Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

lorsque je vins à la plainte criminelle, à l'ordre de me mettre au cachot, suspendu seulement par M. de Grimaldi, à la prière de notre ambassadeur, au conseil qu'il m'avait donné de partir, auquel je ne lui cachais pas que je résistais, déterminé à périr ou à obtenir la justice du roi, il fait un cri, se lève, et, m'embrassant tendrement: Sans doute le roi vous fera justice, et vous avez raison d'y compter. M. l'ambassadeur, malgré sa bonté pour vous, est forcé de consulter ici la prudence de son état; mais moi je vais servir votre vengeance de toute l'influence du mien. Non, Monsieur, il ne sera pas dit qu'un brave Français ait quitté sa patrie, ses protecteurs, ses affaires, ses plaisirs, qu'il ait fait 400 lieues pour secourir une sœur honnête et malheureuse, et qu'en fuyant de ce pays il remporte dans son cœur, de la généreuse nation espagnole, l'abominable idée que les étrangers n'obtiennent chez elle aucune justice. Je vous servirai de père en cette occasion, comme vous en avez servi à votre sœur. C'est moi qui ai donné au roi ce Glavico; je suis coupable de tous ses crimes. Eh dieux! que les gens en place sont malheureux de ne pouvoir scruter avec assez de soin tous les hommes qu'ils emploient, et de s'entourer, sans le savoir, de fripons dont les infamies leur sont trop souvent imputées ! Ceci, Monsieur, est d'autant plus important pour moi, que ce Clavico ayant commencé par faire une espèce de feuille ou gazette, et se trouvant, par ses fonctions, rapproché du ministère, eût pu parvenir un jour à des emplois plus considérables, et moi je n'aurais fait présent à mon roi que d'un scélérat. On excuse un ministre de s'être trompé sur le choix d'un indigne sujet ; mais sitôt qu'il le voit marqué du sceau de la réprobation publique, il se doit à lui-même de le chasser à l'instant : j'en vais donner l'exemple à tous les ministres qui me suivront.

Il sonne; il fait mettre des chevaux ; il me conduit au palais : en attendant M. de Grimaldi, qu'il avait fait prévenir, ce généreux protecteur entre chez le roi, s'accuse du crime de mon lâche adversaire, a la générosité d'en demander pardon. Il avait sollicité son avancement avec ardeur; il met plus d'ardeur encore à solliciter sa chute. M. de Grimaldi arrive; les deux ministres me font entrer; je me prosterne. Lisez votre mémoire, me dit M. Whal avec chaleur: il n'y a pas d'âme honnête qui n'en doive être touchée comme je l'ai été moi-même. J'avais le cœur élevé à sa plus haute région; je le sentais battre avec force dans ma poitrine; et me livrant à ce qu'on pourrait appeler l'éloquence du moment, je rendis avec force et ra

pidité tout ce qu'on vient de lire : alors le roi, suffisamment instruit, ordonna que Clavico perdit son emploi et fût à jamais chassé de ses bureaux.

Ames honnêtes et sensibles! croyez-vous qu'il y eût des expressions pour l'état où je me trouvais ? Je balbutiais les mots de respect, de reconnaissance; et cette âme entraînée naguère presqu'au degré de la férocité contre un ennemi, passant à l'extrémité opposée, alla jusqu'à bénir le malheureux dont la noirceur lui avait procuré le noble et précieux avantage qu'il venait d'obtenir au pied du trône.

Ce morceau où les éléments dramatiques abondent, a été accommodé à la scène par Goethe dans le drame de Clavigo. Il nous semble qu'il n'y a rien de meilleur ni même d'aussi dramatique dans son ouvrage que ce qu'il a textuellement emprunté à Beaumarchais; ce que nous ne disons point pour critiquer le Clavigo allemand, qui de toute autre manière serait moins bon.

Il ne faut pas juger par le morceau qu'on vient de lire du style ordinaire de Beaumarchais. Ici, son talent, retrempé, rafraîchi dans des émotions pures, échappe aux habitudes de mauvais ton qui, dans la plupart de ses écrits, ne rappellent que trop le parvenu et l'aventurier. Un sentiment moral exquis peut inspirer le vrai bon ton: la fréquentation de la bonne société n'en donne presque jamais le secret à ceux qui n'y sont pas nés. En général il y a dans le talent de Beaumarchais moins de pureté que de verve, moins de goût que d'originalité. Mais tout ce qui le caractérise, il l'a au plus haut degré; et dans le genre qu'il a choisi, ou, pour mieux dire, qu'il a créé, ses défauts même trouvent un emploi très avantageux. Figaro, que M. Charles Nodier aurait pu compter parmi les types en littérature, reparaît, la plume à la main et sous les traits de Beaumarchais lui-même, dans les Mémoires de Beaumarchais. Le sérieux et la passion qu'il n'a pu s'empêcher de mettre dans la défense de ses plus chers intérêts, sont à chaque instant débordés par la plaisanterie bouffonne du Barbier de Séville. Ce mélange bizarre frappe surtout dans un morceau bien connu, celui où l'auteur récapitule les dédommagements accordés à ses malheurs par la Providence. Ce morceau, insolemment religieux, où l'idée de Dieu n'est appelée, à ce qu'il semble, que pour servir de cadre à une satire, mérite, malgré son caractère profane, d'être signalé à l'attention des lecteurs. Supposé le même ouvrage écrit par un chrétien, personne ne sentirait dans ce mouvement une figure particulière de discours, personne n'y verrait de l'art; ce qui est ici la forme, là serait le fond même. C'est parce que le sérieux manque dans le morceau de Beaumarchais que l'art et l'éloquence y ressɔrtent d'autant la simplicité devient de l'originalité; l'humilité, de la hardiesse ; et nous avons, au lieu d'un élan de piété naïve, un tour de pensée ingénieux et piquant.

[ocr errors]

L'ENLÈVEMENT DE LA REDOUTE.

Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre en Grèce il y a quelques années, me conta un jour la première affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa tellement que je l'écrivis de mémoire aussitôt que j'en eus le loisir.

« Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je trouvai le colonel au bivouac. Il me reçut d'abord assez brusquement; mais après avoir lu la lettre de recommandation du général B***, il changea de manières, et m'adressa quelques paroles obligeantes.

Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à l'instant même d'une reconnaissance. Ce capitaine, que je n'eus guère le temps de connaître, était un grand homme brun, d'une physionomie dure et repoussante. Il avait été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes et sa croix sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et faible, contrastait singulièrement avec les proportions presque gigantesques de sa personne. On me dit qu'il devait cette voix étrange à une balle qui l'avait percé de part en part à la bataille d'Iéna.

'En apprenant que je sortais de l'école de Fontainebleau, il fit la grimace, et dit : « Mon lieutenant est mort hier . . . . . » Je compris qu'il voulait dire : « C'est vous qui devez le remplacer, et vous n'en êtes pas capable. » Un mot piquant me vint sur les lèvres, mais je me contins.

La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située à deux portées de canon de notre bivouac. Elle était large et rouge comme cela est ordinaire à son lever; mais ce soir elle me parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant un instant la redoute se détacha en noir sur le disque éclatant de la lune : elle ressemblait au cône d'un volcan au moment de l'éruption.

Un vieux soldat, auprès de qui je me trouvais, remarqua la couleur de la lune. « Elle est bien rouge, » dit-il; « c'est signe qu'il en coûtera bon pour l'avoir, cette fameuse redoute! » J'ai toujours été superstitieux, et cet augure, dans ce moment surtout, m'affecta. Je me couchai, mais je ne pus dormir; je me levai, et je marchai quelque temps, regardant l'immense ligne de feux qui couvrait les hauteurs au-delà du village de Cheverino.

Lorsque je crus que l'air frais et piquant de la nuit avait assez

rafraîchi mon sang, je revins auprès du feu; je m'enveloppai soigneusement de mon manteau, et je fermai les yeux, espérant ne pas les ouvrir avant le jour. Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes pensées prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je n'avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient la plaine. Si j'étais blessé, je serais dans un hôpital, traité sans égard par des chirurgiens ignorants. Ce que j'avais entendu dire des opérations chirurgicales me revint à la mémoire. Mon cœur battait avec violence, et machinalement je disposais comme une espèce de cuirasse le mouchoir et le portefeuille que j'avais sur la poitrine. La fatigue m'accablait, je m'assoupissais à chaque instant, et à chaque instant quelque pensée sinistre se reproduisait avec plus de force et me réveillait en sursaut.

Cependant la fatigue l'avait emporté, et quand on battit la diane, j'étais tout à fait endormi. Nous nous mîmes en bataille, on fit l'appel, puis on remit les armes en faisceaux, et tout annonçait que nous allions passer une journée tranquille.

Vers les trois heures un aide-de-camp arriva, apportant un ordre. On nous fit reprendre les armes; nos tirailleurs se répandirent dans la plaine; nous les suivîmes lentement, et au bout de vingt minutes nous vîmes tous les avant-postes des Russes se replier et rentrer dans la redoute.

Un corps d'artillerie vint s'établir à notre droite, un autre à notre gauche, mais tous les deux bien en avant de nous. Il commencèrent un feu très vif sur l'ennemi, qui riposta énergiquement, et bientôt la redoute de Cheverino disparut sous des nuages épais de fumée.

Notre régiment était presque à couvert du feu des Russes par un pli du terrain. Leurs boulets, rares d'ailleurs pour nous, car ils tiraient de préférence sur nos canonniers, passaient au-dessus de nos têtes, ou tout au plus nous envoyaient de la terre et de petites pierres.

Aussitôt que l'ordre de marcher en avant eut été donné, mon capitaine me regarda avec une attention qui m'obligea à passer deux ou trois fois la main sur ma jeune moustache d'un air aussi dégagé qu'il me fut possible. Au reste, je n'avais pas peur, et la seule crainte que j'éprouvasse, c'était que l'on s'imaginât que j'avais peur. Les boulets inoffensifs contribuèrent encore à me maintenir dans mon calme héroïque. Mon amour-propre me disait que je courais un grand danger, puisque enfin j'étais sous le feu d'une batterie. J'étais

enchanté d'être si à mon aise, et je pensai au plaisir de raconter la prise de Cheverino dans le salon de madame de Saint-Luxan, rue de Provence.

Le colonel passa devant notre compagnie; il m'adressa la parole: << Eh bien! vous allez en voir de grises, pour votre début. » Je souris d'un air tout à fait martial, en brossant la manche de mon habit, sur laquelle un boulet, tombé à trente pas de moi, avait envoyé un peu de poussière.

Il paraît que les Russes s'aperçurent du peu d'effet de leurs boulets, car ils les remplacèrent par des obus, qui pouvaient plus facilement nous atteindre dans le creux où nous étions postés. Un assez gros éclat m'enleva mon shakos, et tua un homme auprès de moi.

<< Je vous fais mon compliment, me dit le capitaine, comme je venais de ramasser mon shakos; vous en voilà quitte pour la journée. » Je connaissais cette superstition militaire qui croit que ce mot non bis in idem est un axiome aussi bien sur un champ de bataille que dans une cour de justice. Je remis fièrement mon shakos. « C'est faire saluer les gens sans cérémonie, » dis-je aussi gaiement que je pus. Cette mauvaise plaisanterie, vu la circonstance, parut excellente. « Je vous félicite, reprit le capitaine: vous n'aurez rien de plus, et vous commanderez une compagnie ce soir; car je sens bien que le four chauffe pour moi. Toutes les fois que j'ai été blessé, l'officier auprès de moi a reçu quelque balle morte; et, ajouta-t-il d'un ton plus bas et plus honteux, leurs noms commençaient toujours par un P. »

Je fis l'esprit fort; bien des gens auraient fait comme moi; bien des gens auraient été, aussi bien que moi, frappés de ces paroles prophétiques. Conscrit comme je l'étais, je sentais que je ne pouvais confier mes sentiments à personne, et que je devais toujours paraître froidement intrépide.

Au bout d'une demi-heure, le feu des Russes diminua sensiblement; alors nous sortîmes de notre couvert pour marcher sur la redoute.

Notre régiment était composé de trois bataillons. Le deuxième fut chargé de tourner la redoute du côté de la gorge; les deux autres devaient donner l'assaut. J'étais dans le troisième bataillon.

En sortant de derrière l'espèce d'épaulement qui nous avait protégés, nous fùmes reçus par plusieurs décharges de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos rangs. Le sifflement des balles me surprit souvent je tournais la tête, et je m'attirai ainsi quelques

« PreviousContinue »