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EXTRAIT DE L'ÉLOGE DU PRINCE DE CONDÉ,

PAR BOSSUET.

Le plus grand capitaine français du 17° siècle était digne d'être célébré par le plus grand orateur de cette époque. Ce beau sujet inspira Bossuet, qui n'est nulle part aussi sublime que dans l'oraison funèbre du prince de Condé. « Si jamais, dit Thomas, il parut avoir l'enthousiasme et l'ivresse de son sujet, et s'il le communiqua aux autres, c'est dans l'éloge funèbre du prince de Condé. L'orateur s'élance avec le héros; il en a l'impétuosité comme la grandeur. Il ne raconte pas on dirait qu'il imagine et conçoit lui-même les plans. Il est sur les champs de bataille; il a l'air de commander aux événements: il les appelle, il les prédit; il lie ensemble et peint à la fois le passé, le présent, l'avenir, tant les objets se succèdent avec rapidité, tant ils s'entassent et se pressent dans son imagination! Mais la partie la plus éloquente de cet éloge en est la fin les six dernières pages sont un mélange continuel de pathétique et de sublime.

Au moment que j'ouvre la bouche pour célébrer la gloire immortelle de Louis de Bourbon, prince de Condé, je me sens également confondu et par la grandeur du sujet, et, s'il m'est permis de l'avouer, par l'inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable n'a pas ouï les victoires du prince de Condé et les merveilles de sa vie? On les raconte partout; le Français qui les vante n'apprend rien à l'étanger; et quoique je puisse aujourd'hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos pensées, j'aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez d'être demeuré beaucoup au dessous. Nous ne pouvons rien, faibles orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires; le Sage a raison de dire que « leurs seules actions les peuvent louer » : toute autre louange languit auprès des grands noms, et la seule simplicité d'un récit fidèle pourrait soutenir la gloire du prince de Condé. Mais en attendant que l'histoire, qui doit ce récit aux siècles futurs, le fasse paraître, il faut satisfaire comme nous pourrons à la reconnaissance publique et aux ordres du plus grand de tous les rois. Que ne doit point le royaume à un prince qui a honoré

1) Condé, né en 1621, mort en 1686. Louis XIV, de Voltaire.

Il serait bon de lire le chapitre III du Siècle de

2) Satisfaire (v. a.) est synonyme de contenter; — satisfaire à, de remplir son devoir

envers.

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EXTRAIT DE L'ÉLOGE DU PRINCE DE CONDÉ.

485 la maison de France, tout le nom français, son siècle, et pour ainsi dire l'humanité tout entière? Louis-le-Grand est entré luimême dans ces sentiments: après avoir pleuré ce grand homme, et lui avoir donné par ses larmes au milieu de toute sa cour le plus glorieux éloge qu'il pût recevoir, il assemble dans un temple si célèbre ce que son royaume a de plus auguste, pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de ce prince; et il veut que ma faible voix anime toutes ces tristes représentations et tout cet appareil funèbre. Faisons donc cet effort sur notre douleur. Ici un plus grand objet, et plus digne de cette chaire, se présente à ma pensée : c'est Dieu qui fait les guerriers et les conquérants. « C'est » vous, lui disait David, qui avez instruit mes mains à combattre, >> et mes doigts à tenir l'épée., » S'il inspire le courage, il ne donne pas moins les autres grandes qualités naturelles et surnaturelles et du cœur et de l'esprit. Tout part de sa puissante main : c'est lui qui envoie du ciel les généreux sentiments, les sages conseils, et toutes les bonnes pensées; mais il veut que nous sachions distinguer entre les dons qu'il abandonne à ses ennemis et ceux qu'il réserve à ses serviteurs. Ce qui distingue ses amis d'avec tous les autres, c'est la piété jusqu'à ce qu'on ait reçu ce don du ciel, tous les autres non seulement ne sont rien, mais encore tournent en ruine à ceux qui en sont ornés; sans ce don inestimable de la piété, que serait-ce que le prince de Condé avec tout ce grand cœur et ce grand génie? Non, mes frères, si la piété n'avait comme consacré ses autres vertus, ni ces princes ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons donc à bout la gloire humaine par cet exemple; détruisons l'idole des ambitieux; qu'elle tombe anéantie devant ces autels 2. Mettons ensemble aujourd'hui (car nous le pouvons dans un si noble sujet) toutes les plus belles qualités d'une excellente nature; et, à la gloire de la vérité, montrons dans un prince admiré de tout l'univers, que ce qui fait les héros, ce qui porte la gloire du monde jusqu'au comble- valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur; vivacité, pénétration, grandeur et sublimité de génie, voilà pour l'esprit ne serait qu'une illusion, si la piété ne s'y était jointe; et enfin, que la piété est le tout de l'homme. C'est, messieurs, ce que vous verrez

1) Desseins. - 2) Belle image.

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dans la vie éternellement mémorable de très haut et très puissant prince Louis de Bourbon, prince de Condé, premier prince du sang.

Dieu nous a révélé que lui seul fait les conquérants, et que seul i les fait servir à ses desseins. Quel autre a fait un Cyrus, si ce n'est Dieu, qui l'avait nommé deux cents ans avant sa naissance dans les oracles d'Isaïe? « Tu n'es pas encore, lui disait-il, » mais je te vois, et je t'ai nommé par ton nom: tu t'appelleras » Cyrus. Je marcherai devant toi dans les combats; à ton appro» che je mettrai les rois en fuite; je briserai les portes d'airain. >> C'est moi qui étends les cieux, qui soutiens la terre, qui nomme » ce qui n'est pas comme ce qui est 1, » c'est-à-dire c'est moi qui fais tout, et moi qui vois, dès l'éternité, tout ce que je fais. Quel autre a pu former un Alexandre, si ce n'est ce même Dieu qui en a fait voir de si loin, et par des figures si vives, l'ardeur indomptable à son prophète Daniel? « Le voyez-vous, dit-il, ce » conquérant? Avec quelle rapidité il s'élève de l'occident comme » par bonds, et ne touche pas à terre! » Semblable, dans ses sauts hardis et dans sa légère démarche, à ces animaux vigoureux et bondissants, il ne s'avance que par vives et impétueuses saillies, et n'est arrêté ni par montagnes ni par précipices 2. Déjà le roi de Perse est entre ses mains : « A sa vue il s'est animé: » Efferatus est in eum, dit le prophète; il l'abat, il le foule aux >> pieds nul ne le peut défendre des coups qu'il lui porte, ni >> lui arracher sa proie. » A n'entendre que ces paroles de Daniel, qui croiriez-vous voir 3, Messieurs, sous cette figure: Alexandre, ou le prince de Condé ? Dieu donc lui avait donné cette indomptable valeur pour le salut de la France durant la minorité d'un roi de quatre ans. Laissez-le croître, ce roi chéri du ciel " : tout cédera à ses exploits; supérieur aux siens comme aux ennemis, il saura, tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus fameux capitaines; et seul, sous la main de Dieu, qui sera continuellement à son secours, on le verrà l'assuré rempart de ses états. Mais

1) Esaïe XLV, 1-7.

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2) « Ce ni par montagnes ni par précipices a quelque chose de sauvage et d'apre, qui représente le terrain où bondit le chamois. La vivacité et la brièveté des phrases qui suivent répondent au choix de la comparaison, et tout à la fois à l'inévitable impétuosité du grand Condé. Bossuet commence à peine, et déjà son héros est connu.» (L'abbé de Vauxcelles.)

3) Le sujet est noblement amené.

4) Beau mouvement, qui orne une flatterie peu séante.

5) L'adjectif formé d'un participe passé ne précède pas ordinairement le substantif. Voyez Tome II, page 205, ligne 23.

Dieu avait choisi le duc d'Enghien pour le défendre dans son enfance. Aussi, vers les premiers jours de son règne, à l'âge de vingt-deux ans, le duc conçut un déssein où les vieillards expérimentés ne purent atteindre; mais la victoire le justifia devant Rocroi. L'armée ennemie est plus forte, il est vrai; elle est composée de ces vieilles bandes wallonnes, italiennes et espagnoles, qu'on n'avait pu rompre jusqu'alors; mais pour combien fallait-il compter le courage qu'inspiraient à nos troupes le besoin pressant de l'État, les avantages passés, et un jeune prince du sang qui portait la victoire dans ses yeux? Don Francisco de Mellos l'attend de pied ferme; et sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées semblaient avoir voulu se renfermer dans des bois et dans des marais pour décider leur querelle, comme deux braves en champ clos. Alors que ne vit-on pas ? Le jeune prince parut un autre homme: touchée d'un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière; son courage croissait avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine il reposa le dernier, mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour et dès la première bataille il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel; et on sait que le lendemain à l'heure marquée il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez-vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort? Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier le Français à demi vaincu, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants, trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu'on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime; mais enfin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des

1) Belle période, style admirablement pittoresque.

III.

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bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beck précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés : le prince l'a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d'Enghien que le combat. Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque; leur effroyable décharge met les nôtres en furie; on ne voit plus que carnage; le sang enivre le soldat, jusqu'à ce que le grand prince, qui ne peut voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l'étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu'ils virent qu'il n'y avait plus de salut pour eux qu'entre les bras du vainqueur! de quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces! Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines! mais il se trouva par terre parmi ces milliers de morts dont l'Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre 'tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d'autres. Le prince fléchit le genou, et dans le champ de bataille il rend au Dieu des armées la gloire qu'il lui envoyait ; là on célébra Rocroi délivré, les menaces d'un redoutable ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage. L'armée commença l'action de grâces; toute la France suivit; on y élevait jusqu'au ciel le coup d'essai du duc d'Enghien. C'en serait assez pour illustrer une autre vie que la sienne, mais pour lui c'est le premier pas de sa course.

Dès cette première campagne, après la prise de Thionville, digne prix de la victoire de Rocroi, il passa pour un capitaine également redoutable dans les siéges et dans les batailles. Mais voici dans un jeune prince victorieux quelque chose qui n'est pas moins beau que la victoire. La cour, qui lui préparait à son arrivée les applaudissements qu'il méritait, fut surprise de la manière dont il les reçut. La reine régente lui a témoigné que le roi était content de ses services: c'est dans la bouche du souverain la digne récompense de ses travaux. Si les autres osaient le louer, il repoussait les louanges comme des offenses, et, indo

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