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AUGUSTE BARBIER

L'IDOLE

CORSE à cheveux plats! que ta France était belle Au grand soleil de messidor! C'était une cavale indomptable et rebelle,

Sans freins d'acier ni rênes d'or ;

Une jument sauvage à la croupe rustique,
Fumante encor du sang des rois,

Mais fière, et d'un pied fort heurtant le sol antique,
Libre pour la première fois.

Jamais aucune main n'avait passé sur elle
Pour la flétrir et l'outrager;

Jamais ses larges flancs n'avaient porté la selle
Et le harnais de l'étranger;

Tout son poil était vierge, et, belle vagabonde,
L'œil haut, la croupe en mouvement,
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde
Du bruit de son hennissement.

Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos,

Centaure impétueux, tu pris sa chevelure,
Tu montas botté sur son dos.

Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre,
La poudre, les tambours battants,

Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre
Et des combats pour passe-temps:

Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes;
Toujours l'air, toujours le travail,

Toujours comme du sable écraser des corps d'hommes, Toujours du sang jusqu'au poitrail;

Quinze ans son dur sabot, dans sa course rapide,
Broya les générations;

Quinze ans elle passa, fumante, à toute bride,
Sur le ventre des nations;

Enfin, lasse d'aller sans finir sa carrière,
D'aller sans user son chemin,

De pétrir l'univers, et comme une poussière
De soulever le genre humain ;

Les jarrets épuisés, haletante et sans force,
Près de fléchir à chaque pas,

Elle demanda grâce à son cavalier corse;
Mais, bourreau, tu n'écoutas pas !

Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse;
Pour étouffer ses cris ardents,

Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse,
De fureur tu brisas ses dents;

Elle se releva: mais un jour de bataille,
Ne pouvant plus mordre ses freins,
Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille
Et du coup te cassa les reins.

MME. D'AGOULT

L'ADIEU

NON, tu n'entendras pas, de ta lèvre trop fière,

Dans l'adieu déchirant un reproche, un regret,,
Nul trouble, nul remords pour ton âme légère
En cet adieu muet.

Tu croiras qu'elle aussi, d'un vain bruit enivrée,
Et des larmes d'hier oublieuse demain,
Elle a d'un ris moqueur rompu la foi jurée
Et passé son chemin ;

Et tu ne sauras pas qu'implacable et fidèle,
Pour un sombre voyage elle part sans retour,
Et qu'en fuyant l'amant, dans la nuit éternelle
Elle emporte l'amour.

MON

ARVERS

UN SECRET

ON âme a son secret, ma vie a son mystère :
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.
Hélas! j'aurai passé près d'elle inaperçu,
Toujours à ses côtés et toujours solitaire ;

Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu.

Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
Elle suit son chemin, distraite et sans entendre
Ce murmure d'amour élevé sur ses pas.

A l'austère devoir pieusement fidèle,

Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle : "Quelle est donc cette femme?" et ne comprendra pas.

GÉRARD DE NERVAL

FANTASIE

L est un air pour qui je donnerais

IL

Tout Rossini, tout Mozart, tout Weber, Un air très vieux, languissant et funèbre, Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l'entendre,

De deux cents ans mon âme rajeunit;

C'est sous Louis treize . . . et je crois voir s'étendre Un coteau vert que le couchant jaunit.

Puis un château de brique à coins de pierres,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre les fleurs.
Puis une dame à sa haute fenêtre,

Blonde, aux yeux noirs, en ses habits anciens
Que dans une autre existence, peut-être,
J'ai déjà vue! . . . et dont je me souviens.

VERS DORÉS

HOMME, libre penseur ! te crois-tu seul pensant

Dans ce monde où la vie éclate en toute chose?

Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'univers est absent.
Respecte dans la bête un esprit agissant.
Chaque fleur est une âme à la nature éclose;
Un mystère d'amour dans le métal repose.
"Tout est sensible!" et tout sur ton être est puissant.
Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie ;
A la matière même un verbe est attaché . . .
Ne le fais pas servir à quelque usage impie!

Souvent, dans l'être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres.

ΑΜ

HÉGÉSIPPE MOREAU

LA FERMIÈRE

MOUR à la fermière ! elle est
Si gentille et si douce!

C'est l'oiseau des bois qui se plaît

Loin du bruit dans la mousse.

Vieux vagabond qui tends la main,
Enfant pauvre et sans mère,

Puissiez-vous trouver en chemin

La ferme et la fermière!

De l'escabeau vide au foyer,
Là, le pauvre s'empare,

Et le grand bahut de noyer

Pour lui n'est point avare;

C'est là qu'un jour je vins m'asseoir,
Les pieds blancs de poussière;

Un jour . . . puis en marche! et bonsoir,
La ferme et la fermière !

Mon seul beau jour a dû finır,
Finir dès son aurore;

Mais pour moi ce doux souvenir
Est du bonheur encore:

En fermant les yeux, je revois
L'enclos plein de lumière,
La haie en fleur, le petit bois,
La ferme et la fermière !

Si Dieu, comme notre curé
Au prône le répète,

Paie un bienfait (même égaré),

Ah! qu'il songe à ma dette!
Qu'il prodigue au vallon les fleurs,
La joie à la chaumière,

Et garde des vents et des pleurs
La ferme et la fermière!

Chaque hiver, qu'un groupe d'enfants
A son fuseau sourie,

Comme les anges aux fils blancs

De la Vierge Marie;

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