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sérieusement travaillé, dans un temps où le procédé de l'improvisation est devenu universel, où chacun a de soi-même une si haute idée et si peu de considération pour le public, qu'on n'oserait retoucher sa propre ébauche et qu'en même temps on semble dire : Les gens pour qui nous écrivons n'en méritent pas davantage!

On croit généralement que la passion seule, la passion héréditaire surtout, empêche de bien juger notre grande crise révolutionnaire. Les causes à jamais déplorables qui ont séparé la France en deux camps et amené le divorce entre la nation et la race auguste à laquelle appartient l'honneur de la personnifier, ces causes ont paru se perpétuer en passant à de nouvelles générations. D'un côté, la Révolution, avec le cortége de ses excès et de ses crimes, est restée un objet d'antipathie et d'horreur; de l'autre, on semble avoir pris à tâche d'assumer la responsabilité du passé, et les descendants des bourreaux restent implacables envers ceux des victimes. Cependant la masse de la nation est étrangère à la personnalité des souvenirs, et il y a plus de gens désintéressés qu'il n'en faudrait pour arriver à un arbitrage équitable. Mais ici se révèle une difficulté des plus graves, quoiqu'on ne s'en fasse pas communément une juste idée. Dans une question si énormément complexe, pour saisir le fort et le faible de la Révolution française, il faudrait beaucoup de travail, et ce n'est pas seulement la mollesse de nos habitudes actuelles qui rebute la plupart des esprits. La surabondance des informations est telle aujourd'hui, qu'on ne saurait aborder aucun sujet d'études sans qu'aussitôt la surcharge des matériaux ne se fasse péniblement sentir. On se noie dans les documents contradictoires dès la première tentative, et, en présence des obstacles, on aime mieux se rejeter vers le rivage que d'entreprendre une traversée dont le but semble impossible à atteindre. Il est plus commode alors de s'en tenir à la passion toute faite, et l'on continue de se haïr réciproquement par paresse, bien plus que par conviction.

S'il est encore parmi nous quelques personnes qui mettent leur conscience au-dessus de leur peine, nous les engageons à choisir M. de Tocqueville pour guide. Son livre, lu avec la lenteur qu'exigent la nature du sujet et la manière de l'écrivain, dispensera de longues recherches et fournira des points d'appui pour la méditation sérieuse du passé et de l'avenir. Ceux qui condamnent d'avance l'auteur comme un gentilhomme, ennemi par origine et par préjugé des progrès de la démocratie, se condamnent eux-mêmes, et l'on serait tenté de les accuser de calomnie si l'on ne prenait en commisération leur ignorance systématique. Les lecteurs, au contraire, qui l'attendraient au passage comme un soldat de la Fayette ou de Rochambeau, n'auraient pas une idée plus exacte de ses intentions et de son expérience. S'il a pu, à une autre époque, juger parfois les hommes et les choses avec la roideur d'un théoricien, la leçon des affaires et le spectacle du monde ont amené son esprit à une maturité sans reproche; et la dignité triste avec laquelle il défend la liberté politique contre des préjugés qu'il juge sévèrement n'est à nos yeux qu'une garantie de plus de la justesse de ses idées.

On aimera surtout, et ici je parle principalement pour les lecteurs du Correspondant, à suivre l'auteur dans son appréciation des institutions religieuses et de l'ancien clergé français. Il montre par quel accident mal

heureux l'impiété aveugle et railleuse s'est mêlée au travail des esprits dans la société française, et ce qu'il nous en a coûté de n'avoir pas distingué l'élément immuable qui se rapporte à Dieu de l'élément variable et changeant des choses humaines. Pour ce qui nous concerne, nous voudrions ajouter quelques mots à cette appréciation car on a beau creuser le sujet des méditations de M. de Tocqueville, la catastrophe est si terrible, qu'il devient impossible de s'en rendre compte sans admettre une punition directe, infligée par la Providence. Mais peut-être excéderait-on aussi les bornes d'une étude purement politique, et il suffit que M. de Tocqueville n'ait rien dit de contraire à une telle explication pour qu'on ne l'accuse pas de la méconnaître.

Au reste, n'anticipons pas davantage sur l'appréciation développée dont l'Ancien régime et la Révolution seront l'objet dans ce recueil. Quelle que soit la diversité des opinons sur une matière aussi essentiellement sujette à controverse, tout le monde sera d'accord pour proclamer le nouveau titre que l'auteur de la Démocratie en Amérique vient d'acquérir à la reconnaissance et à l'admiration de son pays.

CH. LENORMANT.

REVUE POLITIQUE

L'époque de l'année dans laquelle nous entrons serait la saison morte des nouvelles et des faits politiques, si, à côté des hommes qui vont chercher loin des villes le calme et le repos après des mois laborieusement remplis, et de ceux qu'une condition plus dure condamne à travailler toujours, il n'y en avait pas d'autres dont la vie se passe à ne travailler jamais et aussi à ne se reposer jamais. Ces derniers ne pourraient se consoler de voir un seul jour ne pas porter quelque part les fruits de leur criminelle activité, le désordre et l'émeute. Réduits à se cacher ou à ne produire que de sourdes agitations partout où les gouvernements sont assez forts pour les punir ou les intimider, ils se donnent rendez-vous dans les pays que livrent sans défense à leurs attaques la faiblesse du prince et quelquefois la complicité d'un ministère.

Les deux contrées de l'Europe que Dieu s'est plu à combler des plus riches de ses dons sont, depuis longues années déjà, devenues la proie sur laquelle ne cessent de s'acharner ces pervers. Mais, pendant que l'Italie offre encore à leurs tentatives quelque résistance et voit se mêler aux passions mauvaises, aux projets insensés, de généreuses ou de fières aspirations, l'Espagne tout entière, livrée aux plus déplorables perturbations, ne nous a plus offert, de nos jours, que le continuel et dégoûtant spectacle du meurtre, du pillage et de l'incendie. Les oreilles se sont fatiguées au récit des troubles perpétuellement renaissants de ses provinces du nord ou du midi, de ses villes, depuis les plus populeuses jusqu'aux plus petites: Barcelone, Valence, Burgos, Saragosse, Valladolid, Palencia, Rio-Seco, et tant d'autres avant ces dernières.

Les optimistes politiques, en déplorant la situation de ce royaume autrefois si puissant, nous ont, depuis deux ans, annoncé chaque jour l'espérance qu'une majorité conservatrice allait se former dans les Cortès, que le gouvernement allait enfin trouver un appui, comprendre et mieux appliquer l'autorité déposée entre ses mains. Au lendemain même de ces promesses, les faits y apportaient un nouveau démenti. Le maréchal Espartero était à peine de retour de ce voyage triomphal, qui avait réveillé, disait-on, dans les provinces le respect et l'attachement pour la monarchie, que la révolte éclatait dans les lieux où s'étaient faites ces démonstrations si nouvelles et dont on se plaisait à augurer un avenir meilleur. Plus et mieux que les ovations décernées au duc de la Victoire, les événements qui ont suivi son départ ont montré la situation vraie de ce pays où l'anarchie qui régnait au sein même de son gouvernement ne pouvait manquer de gagner tous les rangs et toutes les classes de la société. Les Cortès, avant d'avoir

achevé une constitution élaborée au milieu de tant de discordes, ont pu apprendre du maréchal O'Donnel ce que leur division avait fait de leur pays depuis sa dernière révolution. Mort aux riches! Guerre à la propriété ! criaient les incendiaires de Valladolid et de Palencia. Reconnaissezvous le mot d'ordre du socialisme? a pu dire le ministre de la guerre. Voilà la vérité, voilà le résultat auquel vous avez contribué vous-mêmes, qu'ont amené les hautes classes de la société en désertant la cause de la monarchie, en ne sachant s'unir pour aucun parti, et en se livrant ainsi aux mains de ceux que le même génie du mal sait toujours rassembler pour détruire. Mais l'excès du mal fait découvrir quelquefois les moyens de guérison.

Madrid vient d'être le théâtre, pendant quarante-huit heures, d'une lutte acharnée et sanglante, où le pouvoir, assure-t-on, a remporté la victoire. S'il sait en profiter, s'il est assez fort pour prévenir ou arrêter la guerre civile, il faudra proclamer cette crise terrible une crise heureuse.

Ce qui s'est passé dans les conseils de la reine Isabelle à la veille même de cette nouvelle révolution est encore entouré de mystère. Ce qu'on peut dire, c'est qu'une division d'opinions a éclaté entre les deux hommes dont on regardait l'union ou au moins la présence simultanée aux affaires comme indispensable au maintien de son gouvernement. Tous les ministres ont donné leur démission. Le maréchal Espartero, dont la conduite serait inexplicable s'il n'était pas le type de ces courtisans à tout prix de la popularité et de ces politiques qui se réservent pour toutes les éventualités, s'est retiré, laissant à son collégue O'Donnel tout l'effort de la résistance, et, puissionsnous avoir à l'ajouter, tout le succès. Nous ne voulons pas juger maintenant la conduite antérieure de ce dernier; mais il a donné, depuis qu'il est aux affaires, des marques de ses opinions conservatrices, des témoignages de son amour égal pour l'ordre et la liberté; il paraît avoir désormais, sans partage, la confiance de sa souveraine; il s'est entouré de collègues qui viennent de manifester courageusement leur résolution de défendre le trône et de combattre partout les idées subversives de la société. Malgré les réserves que nous devons faire à l'égard de quelques unes de leurs proclamations, dictées sans doute par la nécessité des circonstances, nous n'avons à exprimer à cette heure que des vœux pour l'affermissement du pouvoir entre leurs mains.

La guerre intestine redevient imminente sur ce sol qu'elle a tant de fois désolé depuis un demi-siècle. Une insurrection a éclaté à Saragosse, un nouveau gouvernement menace de s'y établir en opposition au gouvernement de la reine. Que va-t-il se passer? Tout ce qu'on apprend est incertain. Une seule considération nous rassure encore les provinces ont gardé de leurs anciennes franchises un reste d'indépendance qui peut s'opposer à ce que le triomphe de la révolte dans l'une d'elles entraîne dans la même voie toutes les autres. Les braves populations de la Navarre, de la Biscaye et du Guipuscoa sont demeurées paisibles, et les garnisons qui occupaient leurs villes ont pu se mettre en marche vers l'Aragon, où le nom d'Espartero a été proclamé en opposition à celui d'O'Donnel, traité d'usurpateur. Il nous est difficile de penser que le rôle du duc de la Victoire ne fasse pas porter enfin sur lui le jugement sévère qu'il mérite et que ce personnage puisse désormais rallier tout le pays. Avec de telles faiblesses, de telles irré

solutions de caractère, un homme n'inspire plus de confiance qu'aux partis qui cherchent un drapeau sans vouloir d'autorité. Si celui qui parlait si haut il y a quelques semaines de son dévouement à sa souveraine, et qui affectait de lui reporter tous les hommages, avait alors pour les desseins d'une ambition personnelle des paroles couvertes, ce ne serait plus l'éloignement, mais le mépris universel qui devrait l'attendre désormais. Toutefois, cette supposition écartée, il reste toujours incapable de rien fonder ou de rien rétablir. A peine voudrions-nous assurer que ceux-là mêmes de qui nous attendons davantage suffiront aux difficultés de leur position.

Si la régénération de la péninsule ibérique n'est pas radicalement impossible, il faut convenir au moins que c'est une œuvre des plus ardues, à laquelle le gouvernement peut contribuer et qu'il ne peut seul accomplir. Tous les fondements de l'édifice social ont été depuis longtemps ébranlés en Espagne.

On a peine à le comprendre, une partie de cette nation, qui a dû au catholicisme son existence et sa grandeur, a peu à peu abandonné la foi et les souvenirs de ses fondateurs pour prêter l'oreille aux enseignements d'une philosophie qui n'est que la négation de tous les principes, puis aux doctrines mêmes du protestantisme, qui, partout en décadence, partout divisé et semant la division, ne songe plus qu'à susciter des ennemis à l'Église véritable. Dans un pays où l'exemple du Portugal devrait avertir les plus aveugles, il se rencontre encore, en trop grand nombre, des hommes aux yeux desquels semble ne pas apparaître l'influence qui cherche à pénétrer parmi eux avec l'appui de ces prédicateurs, de ces colporteurs de Bibles dont le but n'est pas seulement d'attaquer la religion, mais de détruire l'esprit national, l'amour de la patrie, au profit d'étrangers avides de ses richesses et jaloux de sa prospérité. Croiraient-ils donc, ces hommes, que leur nouveau joug n'aurait pas d'autres chaînes et de bien autres dangers que celui de Rome? Qu'ils s'interrogent et voient aujourd'hui ce qu'ils ont gagné depuis que leurs Cortès et leurs ministres, faisant violence à leur reine, ont déchiré le concordat, dépouillé l'Église de ses biens, persécuté et exilé les évêques!

Cependant, si nous pouvions juger de l'état actuel des esprits en Espagne par ce que nous avons pu en connaître il n'y a que peu d'années, il ne nous paraîtrait pas impossible de lui prédire une époque de renaissance; ce serait le jour où les hommes placés à la tête de son gouvernement voudraient voir, en dehors de tout système, ce qui était alors, ce qui doit être encore au fond des cœurs de la majorité du peuple: son Dieu, son roi et sa patrie. Le royaume de Ferdinand et d'Isabelle la Catholique a conservé, on n'en peut douter, si ce n'est parmi sa population urbaine, au moins au sein de sa population agricole, une foi religieuse et des sentiments monarchiques que toutes les révolutions ne sont pas parvenues à détruire. Lá se trouve donc un appui que les hommes qui auront à cœur le salut de leur pays devront et sauront rechercher. Il peut appartenir au maréchal O'Donnel et à ses collègues d'être ces hommes et de réussir à cette œuvre.

Attachés profondément aux vieilles libertés de leurs cortès et à leurs institutions provinciales, les Espagnols paraissent ne rien comprendre aux constitutions sorties tout entières du cerveau de leurs modernes législateurs.

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