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mourant ce souvenir de vous, si mes prières ne peuvent vous fléchir. Viens, mon frère, petit enfant trop faible pour me secourir, viens supplier ton père avec tes larmes; dis-lui de ne pas faire mourir ta sœur ; l'enfant même qui ne sait point encore parler, sent déjà la pitié. Voyez-le, mon père : il vous implore dans son silence. Ayez donc pitié de moi, et épargnez ma vie ; voyez vos deux chers enfants qui vous en supplient en pressant vos joues : l'un est encore à la mamelle, l'autre est dans la fleur de la jeunesse. Je me borne à une seule chose; elle est plus forte que tous mes discours: Il est doux aux hommes de voir la lumière du jour; il n'y a point de lumière au-dessous de nous; c'est un insensé que celui qui désire la mort, et vivre obscur vaut mieux que mourir dans la gloire.

Homère, Iliade, L. I, v. 152.

Racine, Iphigénie, A. IV, S. 6.

ACHILLE à AGAMEMNON.

Bien qu'aux braves Troyens j'aille porter la guerre,
Nul affront reçu d'eux n'excite ma colère.
Dans la riche Phthia, nourrice des héros,
Jamais ils n'ont ravi mes coursiers, mes taureaux,
Ni mes moissons. Entre eux et sa plaine abondante
S'élèvent de hauts monts, s'étend la mer bruyante;
Mais c'est toi, des mortels le plus audacieux,
C'est toi dont le désir nous entraîne en ces lieux;
C'est pour plaire à toi seul qu'aux rivages du Xanthe
Nous suivons Ménélas; et toi, face impudente!
Qu'importe ? tu n'en as souci ni souvenir;
Et toi-même aujourd'hui tu prétends me ravir
Un trésor, juste prix acquis à ma vaillance,
Et dont les fils des Grecs ont fait ma récompense.

SCÈNES DE PHÈDRE.

L'idéal de Racine se trouve ici tout entier, comme l'idéal de Corneille est empreint dans l'héroïsme des Horaces. Le poète nous représente une âme aux prises avec une passion funeste, dont elle rougit encore, mais qu'elle ne sait plus combattre; c'est le délire d'un amour d'autant plus effréné qu'il est plus illégitime; les cris de la passion se confondent avec ceux du remords; c'est une étrange harmonie des gémissements de la conscience et de ceux d'un amour sans espoir. Phèdre est tout entière dans ces deux vers : « Hélas! du crime affreux dont la honte me suit, » Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit. »

Un habile critique allemand (M. Schlegel) n'a pas eu le bonheur de saisir cette admirable conception. Il n'a pas vu que le sujet de Phèdre, c'est Phèdre même; que c'est sur elle que le poète a voulu attirer notre intérêt; qu'Hippolyte n'est ici qu'un personnage secondaire, auquel l'auteur a donné aussi peu de saillie qu'il était possible. Ce point reconnu, les critiques de M. Schlegel deviennent des éloges ; l'espèce de nullité d'Hippolyte est plus que rachetée par l'importance du personnage de Phèdre; les rapports changent nécessairement avec le sujet; et quant au sujet lui-même, il est permis de croire qu'il est plus beau chez Racine que chez Euripide. Intéresse à un innocent persécuté, c'est quelque chose; mais inspirer de l'intérêt pour le persécuteur, et un intérêt si pur que le sentiment moral le plus délicat n'en est point blessé, c'est, ce nous semble, mieux encore. Elle n'appartient qu'au christianisme, cette pitié supérieure, cette pitié sublime qui s'attache à la personne du criminel par cela même qu'il est criminel. Faire du péché le plus déplorable des malheurs, c'est une idée uniquement chrétienne; et la religion seule qui a inventé une telle infortune pouvait inventer une telle compassion. C'est en considérant Phèdre de ce point de vue que nous concevons qu'elle ait obtenu, quoique tout imprégnée d'amour, l'approbation du pieux Arnauld, qui croyait y voir un vivant tableau de l'âme abandonnée à elle-même et privée des influences de la grâce.

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N'ALLONS point plus avant. Demeurons, chère OEnone.
Je ne me soutiens plus. Ma force m'abandonne.
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
Hélas!

(Elle s'assied.)

OENONE.

Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent!

PHÈDRE.

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent!
Quelle importune main, en formant tous ces noeuds,
A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux ?
Tout m'afflige et me nuit, et conspire à me nuire.

OENONE.

Comme on voit tous ses vœux l'un l'autre se détruire!'
Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains;
Vous-même, rappelant votre force première,
Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière.
Vous la voyez, madame; et prête à vous cacher,
Vous haïssez le jour que vous veniez chercher !

PHÈDRE.

Noble et brillant auteur d'une triste famille,
Toi dont ma mère osait se vanter d'être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois!

OENONE.

Quoi! vous ne perdrez point cette cruelle envie !
Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,
Faire de votre mort les funestes apprêts?

PHÈDRE.

Dieux, que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!
Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière,
Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrière ?

Quoi, madame !

OENONE.

PHÈDRE.

Insensée! où suis-je, et qu'ai-je dit?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
Je l'ai perdu. Les dieux m'en ont ravi l'usage.
OEnone, la rougeur me couvre le visage.
Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs ;
Et mes yeux, malgré moi, se remplissent de pleurs.

OENONE.

Ah! s'il vous faut rougir, rougissez d'un silence
Qui de vos maux encore aigrit la violence.

Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,
Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours ?
Quelle fureur les borne au milieu de leur course?
Quel charme ou quel poison en a tari la source?
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux,
Depuis que le sommeil n'est entré dans vos yeux;
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure,
Depuis que votre corps languit sans nourriture.
A quel affreux dessein vous laissez-vous tenter?
De quel droit sur vous-même osez-vous attenter?
Vous offensez les dieux, auteurs de votre vie;
Vous trahissez l'époux à qui la foi vous lie;
Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,
Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
Songez qu'un même jour leur ravira leur mère,
III.

29

Et rendra l'espérance au fils de l'étrangère,
A ce fier ennemi de vous, de votre sang,

Ce fils qu'une Amazone a porté dans son flanc,
Cet Hippolyte....

PHÈDRE.

Ah dieux !

OENONE.

Ce reproche vous touche?

PHÈDRE.

Malheureuse, quel nom est sorti de ta bouche!

OENONE.

Hé bien, votre colère éclate avec raison.
J'aime à vous voir frémir à ce funeste nom.
Vivez donc. Que l'amour, le devoir vous excite.
Vivez; ne souffrez pas que le fils d'une Scythe,
Accablant vos enfants d'un empire odieux,

Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux.
Mais ne différez point, chaque moment vous tue.
Réparez promptement votre force abattue,
Tandis que, de vos jours prêts à se consumer,
Le flambeau dure encore et peut se rallumer.

PHÈDRE.

J'en ai trop prolongé la coupable durée.

OENONE.

Quoi! de quelques remords êtes-vous déchirée ?
Quel crime a pu produire un trouble si pressant?
Vos mains n'ont point trempé dans le sang innocent.
PHÈDRE.

Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles!

OENONE.

Et quel affreux projet avez-vous enfanté,

Dont votre cœur encor doive être épouvanté ?

PHÈDRE.

Je t'en ai dit assez. Épargne-moi le reste.

Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.

OENONE.

Mourez donc, et gardez un silence inhumain.

Mais, pour fermer vos yeux, cherchez une autre main.

Quoiqu'il vous reste à peine une faible lumière,
Mon âme chez les morts descendra la première ;
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.
Cruelle, quand ma foi vous a-t-elle déçue ?
Songez-vous qu'en naissant mes bras vous ont reçue?
Mon pays, mes enfants, pour vous j'ai tout quitté.
Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?

PHÈDRE.

Quel fruit espères-tu de tant de violence?
Tu frémiras d'horreur si je romps le silence.

OENONE.

Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux,
A l'horreur de vous voir expirer à mes yeux?

PHÈDRE.

Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m'accable,
Je n'en mourrai pas moins; j'en mourrai plus coupable.

OENONE.

Madame, au nom des pleurs que pour vous j'ai versés, Par vos faibles genoux que je tiens embrassés, Délivrez mon esprit de ce funeste doute.

Tu le veux lève-toi.

PHÈDRE.

OENONE.

Parlez, je vous écoute.

PHÈDRE.

Ciel ! que lui vais-je dire? et par où commencer?

OENONE.

Par de vaines frayeurs cessez de m'offenser.

PHÈDRE.

O baine de Vénus! ô fatale colère !

Dans quels égarements l'amour jeta ma mère !

OENONE.

Oublions-les, madame; et qu'à tout l'avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.

PHÈDRE.

Ariane, ma sœur! de quel amour blessée,
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !

OENONE.

Que faites-vous, madame? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui ?

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