trouvât un homme capable d'embrasser avec enthousiasme une cause vaincue; car dans cette cause seule se trouvait l'inspiration toute nouvelle qui caractérise la satire chez Gilbert. Il n'y a pas si loin qu'on le croirait de l'auteur de la satire du dix-huitième siècle à l'auteur de ces vers lyriques :

« Ainsi parlait hier un peuple de faux sages.
» Si ce roi des soleils, sensible à leurs outrages,
» Eût dit dans sa pensée: Ingrats, vous périrez!
» Le tonnerre, attentif à son ordre suprême,
» Se fût éveillé de lui-même,

» Et les eût, parmi nous, choisis et dévorés; »

ou de ceux-ci, encore plus beaux :

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L'Éternel a brisé son tonnerre inutile;

» Et', d'ailes et de faux dépouillé désormais,

» Sur les mondes détruits le Temps dort immobile. »

Gilbert mourut avant que son talent eût atteint toute sa maturité. Mais comment douter que son style n'eût gagné autant de coloris, de précision et de souplesse qu'il avait déjà de vigueur, quand on rencontre dans ses satires des passages comme ceux-ci :

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Parlerai-je d'Iris? Chacun la prône et l'aime ;

» C'est un cœur, mais un cœur.... c'est l'humanité même.

» Si d'un pied étourdi quelque jeune éventé

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Frappe, en courant, son chien, qui jappe épouvanté,

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Comptable de l'ennui dont sa muse m'assomme,
Pourquoi s'est-il nommé, s'il ne veut qu'on le nomme?
Je prétends soulever les lecteurs détrompés
Contre un auteur bouffi de succès usurpés.
Sous une périphrase étouffant ma franchise,

Au lieu de d'Alembert, faut-il donc que je dise:

C'est ce joli pédant, géomètre orateur,

De l'Encyclopédie ange conservateur,

Dans l'histoire chargé d'inhumer ses confrères,
Grand homme, car il fait leurs extraits mortuaires?
Si j'évoque jamais, du fond de son journal,

Des sophistes du temps l'adulateur banal,
Lorsque son nom suffit pour exciter le rire,
Dois-je, au lieu de La Harpe, obscurément écrire :
C'est ce petit rimeur, de tant de prix enflé,
Qui, sifflé pour ses vers, pour sa prose sifflé,
Tout meurtri des faux pas de sa muse tragique,
Tomba de chute en chute au trône académique ?
Ces détours sont d'un làche et malin détracteur;
Je ne veux point offrir d'enigmes au lecteur.

(Mon Apologie.)

L'AVEUGLE.

« DIEU, dont l'arc est d'argent, Dieu de Claros, écoute! >> O Sminthée-Apollon, je périrai sans doute,

>> Si tu ne sers de guide à cet aveugle errant. >>

C'est ainsi qu'achevait l'aveugle en soupirant,
Et près des bois marchait, faible, et sur une pierre
S'asseyait. Trois pasteurs, enfants de cette terre,
Le suivaient, accourus aux abois turbulents
Des Molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlants.
Ils avaient, retenant leur fureur indiscrète,
Protégé du vieillard la faiblesse inquiète;

Ils l'écoutaient de loin; et s'approchant de lui:
« Quel est ce vieillard blanc, aveugle et sans appui ?

>> Serait-ce un habitant de l'empire céleste?

» Ses traits sont grands et fiers; de sa ceinture agreste

» Pend une lyre informe, et les sons de sa voix

» Émeuvent l'air et l'onde, et le ciel et les bois. »

Mais il entend leurs pas, prête l'oreille, espère, Se trouble, et tend déjà les mains à la prière. « Ne crains point, disent-ils, malheureux étranger; » (Si plutôt, sous un corps terrestre et passager, >> Tu n'es point quelque dieu protecteur de la Grèce, >> Tant une grâce auguste ennoblit ta vieillesse!) >> Si tu n'es qu'un mortel, vieillard infortuné, » Les humains près de qui les flots t'ont amené, >> Aux mortels malheureux n'apportent point d'injures. >> Les destins n'ont jamais de faveurs qui soient pures. >> Ta voix noble et touchante est un bienfait des dieux; » Mais aux clartés du jour ils ont fermé tes yeux.

>> Enfants, car votre voix est enfantine et tendre, >> Vos discours sont prudents plus qu'on n'eût dù l'attendre; » Mais, toujours soupçonneux, l'indigent étranger

>> Croit qu'on rit de ses maux et qu'on veut l'outrager.
» Ne me comparez point à la troupe immortelle :
» Ces rides, ces cheveux, cette nuit éternelle,
» Voyez est-ce le front d'un habitant des cieux?
» Je ne suis qu'un mortel, un des plus malheureux !
» Si vous en avez un pauvre, errant, misérable,
» C'est à celui-là seul que je suis comparable;
» Et pourtant je n'ai point, comme fit Thomyris,
>> Des chansons à Phébus voulu ravir le prix;
» Ni, livré comme OEdipe à la noire Euménide,
>> Je n'ai puni sur moi l'inceste parricide:

>> Mais les dieux tout-puissants gardaient à mon déclin
» Les ténèbres, l'exil, l'indigence et la faim.

>> - Prends; et puisse bientôt changer ta destinée! »
Disent-ils. Et, tirant ce que pour leur journée
Tient la peau d'une chèvre aux crins noirs et luisants,
Ils versent à l'envi sur ses genoux pesants

Le pain de pur froment, les olives huileuses,
Le fromage, et l'amande, et les figues mielleuses,
Et du pain à son chien entre ses pieds gissant,
Tout hors d'haleine encore, humide et languissant,
Qui, malgré les rameurs se lançant à la nage,
L'avait, loin du vaisseau, rejoint sur le rivage.

« Le sort, dit le vieillard, n'est pas toujours de fer. » Je vous salue, enfants venus de Jupiter.

>> Heureux sont les parents qui tels vous firent naître ! » Mais venez, que mes mains cherchent à vous connaître ; » Je crois avoir des yeux. Vous êtes beaux tous trois ; >> Vos visages sont doux, car douce est votre voix. >> Qu'aimable est la vertu que la grâce environne ! >> Croissez, comme j'ai vu ce palmier de Latone, >> Alors qu'ayant des yeux je traversai les flots; >> Car jadis, abordant à la sainte Délos,

» Je vis près d'Apollon à son autel de pierre, >> Un palmier, don du ciel, merveille de la terre. >> Vous croîtrez, comme lui, grands, féconds, révérés, >> Puisque les malheureux sont par vous honorés. » Le plus âgé de vous aura vu treize années. >> A peine, mes enfants, vos mères étaient nées, >> Que j'étais presque vieux. Assieds-toi près de moi, » Toi, le plus grand de tous; je me confie à toi. >> Prends soin du vieil aveugle. O sage magnanime! >> Comment et d'où viens-tu? Car l'onde maritime » Mugit de toutes parts sur nos bords orageux.

>>> Des marchands de Cymé m'avaient pris avec eux. » J'allais voir, m'éloignant des rives de Carie,

» Si la Grèce pour moi n'aurait point de patrie,

» Et des dieux moins jaloux, et de moins tristes jours;

>> Car jusques à la mort nous espérons toujours.

» Mais, pauvre, et n'ayant rien pour payer mon passage, >> Ils m'ont, je ne sais où, jeté sur le rivage.

>> - Harmonieux vieillard, tu n'as donc point chanté? >> Quelques sons de ta voix auraient tout acheté.

>> Enfants, du rossignol la voix pure et légère

» N'a jamais apaisé le vautour sanguinaire,
» Et les riches grossiers, avares, insolents,
» N'ont pas une âme ouverte à sentir les talents.
» Guidé par ce bâton, sur l'arène glissante,
>> Seul, en silence, au bord de l'onde mugissante,
» J'allais ; et j'écoutais le bêlement lointain
>> De troupeaux agitant leurs sonnettes d'airain.

>> Puis j'ai pris cette lyre, et les cordes mobiles

>> Ont encor résonné sous mes vieux doigts débiles.
» Je voulais des grands dieux implorer la bonté,
>> Et surtout Jupiter, dieu d'hospitalité,

» Lorsque d'énormes chiens, à la voix formidable,
>> Sont venus m'assaillir; et j'étais misérable

» Si vous (car c'était vous), avant qu'ils m'eussent pris, >> N'eussiez armé pour moi les pierres et les cris.

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Mon père, il est donc vrai: tout est devenu pire. >> Car jadis, aux accents d'une éloquente lyre,

» Les tigres et les loups, vaincus, humiliés,
>> D'un chanteur comme toi vinrent baiser les pieds.

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Les barbares! J'étais assis près de la poupe. » Aveugle vagabond, dit l'insolente troupe, >> Chante! si ton esprit n'est point comme tes yeux, » Amuse notre ennui: tu rendras grâce aux dieux. >> J'ai fait taire mon cœur, qui voulait les confondre; >> Ma bouche ne s'est point ouverte à leur répondre. >> Ils n'ont pas entendu ma voix, et sous ma main >> J'ai retenu le dieu courroucé dans mon sein. » Cymé, puisque tes fils dédaignent Mnemosyne, >> Puisqu'ils ont fait outrage à la muse divine, >> Que leur vie et leur mort s'éteignent dans l'oubli; » Que ton nom dans la nuit demeure enseveli.

>> - Viens, suis-nous à la ville; elle est toute voisine, » Et chérit les amis de la muse divine.

>> Un siége aux cloux d'argent te place à nos festins; » Et là, les mets choisis, le miel et les bons vins,

>> Sous la colonne où pend une lyre d'ivoire,

>> Te feront de tes maux oublier la mémoire.

» Et si, dans le chemin, rhapsode ingénieux,

>> Tu veux nous accorder tes chants dignes des cieux, >> Nous dirons qu'Apollon, pour charmer les oreilles,

>> T'a lui-même dicté de si douces merveilles.

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Oui, je le veux; marchons. Mais où m'entraînez-vous? >> Enfants du vieil aveugle, en quel lieu sommes-nous?

>> Sicos est l'île heureuse où nous vivons, mon père.

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