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campagne où je passois l'été. Quoique située dans l'enceinte de la ville, elle est cependant assez éloignée du centre pour qu'il soit permis de l'appeler campagne et même solitude; car il s'en faut de beaucoup que toute cette enceinte soit occupée par les bâtimens ; et quoique les vides qui se trouvent dans la partie habitée se remplissent, à vue d'œil, il n'est pas possible de prévoir encore si les habitations doivent un jour s'avancer jusqu'aux limites tracées par le doigt hardi de Pierre Ier.

Il étoit à peu près neuf heures du soir; le soleil se couchoit par un temps superbe; le foible vent qui nous poussoit expira dans la voile que nous vîmes badiner. Bientôt le pavillon qui annonce du haut du palais impérial la présence du souverain, tombant immobile le long du mât qui le supporte, proclama le silence des airs. Nos matelots prirent la rame; nous leur ordonnâmes de nous conduire lentement.

Rien n'est plus rare, mais rien n'est plus enchanteur qu'une belle nuit d'été à Saint-Pétersbourg, soit que la longueur de l'hiver et la rareté de ces nuits leur donnent, en les rendant

plus désirables, un charme particulier, soit que réellement, comme je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus beaux climats.

Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l'occident, et ne laisse après lui qu'un crépuscule fugitif, rase ici lentement une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque environné de vapeurs rougeâtres roule comme un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l'horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l'idée d'un vaste incendie.

Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La Néva coule à pleins bords au sein d'une cité magnifique : ses eaux limpides touchent le gazon des îles qu'elle embrasse, et dans toute l'étendue de la ville, elle est contenue par deux quais de granit, alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands canaux qui parcourent la capitale, et dont il n'est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l'imitation.

Mille chaloupes se croisent et sillonnent l'eau en tous sens : on voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l'ancre. Ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions de l'univers. Les brillans oiseaux d'Amérique voguent sur la Néva avec des bosquets d'orangers : ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l'ananas, le citron, et tous les fruits de leur terre natale. Bientôt le Russe opulent s'empare des richesses qu'on lui présente, et jette l'or, sans compter, à l'avide marchand.

Nous rencontrions de temps en temps d'élégantes chaloupes dont on avoit retiré les rames, et qui se laissoient aller doucement au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantoient un air national, tandis que leurs maîtres jouissoient en silence de la beauté du spectacle et du calme de la nuit.

Près de nous une longue barque emportoit rapidement une noce de riches négocians. Un baldaquin cramoisi, garni de franges d'or, couvroit le jeune couple et les parens. Une musique russe, resserrée entre deux files de rameurs,

envoyoit au loin le son de ses bruyans cornets. Cette musique n'appartient qu'à la Russie, et c'est peut-être la seule chose particulière à un peuple, qui ne soit pas ancienne. Une foule d'hommes vivans ont connu l'inventeur, dont le nom réveille constamment dans sa patrie l'idée de l'antique hospitalité, du luxe élégant et des nobles plaisirs. Singulière mélodie! emblème éclatant fait pour occuper l'esprit bien plus que l'oreille. Qu'importe à l'œuvre que les instrumens sachent ce qu'ils font vingt ou trente automates agissant ensemble produisent une pensée étrangère à chacun d'eux ; le mécanisme aveugle est dans l'individu : le calcul ingénieux, l'imposante harmonie sont dans le tout.

La statue équestre de Pierre I° s'élève sur le bord de la Néva, à l'une des extrémités de l'immense place d'Isaac. Son visage sévère regarde le fleuve et semble encore animer cette navigation, créée par le génie du fondateur. Tout ce que l'oreille entend, tout ce que l'œil contemple sur ce superbe théâtre n'existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir d'un marais tant de monumens pompeux. Sur

ces rives désolées, d'où la nature sembloit avoir exilé la vie, Pierre assit sa capitale et se créa des sujets. Son bras terrible est encore étendu sur leur postérité qui se presse autour de l'auguste effigie: on regarde, et l'on ne sait si cette main de bronze protége ou menace.

A mesure que notre chaloupe s'éloignoit, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s'éteignoient insensiblement. Le soleil étoit descendu sous l'horizon; des nuages brillans répandoient une clarté douce, un demi-jour doré qu'on ne sauroit peindre, et que je n'ai jamais vu ailleurs. La lumière et les ténèbres semblent se mêler et comme s'entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces campagnes.

Si le ciel, dans sa bonté, me réservoit un de ces momens si rares dans la vie où le cœur est inondé de joie par quelque bonheur extraordinaire et inattendu; si une femme, des enfans, des frères séparés de moi depuis long-temps, et sans espoir de réunion, devoient tout à coup tomber dans mes bras, je voudrois, oui, je voudrois que ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de la Néva, en présence de ces Russes hospitaliers.

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