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à son insu, car il n'avait pas pour ces abus, dont il profitait, une haine bien vive; mais ce fut en se moquant des vices de son siècle, en les flattant, en les excitant, en appelant le ridicule sur ce qu'il y avait de respectable, la calomnie sur ce qu'il y avait de meilleur, qu'il prit sa part à cette œuvre de destruction, couronnée, en dépit des efforts courageux du vieux monde français, par la République de 1793.

Il ne parut pas d'abord étonné de cette révolution inouïe, qui surprit tout le monde et qui renversa les calculs de tous les hommes sérieux; il ne mesura pas « l'étendue d'un mal qui dure toujours, dont nul ne peut entrevoir le terme et dont nous cherchons encore le remède 1.» La prise de la Bastille, «< ce coup d'État populaire qui inaugura en France le régime... des coups d'Etat de toutes les couleurs,» avait bien, il est vrai, fait quelque impression sur son esprit remuant; il avait écrit à la municipalité une lettre où il protestait de son dévouement pour le roi et de ses craintes pour la sûreté publique. Lorsqu'il avait vu, quelques jours après, la Comédie-Française représenter cette tragédie révolutionnaire, ou plutôt ce libelle déclamatoire et rimé que M.-J. Chénier intitulait Charles IX, il avait fait aux acteurs de vifs reproches et les avait conjurés de suspendre les représentations. Puis ces premières craintes dissipées avaient fait place à un ennui profond: « Ces gens-là, disait-il, ne sont plus bons qu'à parler révolution. » Ce qui le blessait surtout au vif, c'était le décret de la Constituante qui obligeait de quitter les noms d'emprunt: abandonner son nom de Beaumarchais, qu'il avait payé en beaux deniers comptant, pour reprendre celui de Caron, lui paraissait une mortification par trop dure. Mais bientôt, ainsi que nous l'avons vu, crainte et ennui disparurent, et il salua sans inquiétude l'aurore de la Révolution. Nous connaissons les étranges maximes qui émaillent l'opéra de Tarare; il les répéta dans la Mère coupable, où il exalta de nouveau l'établissement du divorce et l'abolition des voeux monastiques: il poussa même l'enthousiasme jusqu'à proposer au président de l'Assemblée la construction d'un gigantesque édifice au milieu du Champ de Mars, pour perpétuer le souvenir de la fédération, enthousiasme cependant qui fait plus d'honneur à l'habileté du spéculateur qu'aux sentiments du citoyen. Il se mit en effet à faire des affaires avec les gouvernements révolutionnaires, afin que la démocratie française réparât les brèches faites à sa fortune par la démocratie américaine, au service de laquelle il avait mis une flotte de quarante vaisseaux pendant la guerre de l'indépendance, et qui l'avait payé par la plus honteuse ingratitude3.

M. le comte de Montalembert. Discours à l'Académie française.

M. de Loménie, t. II.

3 La conduite du gouvernement des États-Unis avec Beaumarchais déshonore cette république. « Un citoyen français, écrivait Talleyrand, alors ministre, au

Malheureusement pour lui, si la République américaine fut une débitrice de mauvaise foi, la République française, en lui faisant de même perdre ses capitaux, faillit de plus lui faire perdre la vie; elle récompensa son zèle, utile quoique intéressé, par la prison et l'exil.

lest juste de dire que, dans sa lutte avec la Convention et le Comité de salut public, Beaumarchais fit preuve d'un grand courage, et que, s'il évita l'échafaud révolutionnaire, il l'avait du moins bien mérité.

Cet homme, naguère si riche et si populaire, perdit là toute sa fortune et tout son crédit : ce fut le châtiment que la Providence infligea sans doute à son orgueil, à ses complaisances pour les hommes nouveaux, à son ingratitude envers ses anciens bienfaiteurs. «< Quand la vieillesse vient nous rider le visage et nous courber le corps, dégoûtés du présent, effrayés de l'avenir, que reste-t-il à l'homme? l'unique plaisir d'être content du passé1. » En présence des malheurs qui désolaient son pays, malheurs dont il était responsable dans la mesure de l'influence qu'il avait exercée, Beaumarchais pouvait-il recevoir ce dernier témoignage de sa conscience?

Or, s'il est quelque chose de plus affligeant que d'avoir à reconnaître et à déplorer les fautes de ceux dont on admire le talent, c'est à coup sûr de les trouver sourds aux leçons d'en haut, insensibles au châtiment qui les frappe. Après avoir courtisé les hommes du Directoire, après avoir brûlé les derniers grains d'un encens vieilli aux pieds de Bonaparte, Beaumarchais écrivit sur Voltaire et Jésus-Christ un article tellement impie (lui qui jusqu'alors avait à peu près gardé les convenances), que le rédacteur d'un journal voltairien et républicain refusa de le publier, en disant : « Nos lecteurs ne sont pas encore à cette hauteur....» Quinze jours après, Beaumarchais n'était plus.

Nous avons en vérité besoin, pour excuser les erreurs de sa vie publique, de nous reporter encore une fois, avant de terminer ces pages, à sa biographie, et de songer aux douces et charmantes qualités qu'il renfermait dans son cœur; rappeler sa bienfaisance éclairée, c'est le plus éloquent plaidoyer que l'on puisse faire pour laver sa mémoire des accusations méritées qui se sont dressées contre elle : la

président de la république américaine, qui hasardait pour le service des Américains sa fortune tout entière..... pourrait sans doute prétendre à quelques faveurs; au moins doit-il toujours être écouté quand il ne demande que bonne foi et justice.» Les commissaires nommés par le gouvernement américain avaient fixé à 2,280,000 fr. la créance de Beaumarchais, qui, en 1781, avait été réglée à 3,600,000 fr. En 1835, les instances réitérées du gouvernement français n'obtinrent à ses héritiers qu'une somme de 800,000 fr. C'est ce que les membres du Congrès appelaient reviser les comptes.

1 Les Deux Amis, act. III, sc. v.

bonté et la simplicité du cœur ne disposent-elles pas à pardonner bien des fautes? M. de Loménie en est si convaincu, qu'il se laisse aller parfois à excuser des erreurs que tout juge vraiment impartial devrait avoir le courage de condamner. Pour nous, que Beaumarchais a tant amusés, qui avons ri de si bon cœur aux saillies de son esprit, qui avons recueilli si précieusement quelques bonnes vérités apparaissant çà et là dans ses écrits, nous ne demandons pas mieux que de nous laisser entraîner à l'indulgence; mais pouvons-nous oublier que, si ces vertus cachées font honneur au caractère de l'homme privé, elles rendent beaucoup plus coupable l'homme public qui, sur la scène du monde, fit taire la voix de sa conscience pour n'écouter que celle de sa jalousie haineuse et de sa mesquine ambition? FERNAND DESPORTES.

LES CHRÉTIENS D'ORIENT

ET

LES RÉFORMES DU SULTAN

(SUITE ET FIN.)

IV

La chute de Byzance entre les mains des Turcs porta le dernier coup à l'union de Florence : le clergé de Constantinople aurait peutêtre eu le courage de supporter noblement la persécution, il n'eut pas la force de résister aux séductions du pouvoir et aux enivrements de la richesse. Gennadius fut élu patriarche, et après avoir été, au concile de Florence, un des plus chaleureux et des plus éloquents défenseurs de l'union, il reçut l'investiture des mains de Mahomet II, sans jamais demander au saint-père de confirmer son élection.

Le padischa de Stamboul éleva le patriarche à la dignité de milet baschi (chef de nation), et lui confia l'administration temporelle de tous ses coreligionnaires, en le rendant responsable de leur soumission. Le patriarche, à son tour, dut déléguer une portion de l'autorité administrative aux évêques et aux curés, en sorte que le clergé tout entier fut transformé en un corps de fonctionnaires, exerçant à la fois tous les pouvoirs spirituels et temporels.

Le clergé de Constantinople résista d'abord aux périls de cette situation; mais peu à peu, les liens de la discipline ecclésiastique se relâchèrent, les passions prirent le pas sur les devoirs, la simonie

1 Voyez le numéro du 25 mai, page 275.

Voltaire a dit que Gennadius avait été choisi par le clergé de Constantinople, parce qu'il s'était énergiquement opposé à l'union des deux Églises. Cette assertion n'est pas exacte, elle prête à Gennadius le rôle qui appartient à Marc d'Éphèse. Quant à Gennadius, il avait figuré au concile sous le nom de Georges Scholarius, et y avait plaidé la cause de l'union de vive voix et par écrit.

s'introduisit partout, et la collation des charges ecclésiastiques devint l'objet d'un véritable encan.

Une fois engagé dans cette route, le clergé prévaricateur ne s'arrêta plus; il eut recours à tous les moyens pour satisfaire son avarice, et le joug qu'il fit peser sur les chrétiens devint si lourd, que des populations entières embrassèrent l'islamisme pour s'y soustraire. Quant au gros de la nation, il s'est habitué à tourner ses espérances vers la Russie. Il y a déjà plus d'un siècle et demi qu'en écrivant au comte de Pontchartrin, ministre de Louis XIV, le voyageur Tournefort lui disait : « Les Grecs se flattent que le grand-duc de Moscovie les tirera quelque jour de la misère où ils sont et qu'il détruira l'empire des Turcs; mais, outre qu'il n'y a point d'apparence à ce changement, ils n'en deviendraient pas plus habiles en changeant de maîtres. >>

L'Eglise de Constantinople, que nous nommons en Occident l'Église grecque, mais qui est en réalité l'Église photienne, compte dans son sein de neuf à dix millions d'individus, différents d'origine et de langage.

Cette portion de l'Église orientale est administrée par les patriarches de Constantinople, d'Antioche et de Jérusalem, au-dessous desquels il y a grand nombre d'archevêques, d'évêques et de religieux.

Les deux patriarches de Syrie sont nominalement indépendants de celui de Constantinople; mais, comme ils ont souvent recours à son intervention auprès de la Porte Ottomane, ils subissent son influence comme s'ils étaient hiérarchiquement dans sa dépendance.

Le clergé séculier est complétement dénué d'instruction; il ne fait aucune sorte d'étude; pour lui, le sacerdoce n'est pas une vocation, mais uniquement un métier.

Le chef de la secte, en franchissant tous les degrés de la hiérarchie sacerdotale dans l'espace de six jours, pour passer de l'état de simple laïque à la dignité de patriarche de Constantinople, avait donné un exemple funeste. On procède aujourd'hui avec moins de façon encore, et, au lieu de choisir des hommes instruits, comme l'était Photius, on prend le premier venu, un maçon, un batelier, n'importe qui. S'il s'agit d'en faire un curé, on se contente de peu; s'il ne sait ni lire ni écrire, c'est égal: on lui demande s'il croit en Dieu, et, pour peu qu'il ne dise pas non, on lui impose les mains, le voilà prêtre et chargé de la direction des âmes. S'il s'agit d'un évêque, on ne lui en demande guère plus cependant il est de notoriété qu'un jour, à Constantinople, on fut forcé de retarder la consécration d'un évêque parce que l'impétrant ne savait pas le Credo. Il fallut remettre la cérémonie à quinzaine pour lui donner le temps de l'apprendre'.

Les Saints Lieux, par Mgr Mislin, t. I, p. 89.

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