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bitraire, sans en avoir aucune image ni signe naturel, parce que ce ne serait pas sans inquiétude et quelquefois sans quelque sentiment de chagrin, qu'ils s'opposeraient à une forte résolution déjà prise et surtout à une habitude.

§ 65. PH. Les hommes ont assez de penchant à diminuer le plaisir à venir et à conclure en eux-mêmes que, quand on viendrait à l'épreuve, il ne répondrait peut-être pas à l'espérance qu'on en donne, ni à l'opinion qu'on en a généralement; ayant souvent trouvé par leur propre expérience que non seulement les plaisirs, que d'autres ont exaltés, leur ont paru fort insipides, mais que ce qui leur a causé à eux-mêmes beaucoup de plaisir dans un temps, les a choqués et leur a déplu dans un autre.

TH. Ce sont les raisonnements des voluptueux principalement, mais on trouve ordinairement, que les ambitieux et les avares jugent tout autrement des honneurs et des richesses, quoiqu'ils ne jouissent que médiocrement et souvent même bien peu de ces mêmes biens quand ils les possèdent, étant toujours occupés à aller plus loin. Je trouve que c'est une belle invention de la nature architecte, d'avoir rendu les hommes si sensibles à ce qui touche si peu les sens, et s'ils ne pouvaient point devenir ambitieux ou avares, il serait difficile dans l'état présent de la nature humaine, qu'ils pussent devenir assez vertueux et raisonnables, pour travailler à leur perfection malgré les plaisirs présents, qui en détournent.

§ 66. PH. Pour ce qui est des choses bonnes ou mauvaises dans leurs conséquences et par l'aptitude qu'elles ont à nous procurer du bien ou du mal, nous en jugeons en différentes manières, ou lorsque nous jugeons qu'elles ne sont pas capables de nous faire réellement autant de mal qu'elles font effectivement, ou lorsque nous jugeons que bien que la conséquence soit importante, la chose n'est pas si assurée qu'elle ne puisse arriver autrement, ou du moins qu'on ne puisse l'éviter par quelques moyens comme par l'industrie, par l'adresse, par un changement de conduite, par la repentance. TH. Il me semble que si par l'importance de la conséquence on entend celle du conséquent, c'est-à-dire la grandeur du

bien ou du mal qui peut suivre, on doit tomber dans l'espèce précédente de faux jugement, où le bien ou mal à venir est mal représenté. Ainsi il ne reste que la seconde espèce de faux jugement, dont il s'agit présentement, savoir celle où la conséquence est mise en doute.

PH. Il serait aisé de montrer en détail que les échappatoires, que je viens de toucher, sont tout autant de jugements déraisonnables; mais je me contenterai de remarquer en général, que c'est agir directement contre la raison que de hasarder un plus grand bien pour un plus petit (ou de s'opposer à la misère, pour acquérir un petit bien et pour éviter un petit mal), et cela sur des conjectures incertaines et avant que d'être entré dans un juste examen.

TH. Comme ce sont deux considérations hétérogènes (ou qu'on ne saurait comparer ensemble) que celle de la grandeur de la conséquence et celle de la grandeur du conséquent (1), les moralistes en les voulant comparer se sont assez em brouillés, comme il paraît par ceux qui ont traité de la probabilité. La vérité est, qu'ici comme en d'autres estimes disparates et hétérogènes et pour ainsi dire de plus d'une dimension, la grandeur de ce dont il s'agit, est en raison composée de l'une et l'autre estimation, et comme un rectangle, où il y a deux considérations, savoir celle de la longueur et celle de la largeur; et quant à la grandeur de la conséquence et les degrés de probabilité, nous manquons encore de cette partie de la Logique, qui les doit faire estimer (2); et la plupart des casuistes, qui ont écrit sur la probabilité, n'en ont pas même compris la nature, la fondant sur l'autorité avec Aristote, au lieu de la fonder sur la vraisemblance comme ils devraient, l'autorité n'étant qu'une partie des raisons, qui font la vraisemblance.

(1) La grandeur de la conséquence, c'est-à-dire, le plus ou moins de probabilités que le bien ou le mal prévus arriveront la grandeur du conséquent, c'est-à-dire le plus ou moins de bien ou de mal que l'événement doit amener. P. J.

(2) Le calcul des probabilités, alors tout nouveau, a répondu à ce vœu de Leibniz.

§ 67. PH. Voici quelques-unes des causes ordinaires de ce faux jugement. La première est l'ignorance, la seconde est l'inadvertance, quand un homme ne fait aucune réflexion sur cela même dont il est instruit. C'est une ignorance affectée et présente, qui séduit le jugment aussi bien que la volonté.

TH. Elle est toujours présente, mais elle n'est pas toujours affectée, car on ne s'avise pas toujours de penser quand il faut à ce qu'on sait et dont on devrait se rappeler la mémoire, si on en était le maître. L'ignorance affectée est toujours mêlée de quelque advertance dans le temps qu'on l'affecte; il est vrai que dans la suite il peut y avoir de l'inadvertance ordinairement. L'art de s'aviser au besoin de ce qu'on sait, serait un des plus importants, s'il était inventé; mais je ne vois pas que les hommes aient encore pensé jusqu'ici à en former les éléments, car l'art de la mémoire, dont tant d'auteurs ont écrit, est tout autre chose.

PH. Si donc on assemble confusément et à la hâte les raisons de l'un des côtés, et qu'on laisse échapper par négligence plusieurs sommes, qui doivent faire partie du compte, cette précipitation ne produit pas moins de faux jugements que si c'était une parfaite ignorance.

TH. En effet il faut bien des choses pour se prendre comme il faut, lorsqu'il s'agit de la balance des raisons; et c'est à peu près comme dans les livres de compte des marchands. Car il n'y faut négliger aucune somme, il faut bien estimer chaque somme à part, il faut les bien arranger, et il faut enfin en faire une collection exacte. Mais on y néglige plusieurs chefs, soit en ne s'avisant pas d'y penser, soit en passant légèrement làdessus; et on ne donne point à chacun sa juste valeur, semblable à ce teneur de livres de compte, qui avait soin de bien calculer les colonnes de chaque page, mais qui calculait trèsmal les sommes particulières de chaque ligne ou poste avant que de les mettre dans la colonne, ce qu'il faisait pour tromper les réviseurs, qui regardent principalement à ce qui est dans les colonnes. Enfin après avoir tout bien marqué, on peut se tromper dans la collection des sommes des colonnes et même dans la collection finale, où il y a la somme des som

mes. Ainsi il nous faudrait encore l'art de s'aviser et celui d'estimer les probabilités et de plus la connaissance de la valeur des biens et des maux, pour bien employer l'art des conséquences et il nous faudrait encore de l'attention et de la patience après tout cela, pour pousser jusqu'à la conclusion. Enfin il faut une ferme et constante résolution pour exécuter ce qui a été conclu; et des adresses, des méthodes, des lois particulières et des habitudes toutes formées pour la maintenir dans la suite, lorsque les considérations, qui l'ont fait prendre, ne sont plus présentes à l'esprit. Il est vrai, que, grâce à Dieu, dans ce qui importe le plus et qui regarde summam rerum, le bonheur et la misère, on n'a pas besoin de tant de connaissances, d'aides et d'adresses, qu'il en faudrait avoir pour bien juger dans un conseil d'État ou de guerre, dans un tribunal de justice, dans une consultation de médecine, dans quelque controverse de théologie ou d'histoire, ou dans quelque point de mathématique et de mécanique; mais en récompense, il faut plus de fermeté et d'habitude, dans ce qui regarde ce grand point de la félicité et dela vertu, pour prendre toujours des bonnes résolutions et pour les suivre. En un mot, pour le vrai bonheur moins de connaissance suffit avec plus de bonne volonté; de sorte que le plus grand idiot y peut parvenir aussi aisément que le plus docte et le plus habile.

PH. L'on voit donc que l'entendement sans liberté ne serait d'aucun usage, et que la liberté sans entendement ne signifierait rien. Si un homme pouvait voir ce qui peut lui faire du bien ou du mal, sans qu'il fût capable de faire un pas pour s'avancer vers l'un, ou pour s'éloigner de l'autre, en serait-il mieux pour avoir l'usage de la vue? Il en serait même plus misérable, car il languirait inutilement après le bien, et craindrait le mal, qu'il verrait inévitable; et celui qui est en liberté de courir çà et là au milieu d'une parfaite obscurité, en quoi est-il mieux que s'il était ballotté au gré du vent?

TH. Son caprice serait un peu plus satisfait, cependant il n'en serait pas mieux en état de rencontrer le bien et d'éviter le mal.

§ 68. PH. Autre source de faux jugement. Contents du pre-
mier plaisir qui nous vient sous la main, ou que la coutume
a rendu agréable, nous ne regardons pas plus loin. C'est donc
encore là une occasion aux hommes de mal juger lorsqu'ils
ne regardent pas comme nécessaire à leur bonheur, ce qui
l'est effectivement.

TH. Il me semble, que ce faux jugement est compris sous
l'espèce précédente lorsqu'on se trompe à l'égard des consé-
quences.

§ 69. PH. Reste à examiner s'il est au pouvoir d'un homme de
changer l'agrément ou le désagrément qui accompagne quel-
que action particulière. Il le peut en plusieurs rencontres.
Les hommes peuvent et doivent corriger leur palais et lui
faire prendre du goût. On peut changer aussi le goût de
l'âme. Un juste examen, la pratique, l'application, la cou-
tume feront cet effet. C'est ainsi qu'on s'accoutume au tabac,
que l'usage ou la coutume fait enfin trouver agréable. Il en
est de même à l'égard de la vertu. Les habitudes ont de grands
charmes, et on ne peut s'en départir sans inquiétude. On re-
gardera peut-être comme un paradoxe, que les hommes puis-
sent faire que des choses ou des actions leur soient plus ou
moins agréables, tant on néglige ce devoir.

TH. C'est ce que j'ai aussi remarqué ci-dessus, § 37, vers
la fin, et § 47, aussi vers la fin. On peut se faire vouloir quel-
que chose et se former le goût.

§ 70. PH. La morale, établie sur de véritables fondements,
ne peut que déterminer à la vertu; il suffit qu'un bonheur et
un malheur infinis après cette vie soient possibles. Il faut
avouer qu'une bonne vie, jointe à l'attente d'une éternelle
félicité possible, est préférable à une mauvaise vie, accom-
pagnée de la crainte d'une affreuse misère, ou pour le moins
de l'épouvantable et incertaine espérance d'être anéanti.
Tout cela est de la dernière évidence, quand même des gens
de bien n'auraient que des maux à essuyer dans ce monde,
et que les méchants y goûteraient une perpétuelle félicité, ce
qui pour l'ordinaire est tout autrement. Car à bien considé-

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