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elle en péril? L'impératrice, si bonne, si clémente, qui me parlait si doucement encore il y a deux jours, elle voudrait.... mais je ne puis le croire. Ah! de grâce, achevez; la mort serait moins cruelle que cette attente insupportable.

- Eh bien! mon cher, dit enfin l'officier de police avec une voix lamentable, ma gracieuse souveraine m'a donné l'ordre de vous faire empailler.

-Empailler! s'écrie Suderland en regardant fixement son interlocuteur; mais vous avez perdu la raison, ou l'impératrice n'aurait pas conservé la sienne; enfin vous n'auriez pas reçu un pareil ordre sans en faire sentir la barbarie et l'extravagance.

-Hélas! mon pauvre ami, j'ai fait ce qu'ordinairement nous n'osons jamais tenter; j'ai marqué ma surprise, ma douleur; j'allais hasarder d'humbles remontrances; mais mon auguste souveraine, d'un ton irrité, en me reprochant mon hésitation, m'a commandé de sortir et d'exécuter surle-champ l'ordre qu'elle m'avait donné, en ajoutant ces paroles qui retentissent encore à mon oreille: Allez, et n'oubliez pas que votre devoir est de vous acquitter, sans murmure, des commissions dont je daigne vous charger.

Il serait impossible de peindre l'étonnement, la colère, le tremblement, le désespoir du pauvre banquier. Après avoir laissé quelque temps un libre cours à l'explosion de sa douleur, le maître de police lui dit qu'il lui donne un quart d'heure pour mettre ordre à ses affaires.

Alors Suderland le prie, le conjure, le presse longtemps en vain de lui laisser écrire un billet à l'impératrice pour

implorer sa pitié. Le magistrat, vaincu par ses supplications, cède en tremblant à ses prières, se charge de son billet, sort, et n'osant aller au palais, se rend précipitamment chez le comte de Bruce.

Celui-ci croit que le maître de police est devenu fou; il lui dit de le suivre, de l'attendre dans le palais, et court, sans tarder, chez l'impératrice. Introduit chez cette princesse, il lui expose le fait.

Catherine, en entendant cet étrange récit, s'écrie:—Juste ciel! quelle horreur! En vérité, Reliew a perdu la tête. Comte, partez, courez, et ordonnez à cet insensé d'aller tout de suite délivrer mon pauvre banquier de ses folles terreurs et de le mettre en liberté.

Le comte sort, exécute l'ordre, revient et trouve avec surprise Catherine riant aux éclats.-Je vois à présent, dit-elle, la cause d'une scène aussi burlesque qu'inconcevable: j'avais depuis quelques années un joli chien que j'aimais beaucoup, et je lui avais donné le nom de Suderland, parce que c'était celui d'un Anglais qui m'en avait fait présent. Ce chien vient de mourir ; j'ai ordonné Reliew de le faire empailler, et, comme il hésitait, je m suis mise en colère contre lui, pensant que, par une vanité sotte, il croyait une telle commission au-dessous de sa dignité voilà le mot de cette ridicule énigme.

Ce fait ou ce conte paraîtra sans doute plaisant; mais ce qui ne l'est pas, c'est le sort des hommes qui peuvent se croire obligés d'obéir à une volonté absolue, quelque absurde qu'en puisse être l'objet.

COMTE L. P. DE Ségur (1753–1830).

VIII.

LE PAYSAN ET L'AVOCAT.

UN JOUR, un fermier, nommé Bernard, étant venu à Rennes pour certain marché, pensa, une fois ses affaires terminées, qu'il lui restait quelques heures de loisir, et qu'il ferait bien de les employer à consulter un avocat. On lui avait souvent parlé de M. Poitier de la Germondaie, dont la réputation était si grande que l'on croyait un procès gagné lorsqu'on pouvait s'appuyer de son opinion. Le paysan demanda son adresse, et se rendit chez lui, rue Saint-Georges.

Les clients étaient nombreux, et Bernard dut attendre longtemps; enfin son tour arriva, et il fut introduit. M. de la Germondaie lui fit signe de s'asseoir, posa ses lunettes sur le bureau et lui demanda ce qui l'amenait.

-Par ma foi! monsieur l'avocat, dit le fermier, en tournant son chapeau, j'ai entendu dire tant de bien de vous que, comme je me trouvais tout porté à Rennes, j'ai voulu venir vous consulter, afin de profiter de l'oc casion.

Je vous remercie de votre confiance, mon ami, dit M. Poitier de la Germondaie, mais vous avez sans doute quel que procès ?

-Des procès par exemple! je les ai en abomination, ? et jamais Pierre Bernard n'a eu un mot avec personne.

Alors c'est une liquidation, un partage de famille ?

Faites excuse, monsieur l'avocat, ma famille et moi nous n'avons jamais eu à faire de partage, vu que nous puisons à la même bourse, comme on dit.

Il s'agit donc de quelque contrat d'achat ou de

vente?

-Ah bien oui! je ne suis pas assez riche pour acheter, ni assez pauvre pour revendre.

Mais enfin que voulez-vous de moi? demanda le jurisconsulte étonné.

-Eh bien! je vous l'ai dit, monsieur l'avocat, reprit Bernard avec un gros rire embarrassé, je veux une consulte (consultation écrite). . . pour mon argent, bien entendu.... à cause que je suis tout porté à Rennes et qu'il faut profiter des occasions.

M. de la Germondaie sourit, prit une plume, et demanda au paysan son nom.

— Pierre Bernard, répondit celui-ci, heureux qu'on l'eût compris.

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Ma profession?... Ah! oui, qu'est-ce que je fais?... Je suis fermier.

L'avocat écrivit deux lignes, plia le papier et le remit à son étrange client.

- C'est déjà fini! s'écria Bernard; eh bien! à la bonne heure; on n'a pas le temps de s'impatienter. Combien donc est-ce que ça vaut, la consulte, monsieur l'avocat ?

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Bernard paya sans réclamation, salua du pied et sortit enchanté d'avoir profité de l'occasion.

Lorsqu'il arriva chez lui, il était déjà quatre heures; la route l'avait fatigué, et il entra à la maison, bien résolu à se reposer.

Cependant ses foins étaient coupés depuis plusieurs jours et complétement fanés; un des garçons vint demander s'il fallait les rentrer.

Ce soir! interrompit la fermière qui venait de rejoindre son mari; ce serait grand péché de se mettre à l'ouvrage si tard, tandis que demain on pourra les ramasser sans se gêner.

Le garçon objecta que le temps pouvait changer, que les attelages étaient prêts et les bras sans emploi. La fermière répondit que le vent se trouvait bien placé, et que si l'on commençait, la nuit viendrait tout interrompre. Bernard, qui écoutait les deux plaidoyers, ne savait à quoi se décider, lorsqu'il se rappela, tout à coup, le papier de l'avocat.

Minute! s'écria-t-il, j'ai là une consulte, c'est d'un fameux, et elle m'a coûté trois francs: ça doit nous tirer d'embarras. Voyons, Thérèse, dis-nous ce qu'elle chante, toi qui lis toutes les écritures.

La fermière prit le papier et lut, en hésitant, ces deux lignes:

PIERRE BERNARD, NE REMETTEZ JAMAIS AU LENDEMAIN CE QUE VOUS POUVEZ FAIRE À L'INSTANT MÊME.

-- Il y a cela! s'écria le fermier, frappé de l'à-propos; alors, vite les charrettes, les filles, les garçons, et rentrons le foin!

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