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outrance avec une assemblée omnipotente, irritée de l'avortement de ses espérances politiques, investie d'un mandat indéterminé et d'une durée indéfinie, qui n'avait qu'un vote à émettre, dans un moment de précipitation ou de colère, pour briser toute œuvre ou tout homme lui faisant obstacle.

Cette situation causa tant d'alarmes à quelques esprits, que deux membres de l'Assemblée, qui avaient donné lieu de compter sur leur consentement, se retirèrent de la commission ministérielle après cette démonstration hostile. Ils ne furent point remplacés, et les deux commissions se réunirent en une seule.

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Un partisan notoire de la liberté religieuse, entrant pour la première fois dans un ministère, avait à opter entre deux lignes parfaitement distinctes laisser subsister l'enseignement de l'Etat, sans s'en mêler, sans y toucher, et autoriser l'Eglise, par le petit nombre de mesures qui dépendaient uniquement de la signature ministérielle, à créer au sein du pays de petites oasis d'éducation catholique ; ou bien entreprendre d'une façon plus régulière et plus efficace la réforme de l'enseignement public, en y comprenant l'enseignement de l'État. Le premier de ces deux modes était le plus simple, il éludait les rencontres avec l'assemblée, il échappait aux contradictions et aux contrôles; mais, à part mille autres inconvénients, il avait surtout celui de la fragilité. Né d'une volonté ministérielle, il pouvait et devait disparaître avec elle. Le succès le plus naturellement enviable est le succès près de ses amis, l'applaudissement de ceux qui ont mis en vous leurs vœux, qui vous ont porté et grandi par leur adhésion. En prêtant l'oreille à cette séduction, la loi de l'enseignement eût été courte et aisée à formuler. On se serait flatté d'attacher son nom, comme le promettait plus d'un conseiller bénévole, à un monument digne de la postérité. En réalité, on n'aurait fait qu'une chose, on aurait enseveli un document de plus dans l'énorme carton des projets avortés depuis soixante ans. On serait tombé, au bout de quelques semaines, non-seulement avec le reproche de sa conscience, mais sous les sévérités et le blâme de ceux qui eussent mieux aimé s'en prendre à tout autre qu'à eux-mêmes de l'irremédiable échec de leur conseil suivi.

Le second parti était plus complexe, exposé à plus d'obstacles, mais compensait ces obstacles par l'étendue et la solidité. En entreprenant de faire pénétrer les salutaires influences de la religion dans l'enseignement général de la société, on rencontrait tout d'abord le contact de l'université, corps puissant, contenant, mêlés à des vices et à des lacunes, des éléments fortement organisés, en vieille et large possession de l'instruction publique; on rencontrait, du même coup, la nécessité de tenir compte de l'état de la société elle-même, de lois et de mœurs qui n'étaient nullement préparés à une réforme radicale.

Faire rentrer les jésuites en France à la hâte, pêle-mêle avec les saints-simoniens et les socialistes, dans une bagarre républicaine de courte durée, pouvait causer la joie de quelques âmes et nourrir l'illusion de quelques jours. Cela ne pouvait se proposer aux esprits réfléchis comme un but durablement et sérieusement atteint. A quoi servait d'ouvrir çà et là quelques maisons exclusivement religieuses, si ces maisons, bâties pour ainsi dire à l'écart, demeuraient stigmatisées par l'antipathie opiniâtre de la société industrielle, administrative et gouvernementale? Ne valait-il pas mieux s'efforcer d'éteindre entin et de détruire ces préjugés funestes, s'engendrant de génération en génération, depuis un siècle, pour la ruine successive de toutes les institutions et de tous les gouvernements? Et cet ennemi subtil, infatigable, à qui appartenait-il de le saisir et de le terrasser? Ne fallait-il pas appeler contre lui le secours des hommes dont la voix ne lui était pas suspecte et qui, en se déclarant eux-mêmes éclairés et convaincus, pouvaient seuls éclairer et convaincre ceux qui avaient contracté l'habitude de les entendre et de les suivre?

Qu'on veuille bien aussi, se reportant de quelques années en arrière, se demander quels étaient le nombre et la classe des parents prêts à confier leurs fils aux écoles ostensiblement et exclusivement catholiques. C'étaient les parents déjà catholiques eux-mêmes, amenant des enfants dont le berceau avait été béni par la religion et qui avaient aspiré pour ainsi dire la foi dans les leçons, si ce n'est dans les exemples de la maison paternelle. Ces enfants-là forment et formeront encore longtemps une catégorie à part dans une société telle que la nôtre; et ce sont précisément ceux qui trouvent déjà la religion habitant leur foyer qui courent le moins de péril sur les bancs du collége. Si le bienfait de la législation nouvelle ne s'était étendu que sur eux, ce bienfait, quelque grand qu'il eût été en lui-même, n'eût produit que des effets imperceptibles par rapport à l'ensemble de la nation. Or est-ce le rôle de l'Eglise, dans un pays comme la France, de se borner à former de petites phalanges sacrées? Est-ce le rôle des catholiques de se cantonner d'avance et d'eux-mêmes dans un coin de la société française? Cela peut être imposé à l'Eglise comme un sacrifice, comme une épreuve, cela répugne à son esprit large et à son cœur maternel. Catholiques zélés ou tièdes, fidèles ou infidèles, catholiques de routine et d'habitude, catholiques militants et apôtres volontaires, catholiques qui l'étaient hier et ne le sont plus aujourd'hui, catholiques qui ne le sont pas aujourd'hui et le seront peut-être demain, l'Eglise nous tient tous pour ses enfants; des enfants qui l'affligent ou la réjouissent, qui la défendent ou l'abandonnent, qui se sauvent ou se perdent, mais des enfants tous enveloppés dans son amour, tous compris dans sa sollicitude. Ces nuances, quelque malheureuses

qu'elles soient, ne se tranchent pas par des actes législatifs; elles ne relèvent ici-bas que du tribunal secret de la pénitence et sont inscrites dans le livre également mystérieux des jugements divins. La mission de lancer la première pierre n'a été confiée à aucun d'entre nous; le chrétien qui en aurait le droit est précisément celui qui ne la jette jamais. Quel profit, quel triomphe, quelle joie poursuivons-nous, quand nous forgeons entre catholiques les séparations officielles auxquelles sont condamnés entre eux les puritains d'Angleterre et les méthodistes d'Allemagne ?

L'Eglise n'est point une secte, c'est une famille et une patrie. Quand on veut la servir à son exemple et selon ses vues, c'est l'expansion qu'on ambitionne pour elle. On s'applique à lui faire prendre, dans l'éducation et le gouvernement de toutes les âmes, la part qui se concilie, dans l'intérêt même de la foi, avec le respect des consciences, le droit public et l'état général de la nation. On ne la cantonne pas dans de petites citadelles; on ne l'emprisonne pas dans les murs de quelques places fortes; on ne rêve pas pour elle, comme un bien idéal, le sort des protestants sous l'édit de Nantes, en attendant qu'il fût révoqué.

Et en effet quelques milliers de jeunes gens d'élite, élevés, à force de soins et de sacrifices, à l'abri d'une corruption générale, ne parviendraient pas sans miracle à réformer leur patrie. Mais de ces réformateurs eux-mêmes serait-on bien sûr? Ces jeunes reclus, si laborieusement préservés dans leur adolescence, se préserveront-ils toujours eux-mêmes, une fois arrivés à l'âge et à la liberté d'hommes, si tout ce qu'ils rencontrent dans la vie se ligue pour dénigrer les principes de leur éducation? Quel empire n'exercera pas sur les jeunes gens la crainte de se voir interdire les services publics, l'avancement, les cordiales camaraderies? Les parents eux-mêmes seront-ils plus que les enfants exempts de cette faiblesse? Il ne suffit donc pas, pour sauver une nation, que l'éducation des familles d'élite soit irréprochable au point de vue religieux; il faut aussi que, dans tout ce qui est légitime, l'éducation se mette en rapport avec le milieu social qui attend l'homme au sortir de la jeunesse. Gardons-nous qu'il ait jamais à rougir de ses maîtres, qu'il soit tenté de leur imputer jamais son infériorité dans le barreau, dans l'armée, dans quelque carrière que ce soit. Élever les jeunes gens au dix-neuvième siècle comme s'ils devaient, en franchissant le seuil de l'école, entrer dans la société de Grégoire VII ou de saint Louis, serait aussi puéril que d'élever à SaintCyr nos jeunes officiers dans le maniement du bélier et de la catapulte, en leur cachant l'usage de la poudre à canon.

Les deux manières de réformer l'éducation en France étaient donc radicalement opposées. Dans le premier système, on s'imagine qu'on

matera la société par le collége, l'homme par l'enfant, et on les place dans une sorte de duel permanent l'un vis-à-vis de l'autre. La seconde méthode reconnaît, dans les impressions du collége, un des germes principaux de la vie morale, l'initiation la plus délicate et la plus importante, mais ne croit pas que la sagesse et la prévoyance doivent se renfermer dans cette unique enceinte; elle cherche les gradations entre le collége et le monde, l'harmonie entre le collége et la société, entre la société et 'Eglise.

La composition de la commission instituée par le ministre indique, au premier coup d'œil, que le choix avait été résolument fait en faveur du parti le plus laborieux, mais le plus efficace. Toutes les opinions consciencieuses y avaient leur organe. Aucune majorité systématique ou oppressive n'y avait été combinée d'avance. Les convictions étaient obligées d'y plaider leur cause et n'y pouvaient remporter de victoire que par la force de leurs démonstrations. Aucune ne pouvait se plaindre d'un déni de justice préconçu. Le vote définitif de ces avis indépendants pouvait tromper quelques attentes; mais on avait du moins le droit d'espérer qu'il représenterait l'état réel des opinions du pays et la mesure exacte de ce qu'on pouvait proposer à sa sanction.

Les membres de la commission, qui avaient professé de tout temps leurs convictions en faveur de la liberté d'enseignement, étaient M. l'abbé Dupanloup, M. l'abbé Sibour, MM. de Montalembert, de Corcelles, de Melun, de Riancey, Fresneau, Cochin, de Montreuil. L'Université y était représentée par MM. Cousin, Saint-Marc Girardin, Dubois, Poulain de Bossay. M. Laurentie, directeur de l'Union, M. Roux-Lavergne, rédacteur actif et quotidien de l'Univers, représentaient les deux journaux qui avaient le plus hautement revendiqué la liberté d'enseignement. La partie flottante ou neutre, portant tour à tour son appoint à sa droite ou à sa gauche, comptait MM. Freslon, ancien ministre de l'instruction publique sous le général Cavaignac ; Janvier, conseiller d'État; Cuvier, pasteur protestant; Peupin, représentant; Michel et Bellaguet, président de l'Association des chefs d'in- . stitution du département de la Seine. Aucune couleur politique n'avait été ni exclue, ni préférée pour une œuvre qui n'en devait pas porter la moindre trace.

La présidence de la commission était réservée au ministre ; la commission nomma M. Thiers vice-président. C'était lui en effet qui devait exercer et exerça réellement l'action la plus directe sur l'œuvre commune. Assidu à toutes les séances, ardent à toutes les enquêtes, M. Thiers déploya durant trois mois un infatigable dévouement, et la douleur patriotique qui jaillit du fond de son âme révélait un intime sentiment de l'état moral du pays.

Assailli, en sens contraire, par les lumières de son grand esprit et par de chères et paternelles illusions, M. Cousin combattit souvent M. Thiers corps à corps. Néanmoins, quand il s'agissait de sonder les plaies de la société moderne, nul ne le surpassa en fécondité d'aperçus et d'éloquence. Il repoussait le mode, non le but; en dehors de la commission, il faisait cause commune avec M. Thiers pour la défense du christianisme et pour la restauration du saint-siége.

M. Saint-Marc Girardin n'avait à vaincre ni ses antécédents ni luimême; c'était le trait d'union de toutes les nuances difficiles à rapprocher, et, quand l'esprit de conciliation eut besoin de l'esprit pratique, la délicatesse de ses inspirations ne tit jamais défaut.

MM. de Corcelles, Sibour, de Melun, de Riancey, Fresneau, Cochin, se groupaient en une seule phalange avec M. de Montalembert et M. l'abbé Dupanloup. M. de Montalembert, pour la première fois, goûtait la jouissance de se sentir appuyé sur un terrain large par toutes les forces vives de la grande croisade du bien, et M. Dupanloup, dont la place avait été marquée d'avance par le noble pressentiment qui, en pleine ardeur de nos luttes, lui faisait intituler un livre de la Pacification religieuse, put laisser parler à l'aise son cœur de prêtre et son zèle d'apôtre.

Quelques-unes de ces séances à huis clos s'élevèrent à la hauteur des plus mémorables scènes de l'Assemblée. Les esprits y apportaient moins d'apprêt, les cœurs plus d'abandon. On peut affirmer que, de ces investigations profondes, de ces rapprochements où les pensées se pénétraient jusque dans leurs intimes replis, naquirent ces hautes inspirations pour la défense du saint-siége, qui firent tant de fois monter M. Thiers à la tribune et lui donnèrent pour auxiliaires la plupart de ses anciens amis de la presse libérale.

Souvenirs que j'aurais été tenu de rappeler en tout temps, mais sur lesquels me forcent d'insister de révoltants oublis; souvenirs qui n'interdisent ni les dissidences ni les séparations ultérieures, mais qui devaient imposer à toujours le ton et l'attitude que l'on garde, quoi qu'il survienne, envers ceux vis-à-vis desquels on a contracté d'ineffaçables obligations. Quelques-uns d'entre nous aiment à déclarer qu'ils ne sont ni mondains ni politiques. Il n'y a pas là de quoi se vanter. L'assujettissement aux convenances, l'observation des divers incidents de son siècle, sont, dans tous les temps, choses moins facultatives qu'on ne le suppose pour s'en affranchir. Mais peu importe ici: la reconnaissance est une loi qui ne dérive ni du monde ni de la politique; elle appartient strictement à l'ordre moral; nul ne s'y soustrait sans dommage pour soi et sans scandale pour autrui. C'est le monde précisément qui pratique et qui absout l'ingratitude; c'est au moment où vous parlez contre lui que vous agissez comme lui.

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