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qu'on trouve chez leur Louis Bouilhet, «< comme ambition suprême un poème résumant la science moderne, et qui aurait été le De natura rerum de notre âge' ». Mais dans les lettres pures ils doivent se sentir, à première vue, un peu dépaysés. D'abord, en en cherchant l'utilité - le Normand Turnèbe écrit, en manière de satire, de nova captandae utilitatis e litteris ratione ils s'aperçoivent vite qu'elles ne sont pas faites « pour le profit ». Aussi arrive-t-il à tel d'entre eux de « quitter tout à fait cet exercice quand le roi lui fait l'honneur de l'occuper en ses affaires », ou à tel autre, plus récent, de déconseiller la poésie aux jeunes gens :

Jeune homme au cœur léger, ne touche point la lyre,
Va demander ta joie aux rêves d'ici-bas'.

D'autres continuent, non sans se trouver « bien fous de n'avoir pas plutôt songé à l'établissement de leur fortune». Ils ne se résignent d'ailleurs pas à y perdre, et depuis le vieux Wace jusqu'au grand Corneille - en passant par Malherbe, qui « mendie le sonnet à la main » -on les voit tous soucieux de gagner, et occupés à

1 Préface par Flaubert (Euvres de Bouilhet, éd. Lemerre, p. 290). • VAUQUELIN DE LA FRESNAYE, Épître à Baïf (éd. Travers, I, p. 288), traduisant ainsi « per ben » de Sansovino (VIANEY, Mathurin Régnier, p. 76). Cf. aussi Bouilhet (éd. Lemerre), p. 101. Duperron, cité par RACAN, Vie de Malherbe (MALH., éd. Lalanne, I, p. XLV).

BOUILHET, (éd. Lemerre), p. 64.

Malherbe, cité ibid., p. LXX.

6 Rapprochement fait par M. Suchier (SUCHIER & BIRCHHIRSCHFELD, Geschichte der frz. Litteratur). Cf. aussi G. PARIS, La littérature normande avant l'annexion.

7 Il est curieux de voir, par exemple, que Guillaume le Clerc, dans son Bestiaire divin, parle déjà « de Sire Raul sun seignur » comme Malherbe parlera de Henri IV dans ses lettres à Peiresc.

quémander. Mais ce n'est pas assez pour faire un homme de lettres, et il ne suffit pas de tourner une requête spirituelle en vers, comme savait le faire Clément Marot, ce fils de Normand, ou Corneille lui-même. Pour être écrivain il faut aborder un sujet, et l'on n'a pas encore réalisé le rêve de Flaubert, d'un livre qui ne tiendrait que par la force du style. Mais quel sujet? Autrefois on pouvait encore rimer des sermons, ou mettre en vers le Comput ecclésiastique, ou les Institutes de Justinien, ou la Coutume de Normandie 2: et cela au moins servait aux clercs mal frottés de latin, aux étudiants et aux plaideurs. Mais les temps sont changés. La poésie ne se prête plus à toutes les tâches. Devenue, grande dame, et fière, elle n'a plus que des paroles caressantes ou sonores, et des idées qui voltigent au dessus de la vie quotidienne, et ne s'y posent que par instants. Comment les Normands se prêteront-ils à tout cela? Chanteront-ils la nature?

Mais j'y deviens plus sec, plus j'y vois de verdure.

« Je ne suis pas l'homme de la nature », répondent-ils: d'où leur viendrait l'inspiration, à eux « que la campagne a toujours ennuyés » et qui sont nés

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1 PHILIPPE DE THAON, Compost.

2 Ce sont des Normands qui ont produit au moyen âge ces sortes d'œuvres : voy. G. PARIS, La litt. franç. au moyen âge, 20 éd., et La li térature normande avant l'annexion.

3 Vauquelin de la Fresnaye a parfois encore cette préoccupation (voy. t. I, p. 101). Cf. aussi LEMERCIER, Élule littéraire et morale sur les poésies de Vauquelin de la Fresnaye (Nancy, 1887), p. 202. MALHERBE, I, 139.

* FLAUBERT, à G. Sand, 3 juillet 1874 (Corresp., 4o 8., p. 195). 6 ID, Corresp., 2e s., p. 157.

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Dans un pays que le soleil
Ne peut regarder de bon œil,
Où nul fruit n'honore sa sève

Que celui qui fit pécher Eve

De pareilles dispositions ne peuvent guère inspirer de chant plus illustre que la Normandie de Bérat, et ne sont guère favorables à l'églogue: « J'ay ouy dire à feu de M. de Malherbe, raconte à Théopompe (Godeau) un de ses amis, qu'il eust mieux aimé faire un poëme épique qu'un seul chant pastoral ». La surprenante exception de Bernardin de Saint-Pierre est d'un Normand déraciné, comme on dit aujourd'hui, qui a merveilleusement compris Rousseau, a surtout voyagé très loin et s'entend fort à décrire les papayers et les cœurs sensibles.

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Quant à l'amour, les plus grands d'entre eux sont un peu revenus des « chaleurs de foie » de leur jeunesse, les plus petits mettent Rabelais en vers ', et la plupart ne se font pas plus d'illusion que, par exemple, Maupassant. Et puis, à parler net, où donc est la vergogne De suspendre sa lyre auprès d'un cotillon?

L'art saint me paraît propre à tout autre besogne
Qu'à broyer la céruse avec le vermillon".

1 C'est ainsi que le Normand Boisrobert juge son pays (Épître à M. de Césy. Recueil de 1659, p. 17, cité par HIPPEAU, Écr. norm. au 170 8., p. 141). Pour vanter Bourgueil, BERTAUT (éd elzév., p. 98 dit qu'il est fertile non en citre et poiré, mais en vins d'Anjou.

2 A. COGNET, Antoine Godeau (thèse, Paris 1900), p. 62.

* Mot de Malherbe. Sur l'amour chez Malherbe, voy. SOURIAU, L'évolution du vers français au XVIIe siècle.

JEAN LE HOUx (éd. Gasté). Flaubert nous dit de Bouilhet : « Il lisait Rabelais continuellement (BOUILHET, éd. Lemerre, p. 302).

BOUILHET, p. 36.

Ainsi dit Bouilhet, et Malherbe n'en pensait pas moins, s'il faut en juger d'après le début des Larmes de Saint Pierre:

Ce n'est pas en mes vers qu'une amante abusée . . .

Peut-être aurait-il moins souvent oublié cette profession de foi si les princes avaient moins bien payé ses vers d'amour.

Le bonheur, la joie de vivre? Le cidre du pays peut bien faire flotter quelques vapeurs bachiques dans les vaux-de-vire d'un Olivier Basselin ou d'un Jean Le Houx: mais les Normands sont si peu lyriques! Puis ils savent que le bonheur est fugitif, et ils se souviennent - connaissant les proverbes anciens

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qu'un déplaisir extrême

Est toujours à la fin d'un extrême plaisir.

La tristesse, la douleur, et ces chants désespérés qui en d'autres temps seront les plus beaux?

Mais en un accident qui n'a point de remède

Il n'en faut point chercher 3.

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Tous ces grands cris, c'est bon pour « Musset, le poète des tout jeunes gens ». Mais ne les demandez ni à Malherbe ni à Corneille :

Leurs âmes à tous deux, d'elles-mêmes maîtresses,

Sont d'un ordre trop haut pour de telles bassesses *.

' Déjà un Anglo-Normand du XIIe siècle célébrait la cervoise

(v. Romania, XXI, p. 260-262).

? MALHERBE, I, 134. Cf. CORNEILLE, Le Cid, I, I:

Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers.

3 MALHERBE, Consolation à du Perier.

• MAUPASSANT, Fort comme la mort (8› éd.), p. 252. CORNEILLE, Polyeucte, III, I.

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Alors? Si la poésie n'a de prix que par les chimères dont nous peuplons la vie, si elle n'est que la parole ailée du sentiment, si la nature et l'amour, la douleur et la joie sont ses éternels refrains, pourquoi des hommes si sensés se mêlent-ils d'écrire? Ah! c'est qu'ils pensent justement que « l'art n'est pas une débilité de l'esprit, et que ces susceptibilités nerveuses en sont une ». « Il ne faut pas s'écrire, l'art doit s'élever au-dessus des affections et des susceptibilités nerveuses. » Il ne faut pas s'abandonner à ses impressions : « nul lyrisme, la personnalité de l'auteur absente 3»; «< il n'y a rien de plus faible que de mettre en art des sentiments personnels ». Qu'ils témoignent pour leur art un mépris aussi brutal qu'intermittent, ou qu'ils en parlent avec religion, ils pensent ou devinent tous que cet art doit être impersonnel, que leur cœur ne contient pas leur génie et n'en est pas la mesure, que le mélodrame n'est pas bon parce que Margot y aurait pleuré, que le poète n'a pas à se donner en pâture au public, mais peut, et doit être impassible: Poètes, à vos luths! l'art est ce fleuve antique

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Où Thétis aux yeux verts trempa son fils naissant:

Il faut y plonger nu, pour que le flot magique
Nous fasse au'our du cœur un bouclier puissant 5.

1 FLAUBERT, Corresp., 2o s., p. 81.

2 Ibid, 30 s., p. 80.

3 Ibid., 26 s., p. 72.

Ibid., p. 75.

BOUILHET, p. 37. La séparation de la personnalité de l'auteur et de son œuvre ne peut naturellement jamais être complète : de là vient peut-être en partie que Malherbe se contredit si souvent, que Corneille n'a pas toujours « l'esprit de suite », et que Flauberta en lui littérairement parlant deux bonshommes distincts>> (Corresp., 4o 8., p. 69).

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