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Sur tous ceux dont le sang coula
Pour mes droits et pour mes chimères:
Si tous les hommes sont mes frères,
Que me sont désormais ceux-là ?

Sur le pavé des grandes routes,
Dans les ravins, sur les talus,
De ce sang, qu'on ne lavait plus,
Je baiserai les moindres gouttes;

Je ramasserai dans les tours
Et les fossés des citadelles
Les miettes noires, mais fidèles,

Du pain sans blé des derniers jours;

Dans nos champs défoncés encore,
Pèlerin, je recueillerai,

Ainsi qu'un monument sacré,
Le moindre lambeau tricolore ;

Car je t'aime dans tes malheurs,
O France, depuis cette guerre,
En enfant, comme le vulgaire
Qui sait mourir pour tes couleurs!

J'aime avec lui tes vieilles vignes,
Ton soleil, ton sol admiré

D'où nos ancêtres ont tiré

Leur force et leur génie insignes.

Quand j'ai de tes clochers tremblants
Vu les aigles noires voisines,
J'ai senti frémir les racines

De ma vie entière en tes flancs.

Pris d'une pitié jalouse

Et navré d'un tardif remords,
J'assume ma part de tes torts;
Et ta misère, je l'épouse.

LE

CE QUI DURE

E présent se fait vide et triste,
O mon amie, autour de nous;
Combien peu du passé subsiste !
Et ceux qui restent changent tous.

Nous ne voyons plus sans envie
Les yeux de vingt ans resplendir,
Et combien sont déjà sans vie
Des yeux qui nous ont vu grandir!

Que de jeunesse emporte l'heure,
Qui n'en rapporte jamais rien !
Pourtant quelque chose demeure:
Je t'aime avec mon cœur ancien,

Mon vrai cœur, celui qui s'attache
Et souffre depuis qu'il est né,

Mon cœur d'enfant, le cœur sans tache
Que ma mère m'avait donné;

Ce cœur où plus rien ne pénètre,
D'où plus rien désormais ne sort;
Je t'aime avec ce que mon être
A de plus fort contre la mort;

Et, s'il peut braver la mort même,
Si le meilleur de l'homme est tel
Que rien n'en périsse, je t'aime
Avec ce que j'ai d'immortel.

LES INFIDÈLES

E t'aime, en attendant mon éternelle épouse, Celle qui doit venir à ma rencontre un jour, Dans l'immuable Éden, loin de l'ingrat séjour

Où les prés n'ont de fleurs qu'à peine un mois sur douze,

Je verrai devant moi, sur l'immense pelouse

Où se cherchent les morts pour l'hymen sans retour,
Tes sœurs de tous les temps défiler tour à tour,

Et je te trahirai sans te rendre jalouse;

Car toi-même, élisant ton époux éternel,
Tu m'abandonneras dès son premier appel,
Quand passera son ombre avec la foule humaine ;
Et nous nous oublîrons, comme les passagers
Que le même navire à leurs foyers ramène,
Ne s'y souviennent plus de leurs liens légers.

LES AMOURS TERRESTRES

NOS yeux se sont croisés et nous nous sommes plu.
Née au siècle où je vis et passant où je passe,

Dans le double infini du temps et de l'espace
Tu ne me cherchais point, tu ne m'as point élu;

Moi, pour te joindre ici le jour qu'il a fallu,
Dans le monde éternel je n'avais point ta trace,
J'ignorais ta naissance et le lieu de ta race:
Le sort a donc tout fait, nous n'avons rien voulu.

Les terrestres amours ne sont qu'une aventure:
Ton époux à venir et ma femme future

Soupirent vainement, et nous pleurons loin d'eux;

C'est lui que tu pressens en moi, qui lui ressemble, Ce qui m'attire en toi, c'est elle, et tous les deux Nous croyons nous aimer en les cherchant ensemble.

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Sur chaque bête un mot énorme
Et d'un sens toujours inconnu,
Posait l'énigme de sa forme
A mon désespoir ingénu.

Ah! dans ce lent apprentissage
La cause de mes pleurs, c'était
La lettre noire, et non l'image
Où la Nature me tentait.

Maintenant j'ai vu la Nature
Et ses splendeurs, j'en ai regret:
Je ressens toujours la torture
De la merveille et du secret,

Car il est un mot que j'ignore
Au beau front de ce sphinx écrit,
J'en épelle la lettre encore
Et n'en saurai jamais l'esprit.

NOUS PROSPERONS

NOUS prospérons ! Qu'importe aux anciens malheu

reux,

Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,

Qui n'ont fait qu'e

Dont même les

Hélas! leurs desce

Car nous n'inventon

rer, souffrir et disparaître,

qux aujourd'hui sonnent creux!

ne peuvent rien pour eux,
les fasse renaître.

Quand je songe à ces morts, e moderne bien-être
Par leur injuste exil m'est rendu douloureux.

La tâche humaine est longue et sa fin décevante:
Des générations la dernière vivante

Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés,

Et les premiers auteurs de la glèbe féconde
N'auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.

LE COMPLICE

J'AI bon cœur, je ne veux à nul être aucun mal,

Mais je retiens ma part des boeufs qu'un autre

assomme,

Et, malgré ma douceur, je suis bien aise en somme
Que le fouet d'un cocher hâte un peu mon cheval.

Je suis juste, et je sens qu'un pauvre est mon égal,
Mais, pendant que je jette une obole à cet homme,
Je m'installe au banquet dont un père économe
S'est donné les longs soins pour mon futur régal.

Je suis probe, mon bien ne doit rien à personne,
Mais j'usurpe le pain qui dans mes blés frissonne,
Hteirér, sans labour, des champs fumés de morts.

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