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moi! Tout d'un coup notre maison fut remplie par un grand nombre de dames qui avaient compassion de nous et qui plaignaient notre perte. Je laissai ma fille entre leurs mains et gagnai ma chambre, où je m'enfermai pour chercher ma consolation du côté du ciel. Ce fut là, ô grand Dieu! que je vous parlai au plus profond de mon âme, et que je me résignai entièrement à votre sainte volonté, vous rendant un million de grâces de celle que mon cher enfant avait reçue de vous en lui prolongeant la vie de deux heures pour demander pardon à votre divine majesté de toutes ses offenses. J'espère, mon Dieu, que vous lui avez fait miséricorde, et que votre bonté aura suppléé à tous ses défauts: c'est la seule consolation qui m'en reste, et qui est la plus grande que je puisse avoir.

On se rappelle la tentative du bon Monteil pour réformer l'histoire, et surtout le bruit qu'on en fit pendant quelque temps. Il ne s'agissait de rien moins que de supprimer les événements, et de réduire la tâche de l'historien à l'appréciation des mœurs et des usages : les meilleurs esprits s'y laissèrent prendre. Mais, si l'Histoire des Français des divers états est tombée prématurément dans l'oubli, il est resté, de la vogue dont elle fut pendant quelque temps l'objet, plus de curiosité et aussi plus d'intérêt en faveur des différentes classes de la nation. On aime à savoir ce que l'homme du peuple ou le petit bourgeois éprouvaient à côté du gentilhomme et du prince, sous l'impression des grandes commotions politiques et des déchirements de la guerre civile. A cet égard, les mémoires de madame de la Guette fournissent un anneau précieux de la société. La vie du petit gentilhomme, habitant la campagne, dans le voisinage de la capitale. et voisinant avec les classes supérieures pendant la belle saison, y est peinte avec une précision et une originalité qu'on chercherait vainement ailleurs. Tout va bien, tant que dure la paix intérieure du royaume. Il y a pour nous plus d'un avantage à relever dans ces existences demi-polies, demi-rustiques. Mais la guerre civile amène le pillage des campagnes: les petits manoirs résistent d'abord, puis le flot les envahit, et, à la fin des troubles, les propriétaires, ruinés sans ressources, n'y retrouvent que les quatre murs. Madame de la Guette nous intéresse à ses malheurs, parce qu'elle en parle avec une résignation sereine. En même temps, on remonte à la source de la misère intérieure, qui ne cessa de ronger la France sous l'éclat de la monarchie de Louis XIV, que la Bruyère stigmatisa en traits immortels, dont Vauban, au commencement du dix-huitième siècle, signala courageusement les causes, et qu'achevèrent les désastres des dernières guerres du grand roi. Nous aussi, nous avons vu, dans notre première jeunesse, la tristesse des environs de Paris après l'invasion étrangère, et, malgré les secousses terribles et insensées dont nous avons été témoin depuis, nous perdons l'envie de trop médire du présent, où les pays qui florissaient

pendant les belles années de madame de la Guette sont restés pour le moins aussi riants et aussi actifs qu'à son époque. Il n'y manque que cette belle couronne d'établissements religieux qui sauvaient tout alors, et dont l'absence attriste nos campagnes. On est toujours étonné de la promptitude avec laquelle la France se remet des secousses les plus violentes. La France est inépuisable, dit-on seulement on tient trop à nous le prouver.

LEON ARBAUD.

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Je n'ai nulle sympathie pour les hommes chagrins, envieux, qui se plaisent à méconnaître les grands services, à rabaisser les nobles caractères, à salir des noms illustres; mais je n'ai point, d'un autre côté, de respect aveugle, superstitieux, et, si j'admire, je veux savoir pourquoi. La force, le succès, les apothéoses même adoptées par la pos'térité, ne sont pas des motifs suffisants pour me prosterner. Te

Je viens de lire, ou plutôt de relire, un ouvrage qui me confirme dans ces idées : c'est l'Histoire de la vie et de l'administration de Colbert, par M. Pierre Clément.

Ce livre est fait par un écrivain instruit et consciencieux, qui dit les choses telles qu'elles sont, ce qui est assez rare en tout temps et même de nos jours; s'il vous invite à beaucoup admirer le grand ministre, il permet de le juger. Je connaissais déjà Colbert, mais un peu comme tout le monde, de profil et en buste; grâce à M. Clément, je le vois de grandeur naturelle et en face.

Pour la multitude qui ne juge que sur parole, pour l'homme instruit lui-même qui souvent adopte sans examen des idées généralement répandues et dont la justesse lui semble hors de contestation, pour l'administrateur qui ne voit de progrès pour la France que dans les progrès de l'administration, Colbert est le plus grand des ministres, c'est le modèle des hommes d'Etat. Cette idée est-elle juste?

Colbert fut un ministre habile, passionné pour le travail, économe, ayant en horreur le désordre, probe, mais non désintéressé, car le ministre dont la succession, en 1683, s'élevait à dix millions, qui aujourd'hui en vaudraient plus de cinquante, n'a pas pu l'être; Colbert aima la France, sa gloire et son bonheur; les représentations qu'il osa faire à Louis XIV, bien inutilement il est vrai, sur l'excès de ses dépenses, montrent qu'il avait l'âme droite et courageuse. Voilà certes de grandes et belles qualités, mais Colbert eut-il toujours des idées justes? fut-il un homme de génie? a-t-il rendu à la France, à la royauté, des services dignes d'une éternelle reconnaissance? C'est ce que je me propose d'examiner.

Et

que

l'on ne regarde pas cet examen comme un jeu d'esprit pour soutenir un paradoxe; c'est au contraire pour être utile au présent que j'examine le passé. Colbert est encore vivant par ses idées, qui mènent les esprits, administrent et gouvernent. Il y a quelques jours à peine, l'Académie des sciences morales et politiques couronnait un ouvrage qui a pour épigraphe ces mots attribués à Louis XIV: Le ciel m'a tout donné en me donnant Colbert.

I

COLBERT MINISTRE DES FINANCES.

Le 5 septembre 1661, Louis XIV fit arrêter le surintendant Fouquet, dont la chute parut à ses contemporains aussi extraordinaire que la fortune. Colbert, son ennemi personnel, fut nommé contrôleur général; une des premières mesures du nouveau ministre fut la création d'une chambre ardente, dite de justice, à laquelle Fouquet fut livré, chargée, selon l'expression populaire, de faire rendre gorge aux traitants. Voici un des considérants de l'édit de novembre 1661, qui institua cette commission (p. 98):

« Un petit nombre de personnes, profitant de la mauvaise administration de nos finances (c'est le roi qui parle), ont, par des voies illégitimes, élevé des fortunes subites et prodigieuses, fait des acquisitions immenses et donné dans le public un exemple scandaleux par leur faste et leur opulence, et par un luxe capable de corrompre les mœurs et toutes les maximes de l'honnêteté publique. La nécessité du temps et la durée de la guerre nous avaient empêché d'apporter les remèdes à un mal si dangereux; mais, à présent que nos soins ne sont pas divertis comme ils l'étaient durant la guerre, pressé par la connaissance particulière que nous avons prise des grands dommages que ces désordres ont apportés à notre Etat et à nos sujets, et excité d'une juste indignation contre ceux qui les ont causés, nous avons résolu, tant pour satisfaire à la justice et pour marquer à nos peuples combien nous avons en horreur ceux qui ont exercé sur eux tant d'injustice et de violence que pour en empêcher à l'avenir la continuation, de faire. punir exemplairement et avec sévérité tous ceux qui se trouveraient prévenus d'avoir malversé dans nos finances et délinqué à l'occasion d'icelles, ou d'avoir été les auteurs ou complices de la déprédation qui s'y est commise depuis plusieurs années, et des crimes énormes de péculat qui ont épuisé nos finances et appauvri nos provinces. »

L'édit décrète ensuite des encouragements aux dénonciateurs, à qui le roi promet au moins le sixième des amendes prononcées contre

N. SÉR. T. II. 25 LET 1856. 4° LIV.

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les personnes qu'ils auraient signalées au procureur général de la Chambre.

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Cette commission fut composée de maîtres des requêtes et de magistrats, choisis arbitrairement par le roi dans différentes cours du

royaume.

Le 2 décembre 1661, un arrêt régla la procédure et les attributions de cette Chambre. Il ordonna à tous les officiers comptables, ayant exercé depuis 1635, soit en leurs noms, soit sous le nom de leurs commis, ainsi qu'à tous les fermiers du roi, leurs cautions, associés ou intéressés, de fournir un état justifié des biens dont ils avaient hérité, des acquisitions faites par eux sous des noms supposés, des sommes données à leurs enfants, soit par mariage, soit par acquisition de charges.

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«Et, faute de ce faire, disait l'arrêt, le délai de huit jours passé, seront tous leurs biens saisis, et commis à l'exercice de leurs charges, et procédé extraordinairement contre eux comme coupables de péculat. Et, au cas qu'après ladite saisie ils ne satisfassent pas dans un second délai d'un mois, tous les biens, par eux acquis depuis qu'ils sont officiers comptables et qu'ils ont traité avec nous, demeureront incommutablement acquis et confisqués sans espérance de restitution. ».

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Le dimanche 11 décembre 1661, on lut dans toutes les églises de Paris un premier monitoire, qui enjoignait à tous les curés et vicaires d'inviter formellement pendant trois dimanches consécutifs leurs paroissiens et fidèles, ayant connaissance de délits commis depuis 1655 sur le fait des finances, de gratifications, pensions ou pots-de-vin, de sommes surimposées ou levées au nom du roi, de vexations exercées par les receveurs des tailles, d'abus dans le commerce des billets de l'épargne et dans les ordonnances du comptant, etc., etc., d'en donner immédiatement avis à M. le procureur général Talon, sous peine d'excommunication, en ayant soin de lui faire connaître la retraite de ceux qui avaient disparu, et dans quels lieux d'autres avaient caché leurs effets les plus précieux..

Deux ans plus tard, le 2 octobre 1665, un nouveau monitoire, beaucoup plus détaillé, fut lu à la requête du procureur général dans les églises de Paris. Il ne dispensait personne, de quelque qualité et condition que l'on pût être, même religieux ou religieuses, des dénonciations commandées par le monitoire, et prononçait les peines de conscience les plus sévères contre ceux qui ne rempliraient pas ce rôle de délateur (p. 100).

Pendant quatre années, la Chambre de justice porta la terreur dans une multitude de familles (p. 105), elle ne fut même révoquée légalement qu'en 1669.

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