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pertinent; je vous ordonne de satisfaire ce petit à l'instant même.”—“ Madame, cela ne se peut pas."- "Oh! celui-là est trop fort....Monsieur! monsieur! mon mari!”—“Eh! ma bonne, de quoi s'agit-il donc ?"-"De chasser un insolent qui me nargue en prenant plaisir à contrarier mon fils, à lui refuser ce qu'il désire, et que je dis de lui donner."-" Il est fort singulier, Champagne, que vous vous permettiez de manquer aussi grossièrement à Madame, et de faire pleurer votre jeune maître ! Donnez-lui ce qu'il veut, ou sortez.""Je sortirai s'il le faut, monsieur; mais comment pourrai-je lui donner la lune qu'il vient de voir dans un seau d'eau, et qu'il veut avoir absolument ?" À ces mots, monsieur et madame se regardent; ils ne savent que répliquer. Toute la compagnie part d'un éclat de rire. Les deux époux prennent le même parti et se promettent l'un et l'autre de se corriger de leur faiblesse pour cet enfant gâté, dont ils voient trop combien il leur serait difficile d'accomplir tous les vœux.

REMARQUES DÉTACHÉES SUR l'utilité des LANGUES.

En voyage le meilleur instrument, le plus efficace passeport, est de parler couramment la langue du pays où l'on se trouve, on peut alors agir directement sur les esprits; il y a peu de gens qui apprécient toute la puissance de ce moyen: tout est là.

Le voyageur qui ne peut converser, est un sourd et muet, qui ne fait que des gestes, et de plus un demi-aveugle, qui n'aperçoit les objets que sous un faux jour : il a beau avoir un interprète, toute traduction est un tapis vu à revers; la parole seule est un miroir de réflexion qui met en rapport deux âmes sensibles, et généralement la plus forte finit par maîtriser l'autre. Si l'on ajoute à la connaissance des langues, les avantages scientifiques que donne l'éducation moderne, on imprime l'attention et le respect en réveillant la curiosité. C'est en charmant l'oreille et l'imagination que l'on arrive jusqu'au cœur, et que l'on parvient à éclairer et à persuader. C'est avec le langage que l'âme d'un seul homme devient celle de toute une assemblée, de tout un peuple. On peut dire aussi que la langue est l'arme la plus sûre pour établir une domination durable, et que les grands écrivains sont de vrais conquérants.

Charles-Quint disait qu'un homme qui sait quatre langues

vaut quatre hommes;-en effet, nous avons tous besoin les uns des autres, et un étranger n'existe pas pour nous, si nous ne pouvons le comprendre; enfin, la littérature de chaque pays découvre à qui sait la connaître une nouvelle sphère d'idées. Quant aux langues mortes, jaloux d'étendre et de multiplier ses connaissances, l'homme de lettres remonte dans les siècles, et s'avance au travers des monuments épars de l'antiquité, pour y recueillir, sur des traces souvent presque effacées, l'âme et la pensée des grands hommes de tous les âges.

L'intelligence des langues (dit Rollin) sert comme d'introduction à toutes les sciences. Par elle nous parvenons presque sans peine à la connaissance d'une infinité de belles choses qui ont coûté de longs travaux à ceux qui les ont inventées. Par elle tous les siècles et tous les pays nous sont ouverts. Elle nous rend en quelque sorte contemporains de tous les âges et citoyens de tous les royaumes, et elle nous met en état de nous entretenir encore aujourd'hui avec tout ce que l'antiquité a produit de plus savants hommes, qui semblent avoir vécu et travaillé pour nous. Nous trouvons en eux comme autant de maîtres qu'il nous est permis de consulter en tout temps; comme autant d'amis qui sont de toutes les heures, et qui peuvent être de toutes nos parties, dont la conversation, toujours utile et toujours agréable, nous enrichit l'esprit de mille connaissances curieuses, et nous apprend à profiter également des vertus et des vices du genre humain. Sans le secours des langues, tous ces oracles sont muets pour nous, tous ces trésors nous sont fermés; et faute d'avoir la clef qui seule peut nous en ouvrir l'entrée, nous demeurons pauvres au milieu de tant de richesses, et ignorants au milieu de toutes les sciences.

Voltaire nous dit, que "de toutes les langues modernes la française doit être la plus générale, parce qu'elle est la plus propre à la conversation." En effet, la clarté, l'ordre, la justesse et la pureté des termes la distinguent; elle procède comme la pensée et l'observation, elle sait tout exprimer et tout peindre, elle suffit aux besoins de la raison, du génie, et du sentiment. Aussi lui fait-on l'honneur de la chérir, de la parler; elle est la langue des princes, de leurs ambassadeurs, des grands, des hommes dont l'éducation a été soignée dans toutes les parties de l'Europe.

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MODÈLE DE NARRATION.

Le premier homme raconte ses premiers mouvements, ses premières sensations, ses premiers jugements après la création.

Je me souviens de cet instant, plein de joie et de trouble, où je sentis, pour la première fois, ma singulière existence: je ne savais ce que j'étais, où j'étais, d'où je venais. J'ouvris les yeux quel surcroît de sensation! La lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux, tout m'occupait, m'animait, et me donnait un sentiment inexprimable de plaisir. Je crus d'abord que tous ces objets étaient en moi, et faisaient partie de moi-même. Je m'affermissais dans cette pensée naissante, lorsque je tournai les yeux vers l'astre de la lumière: son éclat me blessa; je fermai involontairement la paupière; et je sentis une légère douleur. Dans ce moment d'obscurité, je crus avoir perdu tout mon être. Affligé, saisi d'étonnement, je pensais à ce grand changement, quand tout à coup j'entendis des sons: le chant des oiseaux, le murmure des airs, formaient un concert dont la douce impression me remuait jusqu'au fond de l'âme ; j'écoutai longtemps, et je me persuadai bientôt que cette harmonie était moi.

Attentif, occupé tout entier de ce nouveau genre d'existence, j'oubliais déjà la lumière, cette autre partie de mon être que j'avais connue la première, lorsque je rouvris les yeux. Quelle joie de me retrouver en possession de tant d'objets brillants! Mon plaisir surpassa tout ce que j'avais senti la première fois, et suspendit pour un temps le charme des sons. Je fixai mes regards sur mille objets divers; je m'aperçus bientôt que je pouvais perdre et retrouver ces objets, et que j'avais la puissance de détruire et de reproduire à mon gré cette belle partie de moi-même; et quoiqu'elle me parût immense en grandeur, et par la quantité des accidents de lumière, et par la variété des couleurs, je crus reconnaître que tout était contenu dans une portion de mon être. Je commençais à voir sans émotion, et à entendre sans trouble, lorsqu'un air léger, dont je sentis la fraîcheur, m'apporta des parfums qui me causèrent un épanouissement intime, et me donnèrent un sentiment d'amour pour moi-même.

Agité par toutes ces sensations, pressé par les plaisirs d'une si belle et si grande existence, je me levai tout à coup, et je me sentis transporté par une force inconnue. Je ne fis qu'un pas; la nouveauté de ma situation me rendit immobile, ma surprise fut extrême; je crus que mon existence fuyait; le

mouvement que j'avais fait avait confondu les objets; je m'imaginais que tout était en désordre. Je portai la main sur ma tête, je touchai mon front et mes yeux; je parcourus mon corps; ma main me parut être alors le principal organe de mon existence. Ce que je sentais dans cette partie était si distinct et si complet, la jouissance m'en paraissait si parfaite, en comparaison du plaisir que m'avaient causé la lumière et les sons, que je m'attachai tout entier à cette partie solide de mon être, et je sentis que mes idées prenaient de la profondeur et de la réalité. Tout ce que je touchais sur moi semblait rendre à ma main sentiment pour sentiment, et chaque attouchement produisait dans mon âme une double idée. Je ne fus pas longtemps sans m'apercevoir que cette faculté de sentir était répandue dans toutes les parties de mon être; je reconnus bientôt les limites de mon existence qui m'avait paru d'abord immense en étendue. J'avais jeté les yeux sur mon corps; je le jugeais d'un volume énorme, et si grand, que tous les objets qui avaient frappé mes yeux ne me paraissaient, en comparaison, que des points lumineux. Je m'examinai longtemps, je me regardais avec plaisir, je suivais ma main de l'œil, j'observais ses mouvements. J'eus sur tout cela les idées les plus étranges; je croyais que le mouvement de ma main n'était qu'une espèce d'existence fugitive, une succession de choses semblables; je l'approchai de mes yeux; elle me parut alors plus grande que tout mon corps, et elle fit disparaître à ma vue un nombre infini d'objets

Je commençai à soupçonner qu'il y avait de l'illusion dans cette sensation qui me venait par les yeux. J'avais vu distinctement que ma main n'était qu'une petite partie de mon corps, et je ne pouvais comprendre qu'elle fût augmentée au point de me paraître d'une grandeur démesurée. Je résolus donc de ne me fier qu'au toucher, qui ne m'avait pas encore trompé, et d'être en garde sur toutes les autres façons de sentir et d'être. Cette précaution me fut utile: je m'étais remis en mouvement, et je marchais la tête haute et levée vers le ciel; je me heurtai légèrement contre un palmier; saisi d'effroi, je portai ma main sur ce corps étranger; je le jugeai tel, parce qu'il ne me rendit pas sentiment pour sentiment. Je me détournai avec une espèce d'horreur, et je connus, pour la première fois, qu'il y avait quelque chose hors de moi. Plus agité par cette nouvelle découverte que je ne l'avais été par toutes les autres, j'eus peine à me rassurer; et après avoir médité sur cet événement, je conclus que je devais juger des

objets extérieurs comme j'avais jugé des parties de mon corps, et qu'il n'y avait que le toucher qui pût m'assurer de leur existence. Je cherchais donc à toucher tout ce que je voyais: je voulais toucher le soleil ; j'étendais les bras pour embrasser l'horizon, et je ne trouvais que le vide des airs. À chaque expérience que je tentais, je tombais de surprise en surprise; car tous les objets paraissaient être également près de moi; et ce ne fut qu'après une infinité d'épreuves que j'appris à me servir de mes yeux pour guider ma main; et, comme elle me donnait des idées toutes différentes des impressions que je recevais par le sens de la vue, mes sensations n'étant pas d'accord entre elles, mes jugements n'en étaient que plus imparfaits, et le total de mon être n'était encore pour moi-même qu'une existence en confusion.

Profondément occupé de moi, de ce que j'étais, de ce que je pouvais être, les contrariétés que je venais d'éprouver m'humilièrent. Plus je réfléchissais, plus il se présentait de doutes. Lassé de tant d'incertitudes, fatigué des mouvements de mon âme, mes genoux fléchirent, et je me trouvai dans une situation de repos. Cet état de tranquillité donna de nouvelles forces à mes sens. J'étais assis à l'ombre d'un bel arbre; des fruits d'une couleur vermeille descendaient, en forme de grappes, à la portée de la main. Je les touchai légèrement: aussitôt ils se séparèrent de la branche, comme la figue s'en sépare dans le temps de sa maturité. J'avais saisi un de ces fruits; je m'imaginai avoir fait une conquête, et je me glorifiai de la faculté que je sentais de pouvoir contenir dans ma main un autre être tout entier. Sa pesanteur, quoique peu sensible, me parut une résistance animée, que je me faisais un plaisir de vaincre. J'avais approché ce fruit de mes yeux; j'en considérais la forme et les couleurs. Une odeur délicieuse me le fit approcher davantage; il se trouva près de mes lèvres; je tirais à longues inspirations le parfum, et je goûtais à longs traits les plaisirs de l'odorat. J'étais intérieurement rempli de cet air embaumé. Ma bouche s'ouvrit pour l'exhaler; elle se rouvrit pour en reprendre; je sentis que je possédais un odorat intérieur plus fin, plus délicat encore que le premier; enfin je goûtai. Quelle saveur ! quelle nouveauté de sensation! Jusque-là, je n'avais eu que des plaisirs; le goût me donna le sentiment de la volupté. L'intimité de la jouissance fit naître l'idée de la possession. Je crus que la substance de ce fruit était devenue la mienne, et que j'étais le maître de transformer les êtres.

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