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milieu, selon le précepte du poëte: Incidit in medias res. La fantaisie, les préoccupations publiques, certaines vues particulières du sujet en décident. Sa marche n'a pas moins de liberté que son début; causeur ingénieux et fécond, une fois parti il va sans se soucier de feuille de route et comme enivré lui-même de sa parole, aussi longtemps que son idée l'inspire, s'attardant, se détournant parfois, mais sans jamais s'égarer ou sans laisser au lecteur, séduit par le prestige d'une élocution harmonieuse et brillante, le temps de remarquer qu'il dépasse les bornes du développement et étouffe quelque peu le tissu de sa pensée sous la richesse des broderies; car il possède admirament l'art de rattacher tous ses fils à la trame. Le moment où vous le croyez le plus loin de son sujet est précisément celui où il y rentre. Et, lorsqu'il s'arrête, vous vous trouvez avec une satisfaction profonde l'esprit remué, l'intelligence stimulée, la volonté prête à se mettre en route pour les régions de la pensée.

En effet, l'objet que se propose M. de Pontmartin en parlant d'un livre n'est pas tant de le juger que de préparer le lecteur lui-même à en porter un jugement sain; il guide, il éclaire, il provoque l'appréciation, mais il prononce rarement, du moins en forme. Pour qui sait le comprendre, son opinion n'est jamais douteuse; mais, en homme de bonne compagnie, il évite de la rédiger en manière de sentence. Car ce qu'il craint avant tout, c'est de paraître régenter. Du reste, cette appréhension lui est commune avec la plupart de ceux qui ont reçu ou se sont donné la mission de prononcer sur la valeur des œuvres littéraires. On redoute de passer pour pédant. Donner à la critique un air mondain, la dépouiller de sa robe doctorale, est le souci même des gens de college. Personne ne veut avoir l'air de professer; chacun s'ingénie à causer. Cette préoccupation est un peu puérile et peut-être vaudrait-il mieux laisser aux choses et leur caractère et leur nom.

Quoi qu'il en soit, dans ces tentatives pour donner à la critique les allures dégagées et faciles de la conversation, nul n'a égalé M. de Pontmartin. Il existe d'autres Causeries qui ont fait quatre ans le charme des gens de goût et que l'on attendait tous les lundis avec impatience. Ce sont les plus piquantes improvisations qu'on ait jamais faites en notre langue, et nous trouvons M. de Pontmartin assez mal inspiré quand il cherche, quelque part. à en rabaisser le mérite, quand il parle de l'odeur de nécropoles qu'exhalent ces délicieux retours à nos vieux écrivains. Toutefois, nous le reconnaissons, malgré leur attrait, les Causeries du lundi ne sont pas, en réalité, des causeries; elles n'ont pas le laisser aller, l'abandon, la grâce sans apprêt d'un entretien de salon. A notre avis, elles possèdent, à un moindre degré que celles de M. de Pontmartin, les qualités propres au genre, puisque genre il y a. Celles-ci sont véritablement dans la mesure et le ton de la société. Elles en ont la facilité, la clarté, l'élégance, l'esprit, mais parfois aussi la diffusion, le défaut de solidité et les intarissables complaisances.

Pour ne parler que des Dernières Causeries qui viennent de paraître et qui ne sont dernières, nous l'espérons bien, que par rapport à celles qui les précèdent, et ne le seront pas longtemps, que de médiocrités y sont traitées à l'égal de nos plus grandes illustrations! M. Paganel, par exemple, occupant autant de place que M. Guizot et M. Jung, gratifié d'un article de la même

taille que celui de M. Montalembert ou de M. Villemain. La galerie de M. de Pontmartin ressemble un peu à celle de ce financier dont les cadres, faits et disposés d'avance, étaient tous de même dimension, tellement que, pour les remplir, il avait fallu çà et là agrandir ou rétrécir les tableaux. Voila le résultat des tristes conditions qu'il s'est imposées de parler à jour fixe et toujours des contemporains. C'est un terrible jeu qu'il joue là avec son esprit, que cet engagement accepté de fournir un entretien par semaine sur les productions du temps. Si riches qu'elles soient, les brillantes ressources de sa plume s'y épuiseront. Il n'est si gros millionnaire qui ne se ruinât à prêter si souvent. C'est pour nous un vif regret de le voir s'user ainsi, de parti pris, et se justifier à soi-même son erreur par des sophismes comme ceux qu'il développe à l'occasion des vieux livres. A l'en croire, celui qui est appelé à l'office quoditien de juger les travaux littéraires doit vivre tout entier au milieu de son temps, n'en sortir qu'à de rares intervalles et ne se mettre qu'avec réserve en communication avec les grands écrivains d'autrefois, de peur de perdre dans leur commerce le sens des choses du siècle. Nous croyons, nous, tout le contraire; il nous semble que, pour celui qui doit prononcer avec autorité sur les œuvres de son temps, il y a nécessité de s'élever au-dessus de la sphère où elles s'élaborent, de s'éloigner du bruit qu'elles font, de sortir fréquemment de l'atmosphère où elles croissent, de réparer enfin par des relations assidues avec les grands génies de tous les siècles les déperditions de forces intellectuelles qu'on subit dans la gymnastique quotidienne de la presse. Certes, l'épuisement ne se remarque pas encore chez M. de Pontmartin, mais il nous paraît inévitable s'il ne revient bientôt à ces belles et rafraîchissantes fréquentations avec les grands auteurs d'autrefois, qu'il néglige systématiquement, dirait-on, et dont il est si bien fait cependant pour sentir et interpréter les éternelles beautés.

P. DOUHAIRE.

L'article sur Colbert inséré dans le dernier numéro du Correspondant a éprouvé des erreurs de mise en pages qu'il convient de rectifier.

D'abord l'anecdote sur les dentelles et le point de Venise se trouve placée à la page 587 au milieu des paragraphes où il est parlé de la grave question des grains et des subsistances; elle devrait être mise à la page 584, onzième ligne, après ce qui est dit sur la réglementation de l'industrie et comme un exemple de ses rigueurs et de ses ridicules.

Aux pages 594 et 595 sur les causes diverses que l'on assigne à la chute de l'ancienne royauté, après ces mots de la fin du dernier paragraphe : dans les siècles précédents, les rois avaient trouvé de bien autres opposants et la royauté n'avait pas péri, il faut placer les quatre paragraphes mis à la page 598 et dont le premier commence par la révolution s'est faite parce que Louis XVI était un prince faible, et le dernier finit par ceux-ci tout s'amoindrit, tout s'éteint.

A la suite, il faut mettre les cinq paragraphes de la page 597, dont le premier commence ainsi avec l'omnipotence, un prince dont l'âme est haute, et dont le dernier finit ainsi doué d'une persévérance et d'une force d'expansion extraordinaires.

C'est après ces derniers mots qu'il faut revenir aux quatre paragraphes des pages 595 et 596, dont le premier commence par ces mots: si l'on pouvait accuser les Français d'être une nation frivole, et dont le dernier finit par ceux-ci : sous le poids de l'empire et de son omnipotence.

Les quatre derniers paragraphes sont ensuite à leur place.

Depuis deux mois le Correspondant est tout entier à son œuvre religieuse et littéraire. Selon la promesse de M. de Falloux, nous avons mis un terme à une polémique provoquée, et dont le seul but, maintenant atteint, était de séparer nettement notre langage et notre conduite de la conduite et du langage de l'Univers.

Usant largement de l'avantage de parler tous les jours, ce journal ne s'est pas contenté de nous répondre selon son droit. Il cherche à nous faire rentrer dans la discussion et nous provoque encore, soit directement, en présentant notre silence comme un aveu, soit indirectement, en nous mêlant à d'autres débats.

Notre silence n'avoue et surtout ne désavoue rien. Nous éprouverions moins de difficultés à relever les assertions de nos adversaires qu'ils n'en auraient eux-mêmes à les justitier. Mais ce silence, qui les étonne, satisfait trop d'âmes chrétiennes, pour qu'en ce moment nous songions à le rompre.

Un écrit nouveau, intitulé l'Univers jugé par lui-même, écrit qui contient incontestablement des faits d'une haute portée, fournit à ce journal l'occasion de s'écrier que ses adversaires se relayent pour l'attaquer, qu'ils s'appuient sur un pamphlet anonyme, qu'ils ont le stylet dans la manche, qu'ils veulent le détruire, etc.

L'Univers sait bien que nous sommes étrangers à cet écrit. Tout le monde sait, en outre, que les hommes qui apportent leur signature au Correspondant ne recourent pas ailleurs à l'anonyme; nous n'entendons par là ni blâmer, ni même juger les motifs qui ont pu déterminer l'auteur de la brochure à ne point se nommer; nous nous bornons à constater que ces motifs ne peuvent être les nôtres.

Quelques-uns de NN. SS. les Évêques sont intervenus: leurs lettres ne s'adressent pas à nous, elles peuvent seulement donner lieu à un malentendu auquel nous avons hâte de mettre un terme.

Nous croyons que personne n'a conçu ni manifesté le projet de détruire l'Univers en tout cas, nous déclarons formellement que cette pensée n'est pas la nôtre. Nous demandons la liberté et le respect pour nos opinions, nous ne songeons nullement à contester le droit de vivre à une opinion que nous ne partageons pas. Nous allons même, sur ce point, plus loin que nos adversaires; car nous aurions peine à admettre que, pour réfuter un livre, il suffit d'en poursuivre l'éditeur.

Le Secrétaire de la rédaction, P. DOUHAIRE.

L'UN DES GÉRANTS, CHARLES DOUNIOL.

PARIS.- IMPRIMERIE SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'Erfurth, 1.

L'ÉGLISE ET L'EMPIRE ROMAIN

AU QUATRIÈME SIÈCLE

PAR LE PRINCE ALBERT DE BROGLIE '.

Le quatrième siècle est comme le portique des grands siècles chrétiens, de ceux qui furent marqués par des événements considérables, au point de vue des droits et du règne de la vérité, par des hommes éminents dans la doctrine, par des princes d'une prédestination singulière, par des institutions religieuses qui ont exercé sur le développement ultérieur du christianisme une influence durable et puissante. Au quatrième siècle, l'événement qui domine tout, c'est l'apparition imprévue du premier prince chrétien, et, par suite, l'introduction de l'Église dans la vie publique de l'empire et de l'humanité. Jusque-là l'Eglise, quoique hiérarchiquement organisée et formant en elle-même une société parfaite, avait vécu au forum de la conscience, élevant déjà des temples pour ses fidèles, mais des temples obscurs, plutôt méprisés qu'acceptés par les magistrats civils. Le Panthéon ne s'était point ouvert encore pour le Dieu véritable, et, si quelque empereur, soucieux de tolérance ou de philosophie, avait discerné le Christ dans l'ombre éclatante que lui faisaient ses adorateurs, il avait tout au plus placé son image avec ses dieux domestiques, au foyer solitaire de son culte privé. Les persécutions avaient bien resplendi sur ce fond mystérieux; le sang, qui est la plus pure et la plus invincible des couleurs, quand il est répandu pour la justice, avait révélé au monde la doctrine et la hiérarchie de l'Evangile. La société des âmes, enfin, se montrait sous la société corrompue des temps et des mœurs antiques. Mais que César pût devenir chrétien, qu'il fût à la veille de l'être, que déjà, sous la pourpre qu'avaient portée tant de monstres, battît le cœur qui, le premier, malgré l'orgueil du pouvoir absolu, s'humilierait devant la croix de Jésus-Christ, c'était là une chimère qui ne venait à l'esprit de personne, ni dans le camp des bourreaux, ni dans celui des

Paris, Didier et Ch. Douniol.

N. SÉR. T. II. 25 SEPTEMBRE 1856. 6o LIV.

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victimes. Les chrétiens, loin d'y travailler, n'y avaient pas même songé.

Ils savaient sans doute, par l'histoire des patriarches, que toutes les nations avaient été bénies; ils avaient entendu les prophètes les déclarer appelées, et saint Paul lui-même, tout proche d'eux, prendre hardiment le titre d'apôtre des nations. Mais ils s'expliquaient ce langage par la volonté de Dieu de sauver tous les hommes, quel que fût leur peuple ou leur condition, et plus le christianisme leur semblait universel de sa nature, moins ils concevaient peut-être qu'il se nationalisât en entrant dans la société civile et politique comme un de ses éléments. C'était une erreur. La nationalité n'est point opposée à l'universalité. Si dans les siècles païens il en avait été ainsi, cela tenait à l'impuissance de la raison et du polythéisme pour unir les hommes entre eux, mais non pas à l'essence des choses. Le genre humain est un par son origine, malgré la différence des races; il est un par sa nature, malgré la différence des aptitudes; il est un par la terre qu'il habite, malgré les frontières que lui tracent diversement les fleuves, les montagnes et les mers; il est un par sa destinée, malgré la fortune variable des parties dont il est composé; il est un, enfin, par la vérité qui éclaire son intelligence. Partout l'unité le contient sans y détruire la distinction, et si la distinction l'emporte jusqu'à devenir séparation, comme au temps du paganisme, c'est le signe d'un ordre corrompu, mais non d'une contradiction réelle entre l'unité et la variété, entre l'universalité et la nationalité. Jésus-Christ, en fondant la société universelle des âmes, n'avait pas entendu détruire la société civile, et il n'avait pas entendu davantage les tenir dans un état de lutte ou de réciproque impénétrabilité. Tout est harmonie dans le vrai, et, à mesure que le christianisme se rattachait un plus grand nombre d'esprits, il devait inévitablement venir une heure où les deux sociétés, l'empire et l'Église, se reconnaitraient et se tendraient la main.

Mais où, quand, comment, par qui? Et puis, tout en posant comme pierre sacrée de l'alliance la distinction et la légitimité des deux ordres, tout en saluant du nom de souveraine la hiérarchie de l'un et de l'autre, il fallait bien que le chef de l'empire, que César, en tant qu'âme rachetée par Jésus-Christ, s'humiliât de ses fautes, les confessât, en reçût la pénitence et le pardon aux pieds d'un prêtre, c'est-à-dire aux pieds d'un de ses sujets. Quel abaissement, et était-il espérable? Etait-ce sans raison que Tertullien en doutait dans cette phrase célèbre : « Si les Césars pouvaient devenir chrétiens, ou les chrétiens devenir Césars? »

I n'y a donc pas dans l'histoire du christianisme d'événement plus extraordinaire que celui-là; il n'y en a pas qui ait dû remuer les contemporains avec autant de puissance, ni qui appelle encore aussi vivement l'étude de la postérité. Le siècle où nous sommes ajoute à cette étude

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