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passent sur un fond d'épopée » reflètent peut-être discrètement et avec bonheur le décor enchanté de la fameuse Eglogue.

Si le poète politique, en Malherbe, a toujours une certaine grandeur et utilise avec succès les souvenirs classiques, il n'en est pas de même du poète amoureux ou élégiaque. Dans ce dernier rôle, il est aussi gauche qu'un berger qui aurait une cuirasse sous sa houppelande, et il ne voit les fleurs que comme elles sont décrites dans les livres anciens. Déjà dans les Larmes sur la mort de Geneviève Rouxel, il parlait de

la pourprée fleur

Qui prend du sang d'Adon le suc et la couleur,

et quand il se fait l'entremetteur de Henri IV dans ses stances pour Alcandre, il reprend encore

Les herbes dont les feuilles peintes

Gardent les sanglantes empreintes

De la fin funeste des rois',

puis il exprime la douleur d'Alcandre selon la formule classique :

Et ce que je supporte avecque patience,

Ai-je quelque ennemi, s'il n'est pas sans conscience,

Qui le vit sans pleurer ?

1 BRUNOT, 1. c., p. 54.

2 GASTE, La jeunesse de Malh., p. 45.

3 MALH, I, 151: cf. inscripti nomina regum flores dans les vers 106 de l'Eglogue III de Virgile, dont Malherbe. cite le vers 103 dans son commentaire sur Desportes (IV, 468): « Si quelqu'un me démêle ceci, erit mihi magnus Apollo.».

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Quis talia fando

Myrmidonum Dolopumve aut duri miles Ulyssi

Temperet a lacrymis?

(Enéide, II, 6-8).

Comme tout cela reste vain, Alcandre se consume de souffrance et n'a plus « que les os et la peau », comme dira La Fontaine; Malherbe exprime cela bien plus savamment. Tandis que Ronsard et Desportes disaient qu'ils n'avaient plus que les os', ou qu'ils avaient la peau collée sur les os, Alcandre fleurit sa maigreur d'une image virgilienne :

Aussi suis-je un squelette,

Et la violette

Qu'un froid hors de saison

Ou le soc a touchée

De ma peau séchée

Est la comparaison 3.

Cette image, Malherbe l'affectionne. Quand, après la mort du roi, il décrit la douleur de la reine, en des vers si laborieux qu'ils n'étaient pas finis au bout de dix-huit ans, il recourt aux hyperboles les plus extravagantes et encore une fois à la comparaison classique :

Et sa grâce divine endure en ce tourment
Ce qu'endure une fleur que la bise ou la pluie
Bat excessivement 5.

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De même déjà la mère de Geneviève Rouxel « épuisait son cerveau en un ruisseau de pleurs » (GASTÉ, o. c., p. 43), et une Consolation retrouvée dans l'exemplaire de Martial de Malherbe (BOURRIENNE, o. c., p. 195) dit que consoler la personne éprouvée c'est affronter l'orage de la mer Égée. C'était là une tradition poétique qui remontait à la Pléiade (DU BELLAY, Olive, sonnet 95; CHAMARD, J. Du Bellay, p. 187) et à l'Italie.

MALH., I, 179.

Il s'en sert aussi pour faire dire à Etienne Puget qui regrette la mort de sa femme:

Comme tombe une fleur que la bise a séchée,
Ainsi fut abattu ce chef-d'œuvre des cieux 1.

E Dans tous ces vers il se souvient évidemment de ses auteurs français, italiens et surtout latins. En effet, l'Énéide, comme au reste déjà l'Iliade, comparait le guerrier blessé à la fleur déchirée ou flétrie, et les vers latins présentent tous les termes que Malherbe utilise avec tant d'empressement ainsi Euryale, percé d'un coup d'épée, s'affaisse, ensanglanté

Purpureus veluti cum flos succisus aratro
Languescit moriens, lassove papavera collo
Demisere caput, pluvia cum forte gravantur ;

et le jeune Pallas dont Balzac et ses amis se souvenaient à la mort du jeune Malherbe - est représenté

Qualem virgineo demessum pollice florem,

Seu mollis violae, seu languentis hyacinthi

Cui neque fulgor adhuc, necdum sua forma recessit 3.

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Cette image- - qu'il ne faut pas toujours confondre avec celle, aussi répandue, de la brièveté de l'éclat des fleurs et de la vie humaine on la retrouve chez les poètes de tous les temps, chez Pétrarque', chez le Tasse

1 ID., I, 223.

Enéide, IX, 434-436. On a encore voulu voir une réminiscence de ce passage dans les vers de Hérédia (Hist. de la l. et de la litt. fr. de Petit de Julleville, t. VIII, p. 44).

3 Enéide, XI, 63.

Come fior colto (PETRARQUE, In morte di Madonna Laura, canz. III, pièce 6, v. 10).

parlant d'Armide, dans les Amours de Marie et dans bien d'autres sonnets de Ronsard. Elle est même souvent appliquée au même sujet, et Brizeux, plein de réminiscences virgiliennes, appelle encore Louise, morte « à sa quinzième année » :

Fleur des bois par la pluie et le vent moissonnée 3.

Seulement, cette image est amenée chez les divers écrivains par des raisons diverses. Chez les uns, elle est l'expression spontanée d'une imagination fleurie; chez les autres, elle est le ressouvenir des classiques, utilisé tantôt avec un sentiment réel de la nature et de l'art, tantôt avec la complaisance d'un versificateur heureux de faire une belle description, comme Desportes quand il montre Damon blessé

1 Jérusalem délivrée, chant XX, CXXVIII, v. 5 et 6:

* Sonnet :

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Comme on voit sur la branche.... :

Mais batue ou de pluye ou d'excessive ardeur...

Cf. RONSARD, t. I, p. 36:

Comme un beau lys, au mois de juin, blessé
D'un rais trop chaud, languit à chef baissé,
Je me consume au plus vert de mon âge.

C'était du reste le lieu commun le plus rebattu de la poésie française du temps de Malherbe.

Une grande quantité de ces images ont été groupées par M.H. GUY, Mignonne, allons voir si la rose... Réflexions sur un lieu commun (Bordeaux 1902).

3 BRIZEUX, Marie, La chaîne d'or (Le convoi de Louise). Brizeux est imprégné de souvenirs de Virgile, ce qui s'explique par son éducation (v. SOURIAU, Les cahiers d'écolier de Brizeux, 1904). Sur l'image de la rose, voir plus loin le chap. VIII: Sources françaises.

Comme un bouton de rose en avril languissant,
Qui perd sa couleur vive, alors que la tempeste
Ou l'outrage du vent lui fait baisser la teste;
Ou comme un jeune lys, de la pluye aggravé,
Laisse pendre son chef, qui fut si relevé 1.

Malherbe, lui, n'a guère d'imagination, il n'aime pas non plus la nature :

Il y devient plus sec, plus il voit de verdure,

et s'il parle des fleurs à tout propos, ce n'est pas pour le plaisir de les décrire, mais uniquement pour remplir ses vers. Toutes ces pièces qu'il écrit sur commande, il les fait avec lenteur, avec effort, cherchant dans tous ses souvenirs << un trait qui lui paraîtra triable ». Il n'est pas étonnant qu'il ait été parfois si gauche. Sainte-Beuve, écrivant à un âge où il était encore tout plein de ses études latines et de sa double rhétorique, disait de Millevoye mourant : « Il incline la tête, comme fait la marguerite coupée par la charrue, ou le pavot surchargé par la pluie ». Il mettait «< la marguerite » parce qu'il avait regardé les champs : Malherbe ne regarde que les livres et le Louvre, et fait rimer «< violette» à «< squelette».

Virgile présentait en outre, dans « son langage qui est tout épigramme 3», bien des vers lapidaires et des pensées fines dont les poètes classiques, et surtout Racine, devaient faire leur profit.

Mais c'est à Horace plus qu'à Virgile, nous allons le

1 DESPORTES, éd. Michiels, p. 318.

2 SAINTE-BEUVE, Portraits littéraires, t. I, p. 410.

3 MONTAIGNE, Essais, III, 5.

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