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NARRATIONS ET CONTES HISTORIQUES.

MADEMOISELLE CAZOTTE.

QUELQUES jours avant le 2 septembre, mademoiselle Cazotte, mise à l'Abbaye avec son père, fut reconnue innocente; mais elle ne voulut pas le laisser seul et sans secours : elle obtint la faveur de rester auprès de lui. Arrivèrent ces journées effroyables qui furent les dernières de tant de Français. La veille, mademoiselle Cazotte, par le charme de sa figure, la pureté de son âme et la chaleur de ses discours, avait su intéresser des Marseillais qui étaient entrés dans l'intérieur de l'Abbaye. Ce furent eux qui l'aidèrent à sauver le vieillard: condamné après trente heures de carnage, il allait périr sous les coups d'un groupe d'assassins; sa fille se jette entre eux et lui, pâle, échevelée, et plus belle encore de son désordre et de ses larmes : Vous n'arriverez à mon père, disait-elle, qu'après m'avoir percé le cœur. Un cri de grâce se fait entendre; cent voix le répètent; les Marseillais ouvrent le passage à mademoiselle Cazotte, qui emmène son père, et vient le déposer dans le sein de sa famille. Cependant sa joie ne fut pas de longue durée. Le 12 septembre, elle le voit jeter unc seconde fois dans les fers. Elle se présente à la Conciergerie avec lui; la porte, ouverte pour le père, est refusée avec dureté à la

fille. Elle vole à la Commune et chez le ministre de l'intérieur, et, à force de larmes et de supplications, leur arrache la permission de servir son père.

Elle passait les jours et les nuits à ses côtés, et ne s'éloignait de lui que pour intéresser ses juges en sa faveur, ou pour disposer des moyens de défense. Déjà elle s'était assurée de ces mêmes Marseillais auxquels elle fut si redevable dans son premier danger; déjà elle avait rassemblé des femmes qui lui avaient promis de la seconder; elle commençait enfin à espérer, lorsqu'on vint la mettre au secret. Son zèle s'était fait tellement redouter des adversaires de son père qu'ils n'avaient trouvé que ce moyen pour qu'il ne pût échapper une seconde fois. En effet, ils égorgèrent pendant l'absence de sa fille cet homme qu'auraient dû faire respecter son grand âge, ses talents, et ce spectacle effrayant de la mort qui, dans les horreurs de septembre, avait plané trente heures sur sa tête. Mademoiselle Cazotte n'apprit qu'en devenant libre une perte si cruelle on conçoit l'étendue de sa douleur. Elle n'eut. d'autre consolation que d'adoucir les chagrins de sa mère et elle mit à l'accomplissement de ce devoir toute la délica tesse des sentiments dont la nature l'avait douée.

J. B. GABRIEL LEGOUVÉ (1764-1812)

II

LES QUATRE HENRI.

UN soir, comme la pluie tombait à flots, on dit qu'une vieille femme, qui passait dans le pays pour sorcière, et qui habitait une pauvre cabane dans la forêt de Saint-Germain, entendit frapper à sa porte; elle ouvrit, et vit un cavalier qui lui demanda l'hospitalité. Elle mit son cheval dans une grange et le fit entrer. A la clarté d'une lampe fumeuse, elle vit que c'était un jeune gentilhomme. La personne annonçait la jeunesse, l'habit disait la qualité. La vieille femme alluma du feu et demanda au gentilhomme s'il désirait manger quelque chose. Un estomac de seize ans est comme un cœur du même âge, très avide et peu difficile. Le jeune homme accepta. Une bribe de fromage et un morceau de pain noir sorti de la huche: c'était toute la provision de la vieille.

-Je n'ai rien de plus, dit-elle au jeune gentilhomme, voilà ce que me laissent à offrir aux pauvres voyageurs la dîme, la taille, les aides, la gabelle, et les impôts de toutes sortes: sans compter que les manants d'alentour me disent sorcière et vouée au diable, pour me voler, en sûreté de conscience, les produits de mon pauvre champ.

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Pardieu, dit le gentilhomme, si je devenais jamais roi de France, je supprimerais les impôts et ferais instruire le peuple.

-Dieu vous entende, répondit la vieille. A ce mot, le gentilhomme s'approcha de la table pour manger; mais au

même instant un nouveau coup frappé à la porte l'arrêta. La vieille ouvrit et vit encore un cavalier percé de pluie, et qui demanda l'hospitalité. L'hospitalité lui fut accordée, et le cavalier étant entré, il se trouva que c'était encore un jeune homme, et encore un gentilhomme.

C'est vous, Henri, dit l'un.-Oui, Henri, dit l'autre. Tous deux s'appelaient Henri. La vieille apprit dans leur entretien qu'ils étaient d'une nombreuse partie de chasse, menée par le roi Charles IX, et que l'orage avait dispersée. -La vieille, dit le second venu, n'as-tu pas autre chose à nous donner?

Rien, répondit-elle.

-Alors, dit-il, nous allons partager.

Le premier Henri fit la grimace; mais, regardant l'œil résolu et la prestance nerveuse du second Henri, il dit d'une voix chagrine:

-Partageons done!

Il y avait, après ces paroles, cette pensée qu'il n'osa exprimer: "Partageons de peur qu'il ne prenne tout.”

Ils s'assirent donc en face l'un de l'autre, et déjà l'un des deux allait couper le pain avec sa dague, lorsqu'un troisième coup fut frappé à la porte. La rencontre était singulière : c'était encore un gentilhomme, encore un jeune homme, encore un Henri. La vieille se mit à les considérer avec surprise. Le premier voulut cacher le fromage et le pain, le second les replaça sur la table, et posa son épée à côté. Le troisième Henri sourit.

Vous ne voulez donc rien me donner de votre souper, dit-il, je puis attendre, j'ai l'estomac bon.

-Le souper, dit le premier Henri, appartient de droit au premier occupant.

-Le souper, dit le second, appartient à qui sait mieux

le défendre.

Le troisième Henri devint rouge de colère, et dit fièrement:

-Peut-être appartient-il à celui qui sait mieux le conquérir.

Ces paroles furent à peine dites que le premier Henri tira son poignard, les deux autres leurs épées. Comme ils allaient en venir aux mains, un quatrième coup est frappé, un quatrième jeune homme, un quatrième gentilhomme, un quatrième Henri fut introduit. A l'aspect des épées nues, il tira la sienne, se met du côté le plus faible et attaque à l'étourdie. La vieille se cache épouvantée, et les épées vont fracassant tout ce qui se trouve à leur portée. La lampe tombe, s'éteint, et chacun frappe dans l'ombre. Le bruit des épées dure quelque temps, puis s'affaiblit graduellement, et finit par cesser tout à fait. Alors la vieille se hasarde à sortir de son trou, rallume la lampe, et voit les quatre jeunes gens étendus par terre, chacun avec une blessure. Elle les examine: la fatigue les avait plutôt renversés que la perte de leur sang. Ils se relèvent l'un après l'autre, et, honteux de ce qu'ils viennent de faire, ils se mettent à rire et se disent:

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Allons, soupons de bon accord et sans rancune.

Mais, lorsqu'il fallut trouver le souper, il était par terre, foulé aux pieds, souillé de sang. Si mince qu'il fût, on le regretta. D'un autre côté, la cabane était dévastée, et la

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