Page images
PDF
EPUB

affût, ce n'était qu'un vain simulacre. « Nous sommes des hommes de paix, disaient les missionnaires; il nous est interdit de répandre le sang humain. »

Je ne dois pas oublier d'ajouter que la Mission tient à Khartoum une école fréquentée par de petits moricauds à qui l'on apprend l'italien, le catéchisme, je ne sais quoi encore, mais dont on ne fait assurément ni de grands savants ni de bons chrétiens.

L'expérience a démontré que les missions pacifiques sont toujours stériles; c'est triste à dire, mais c'est ainsi. Le cimeterre a seul converti à l'islamisme l'Afrique et l'Asie, comme plus tard l'arquebuse des Espagnols a converti l'Amérique au catholicisme. Il en fut de même en Europe, et, pour n'en citer qu'un exemple, ne fallut-il pas l'épée de Charlemagne pour renverser les idoles des Saxons? On ne doit donc pas s'étonner que la mission aulique de Khartoum n'ait produit aucun résultat, et, durât-elle cent ans, dans cent ans les choses n'en seront pas plus avancées. J'ai bien peur que le chef actuel de la pieuse entreprise ne partage à cet égard mon opinion, et que ses vues ne soient pas tout à fait désintéressées1.

1. Depuis que ceci a été écrit, la Mission de Khartoum a été supprimée, et, indépendamment de la dépense qui s'élevait à deux cent cinquante mille francs par an, les motifs de cette suppression justifient pleinement l'idée que l'auteur avait conçue de cette institution.

Un seul des nombreux missionnaires qui se sont succédé sur ces terres ingrates a paru exercer une sorte d'action sur les indigènes et a laissé parmi eux un souvenir : c'était un prêtre italien nommé dom Angelo Vinco, un homme de Dieu qu'animait l'amour du prochain et qui a payé de la vie sa charité. On le prenait pour magicien ses cheveux blancs et les lunettes qu'il portait ne contribuaient pas peu à accréditer cette opinion. Quelques connaissances qu'il avait en médecine ne servaient qu'à la fortifier davantage encore, et, s'il ne faisait pas toujours tomber la pluie au gré des habitants, ils ne l'en croyaient pas moins doué du pouvoir de la faire tomber. Quant aux conversions, je n'ai pas ouï dire qu'il en eût opéré beaucoup; mais sa bonté l'avait fait chérir. Il maintenait en paix les unes avec les autres les tribus ennemies, par le seul ascendant de sa parole; et quand il mourut, il y a de cela quatre ou cinq ans, les hommes et surtout les femmes accompagnèrent son corps, en improvisant en son honneur un chant mélancolique qui est resté dans la mémoire de plus d'un Européen, et que je regrette de n'avoir pas noté lorsqu'on me l'a répété.

Les sauvages du Fleuve-Blanc, comme d'ailleurs tous les sauvages, paraissent fort sensibles à la musique qui produit sur eux, comme sur tout le monde, un effet purement physique. Le docteur

Ignace m'a raconté que se trouvant, lors de son premier voyage exécuté de 1849 à 1850, dans un villagedes Bari nommé Tokiman, vers le quatrième ou le cinquième degré, un missionnaire qui l'accompagnait, plongea les habitants dans l'extase en jouant de l'harmonica, à ce point que le chef de la tribu offrit tout ce qu'il possédait, et sa tribu ellemême, en échange de cet instrument merveilleux. Et dites, après cela, que les chanteurs de l'Opéra sont trop payés!

Les rives du Nil Blanc, Bar-el-Abiad, sont habitées par un grand nombre de tribus, dont la première, en venant de Khartoum, est celle des Hassanieh, issus des premières émigrations du Hedjaz. Ce sont les derniers peuples d'origine arabe qu'on rencontre dans cette direction, et c'est là aussi que finit la domination égyptienne. Les Hassanieh n'ont pas de chameaux; les ânes en tiennent lieu. La condition des femmes, fort belles d'ailleurs, a cela de particulier dans cette tribu, qu'elles se réservent, en se mariant, un jour sur quatre pour en disposer comme bon leur semble: un homme leur plaît-il plus que leur mari, elles ont le droit de l'introduire librement dans leur tente, et leur seigneur et maître est obligé de lui céder la place. Cette étrange coutume en rappelle une non moins étrange, encore en vigueur dans le Cordofan, et qui m'a été racontée par des personnes dignes de toute croyance. Un voya

geur traverse-t-il dans la campagne une réunion de filles ou femmes occupées à la récolte, il se voit entouré par elles et demeure leur prisonnier jusqu'à ce qu'il en ait choisi une, laquelle s'éloigne avec lui, et retourne ensuite à ses compagnes, très-honorée de la préférence.

Après les Hassanieh viennent, en remontant le fleuve, les Chellouks, race nègre très-belliqueuse, turbulente, pillarde surtout, et partant fort redoutée de ses voisins. Des voyageurs versés dans l'ethnographie africaine ont prétendu que les Fundgi étaient des Chellouks, et la chose n'est pas invraisemblable. L'islamisme est peu répandu parmi eux, et ils vivent sous l'autorité d'un cheik indépendant, qui de mon temps était un certain Abd-elNour, Esclave de la Lumière, nom bien prétentieux pour un noir. J'ai trouvé au Maroc une tribu du même nom établie dans les montagnes de l'Atlas.

Aux frontières des Chellouks commence une série de royaumes nègres, s'il est permis de donner ce nom à des peuplades toutes encore à l'état sauvage. La première qu'on trouve en quittant le territoire des Chellouks est celle des Dynkas, où les Turcs firent une reconnaissance militaire en 1822, lors de la conquête du Sennår; et la dernière au sud qui ait été visitée, est celle des Bari, vers le 4 degré. Toutes ces tribus, sur un espace de sept à huit degrés, sont gouvernées par des roitelets ré

putés magiciens, et dont le pouvoir est en raison directe de la confiance qu'inspirent leurs enchantements. Une idolâtrie plus ou moins grossière règne parmi ces sauvages, dont quelques-uns vont jusqu'à adorer les arbres. La plupart croient à l'existence d'esprits invisibles répandus dansl'air, et qu'ils combattent souvent à grands coups de lance portés dans le vide, lorsqu'ils ont à se plaindre de leurs mauvais offices. Pour se les concilier ils leur offrent de la merissa, bière du pays, fabriquée avec du dourah fermenté. Ils ont de petites idoles en bois grossièrement taillées, où les deux sexes sont représentés.

Leurs prêtres sont des espèces de jongleurs, enchanteurs, imposteurs, nommés kodjours, qu'ils ont en grande vénération et qu'ils comblent de présents, c'est-à-dire de bœufs, ou de zébus, parce qu'ils les supposent en rapport avec les esprits et pouvant à leur gré appeler ou arrêter la pluie. Le métier n'est pas toujours bon: car, si la pluie tarde trop à tomber quand elle est nécessaire, on ouvre le ventre au sorcier, comme les Lestrygons auraient fait des outres d'Éole.

Ces hommes primitifs ont quelques superstitions singulières; ainsi, par exemple, s'ils tuent un lion, ils s'empressent de le brûler et jettent sa cendre au vent, s'imaginant que sans cette précaution les hommes qu'il a dévorés ressusciteraient non sous leur propre forme, mais sous celle du lion lui

« PreviousContinue »