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auparavant, avec des gens de cour, des cordons-bleus, des maréchaux de France, chez l'abbé de Radonvilliers à Versailles.-Je parie, lui dis-je, que vous y avez commis cent incongruités.-Comment donc? reprit vivement l'abbé Cosson fort inquiet. Il me semble que j'ai fait la même chose que tout le monde.-Quelle présomption! Je gage que vous n'avez fait rien comme personne. Mais voyons, je me bornerai au dîner. D'abord que fites-vous de votre serviette en vous mettant à table ?-De ma serviette? Je fis comme tout le monde; je la déployai, je l'étendis sur moi, et je l'attachai par un coin à ma boutonnière.-Eh bien! mon cher, vous êtes le seul qui ayez fait cela; on n'étale point sa serviette, on la laisse sur ses genoux. Et comment fîtesvous pour manger votre soupe?-Comme tout le monde, je pense: je pris ma cuiller d'une main et ma fourchette de l'autre...-Votre fourchette, bon Dieu! personne ne prend de fourchette pour manger sa soupe; mais poursuivons. Après votre soupe, que mangeâtes-vous ?-Un œuf frais.Et que fites-vous de la coquille ?-Comme tout le monde, je la laissai au laquais qui me servait.-Sans la casser?Sans la casser.-Eh bien! mon cher, on ne mange jamais un œuf sans briser la coquille; et après votre œuf ?—Je demandai du bouilli.-Du bouilli? Personne ne se sert de cette expression; on demande du boeuf, et non du bouilli; et après cet aliment?—Je priai l'abbé de Radonvilliers de m'envoyer d'une très-belle volaille.-Malheureux! de la volaille! On demande du poulet, du chapon, de la poularde; on ne parle de volaille qu'à la basse-cour. Mais vous ne dites rien de votre manière de demander a boire.

J'ai, comme tout le monde, demandé du champagne, du bordeaux, aux personnes qui en avaient devant elles.Sachez donc qu'on demande du vin de Champagne, du vin de Bordeaux, continua M. Delille..... Mais dites-moi quelque chose de la manière dont vous mangeâtes votre pain.Certainement à la manière de tout le monde: je le coupai proprement avec mon couteau.-Eh! on rompt son pain, on ne le coupe pas. Avançons. Le café, comment le prîtes-vous ?-Eh! pour le coup comme tout le monde ; il était brûlant, je le versai par petites parties de ma tasse dans ma soucoupe.-Eh bien! vous fîtes comme ne fit sûrement personne: tout le monde boit son café dans sa tasse et jamais dans sa soucoupe. Vous voyez donc, mon cher Cosson, que vous n'avez pas dit un mot, pas fait un mouvement, qui ne fût contre l'usage. L'abbé Cosson était confondu, continue M. Delille. Pendant six semaines, il s'informait à toutes les personnes qu'il rencontrait de quelquesuns des usages sur lesquels je l'avais critiqué.

JOSEPH BERCHOUX (1765-1838.)

III.

MIEUX QUE ÇA.

L'EMPEREUR Joseph II n'aimait ni la représentation ni 'appareil, témoin ce fait qu'on se plaît à citer: Un jour que revêtu d'une simple redingote boutonnée, accompagné d'un seul domestique sans livrée, il était allé, dans une calèche

à deux places qu'il conduisait lui-même, faire une promenade du matin aux environs de Vienne, il fut surpris par la pluie, comme il reprenait le chemin de la ville.

Il en était encore éloigné, lorsqu'un piéton, qui regagnait aussi la capitale, fait signe au conducteur d'arrêter,-ce que Joseph II fait aussitôt.-Monsieur, lui dit le militaire (car c'était un sergent), y aurait-il de l'indiscrétion à vous demander une place à côté de vous? cela ne vous gênerait pas prodigieusement, puisque vous êtes seul dans votre calèche, et ménagerait mon uniforme que je mets aujourd'hui pour la première fois.-Ménageons votre uniforme, mon brave, lui dit Joseph, et mettez-vous là. D'où venez-vous ? -Ah! dit le sergent, je viens de chez un garde-chasse de mes amis, où j'ai fait un fier déjeuner.-Qu'avez-vous donc mangé de si bon ?-Devinez.-Que sais-je, moi, une soupe à la bière?-Ah! bien, oui, une soupe; mieux que ça.-De la choucroute ?--Mieux que ça.-Une longe de veau?— Mieux que ça, vous dit-on.-Oh! ma foi, je ne puis plus deviner, dit Joseph.-Un faisan, mon digne homme, un faisan tiré sur les plaisirs de Sa Majesté, dit le camarade en lui frappant sur la cuisse.-Tiré sur les plaisirs de Sa Majesté, il n'en devait être que meilleur?-Je vous en réponds.

Comme on approchait de la ville, et que la pluie tombait toujours, Joseph demanda à son compagnon dans quel quartier il logeait, et où il voulait qu'on le descendit.— Monsieur, c'est trop de bonté, je craindrais d'abuser de.... -Non, non, dit Joseph, votre rue? Le sergent, indiquant sa demeure, demanda à connaître celui dont il recevait tant d'honnêtetés.-A votre tour, dit Joseph, devinez.

Monsieur est militaire, sans doute ?-Comme dit Monsieur. -Lieutenant ?-Ah! bien oui, lieutenant; mieux que ça. -Capitaine?-Mieux que ça.-Colonel, peut-être ?-Mieux que ça, vous dit-on.-Comment diable, dit l'autre en se rencognant aussitôt dans la calèche, seriez-vous feld-maréchal?—Mieux que ça.—Ah! mon Dieu, c'est l'Empereur ! -Lui-même, dit Joseph se déboutonnant pour montrer ses décorations. Il n'y avait pas moyen de tomber à genoux dans la voiture; l'invalide se confond en excuses et supplie l'Empereur d'arrêter pour qu'il puisse descendre.-Non pas, lui dit Joseph; après avoir mangé mon faisan, vous seriez trop heureux de vous débarrasser de moi aussi promptement ; j'entends bien que vous ne me quittiez qu'à votre porte. Et il l'y descendit.

Extrait de la Mnémosyne classique de M. LEVL

IV.

ENFANCE DE BERNARDIN DE ST. PIERRE.

Un jour le jeune Bernardin de Saint Pierre assistait à la toilette de sa mère, en se réjouissant de l'accompagner à la promenade; tout à coup il fut accusé d'une faute assez grave par une bonne fille nommée Marie Talbot, dont, malgré cette aventure, il conserva toujours le plus touchant souvenir. Il avait alors près de neuf ans, et il était fort doux à cet âge. Encouragé par son innocence, il se défen·

dit d'abord avec assez de tranquillité; mais comme toutes les apparences étaient contre lui, et qu'on refusait de croire à sa justification, il finit par s'emporter jusqu'à donner un démenti à sa bonne. Madame de St. Pierre, étonnée d'une vivacité qu'elle ne lui avait point encore vue, crut devoir le punir en le privant de la promenade; et comme il ne cessait de l'importuner par ses larmes et ses protestations, elle prit le parti de s'en débarrasser en l'enfermant seul dans une chambre. Trompé dans l'attente d'un plaisir, condamné pour une faute dont il n'était pas coupable, tout son être se révolta contre l'injustice de sa mère. Dans cette extrémité il se mit à prier avec une confiance si ardente, avec des élans de cœur si passionnés, qu'il lui semblait à tout moment que le ciel allait faire éclater son innocence. par quelque grand miracle. Cependant l'heure de la promenade s'écoulait, et le miracle ne s'opérait pas. Alors le désespoir s'empare du pauvre prisonnier; il murmure contre la Providence, il accuse sa justice, et bientôt, dans sa sagesse profonde, il décide qu'il n'y a pas de Dieu. Assis auprès de cette porte que ses prières n'avaient pu faire tomber, il s'abîmait dans cette pensée avec une incroyable amertume, lorsque, le soleil perçant les nuages qui depuis le matin attristaient l'atmosphère, un de ses rayons vint frapper la croisée que le petit incrédule contemplait avec tant de tristesse. A la vue de cette clarté si vive et si pure, il sentit tout son corps frissonner, et, s'élançant vers la fenêtre par un mouvement involontaire, il s'écria avec l'accent de l'enthousiasme Oh! il y a un Dieu! puis il tomba à genoux et fondit en larmes.

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