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LE CHEVALIER.

Savez-vous bien, mon respectable ami, que si vous étiez entendu par certains hommes de ma connoissance, ils pourroient fort bien vous accuser d'être illuminé.

LE SÉNATEUR.

Si ces hommes dont vous me parlez m'adressoient le compliment au pied de la lettre, je les en remercierois sincèrement; car il n'y auroit rien de plus heureux ni de plus honorable que d'être réellement illuminé; mais ce n'est pas ce que vous entendez. En tout cas, si je suis illuminé, je ne suis pas au moins de ceux dont nous parlions tout à l'heure (1); car mes lumières ne viennent pas sûrement de chez eux. Au demeurant, si le genre de nos études nous conduit quelquefois à feuilleter les ouvrages de quelques hommes extraordinaires, vous m'avez fourni vous-même une règle sûre pour ne pas nous égarer, règle à laquelle vous nous disiez, il n'y a

(1) Voy. p. 33

qu'un moment, M. le chevalier, que vous soumettiez constamment votre conduite. Cette règle est celle de l'utilité générale. Lorsqu'une opinion ne choque aucune vérité reconnue, et qu'elle tend d'ailleurs à élever l'homme, à le perfectionner, à le rendre maître de ses passions, je ne vois pas pourquoi nous la repousserions. L'homme peut-il être trop pénétré de sa dignité spirituelle? Il ne sauroit certainement se tromper en croyant qu'il est pour lui de la plus haute importance de n'agir jamais dans les choses qui ont été remises en son pouvoir, comme un instrument aveugle de la Providence, mais comme un ministre intelligent, libre et soumis, avec la volonté antérieure et déterminée d'obéir aux plans de celui qui l'envoie. S'il se trompe sur l'étendue des effets qu'il attribue à cette volonté, il faut avouer qu'il se trompe bien innocemment, et j'ose ajouter bien heureusement.

LE COMTE.

J'admets de tout mon cœur cette règle de l'utilité,qui est commune à tous les hommes; mais nous en avons une autre, vous et moi, M. le chevalier,

qui nous garde de toute erreur; c'est celle de l'autorité. Qu'on dise, qu'on écrive tout ce qu'on voudra; nos pères ont jeté l'ancre, tenons-nousy, et ne craignons pas plus les illuminés que les impies. En écartant, au reste, de cette discussion tout ce qu'on pourroit regarder comme hypothétique, je serai toujours en droit de poser ce principe incontestable, que les vices moraux peuvent augmenter le nombre et l'intensité des maladies jusqu'à un point qu'il est impossible d'assigner; et réciproquement, que ce hideux empire du mal physique peut être resserré par la vertu, jusqu'à des bornes qu'il est tout aussi impossible de fixer. Comme il n'y a pas le moindre doute sur la vérité de cette proposition, il n'en faut pas davantage pour justifier les voies de la Providence même dans l'ordre temporel, si l'on joint surtout cette considération à celle de la justice humaine, puisqu'il est démontré que, sous ce double rapport, le privilége de la vertu est incalculable, indépendamment de tout appel à la raison, et même de toute considération religieuse. Voulez-vous maintenant que nous sortions de l'ordre temporel?

LE CHEVALIER.

Je commence à m'ennuyer si fort sur la terre, que vous ne me fâcheriez pas si vous aviez la bonté de me transporter un peu plus haut. Si donc.....

LE SÉNATEur.

Je m'oppose au voyage pour ce soir. 'Le plaisir de la conversation nous séduit, et le jour nous trompe; car il est minuit sonné. Allons donc nous coucher sur la foi seule de nos montres, et demain soyons fidèles au rendez-vous.

LE COMTE.

Vous avez raison. Les hommes de notre âge doivent, dans cette saison, se prescrire une nuit de convention pour dormir paisiblement, comme ils doivent se faire un jour factice en hiver pour favoriser le travail. Quant à M. le chevalier, rien n'empêche qu'après avoir quitté ses graves amis il n'aille s'amuser dans le beau monde. Il trouvera sans doute plus d'une maison où l'on n'est point encore à table.

66 LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG.

LE CHEVALIER.

Je profiterai de votre conseil, à condition cependant que vous me rendrez la justice de croire que je ne suis point sûr, à beaucoup près, de m'amuser dans ce beau monde autant qu'ici. Mais dites-moi, avant de nous séparer, si le mal et le bien ne seroient point, par hasard, distribués dans le monde comme le jour et la nuit. Aujour d'hui nous n'allumons les bougies que pour la forme: dans six mois nous les éteindrons à peine. A Quito on les allume et on les éteint chaque jour à la même heure. Entre ces deux extrémités, le jour et la nuit vont croissant de l'équateur au pôle, et en sens contraire dans un ordre invariable; mais à la fin de l'année, chacun a son compte, et tout homme a reçu ses quatre mille trois cent quatre-vingts heures de jour et autant de nuit. Qu'en pensez-vous, M. le comte?

LE COMTE.

Nous en parlerons demain.

FIN DU PREMIER ENTRETIEN.

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