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sa mort aura fait abandonner pour jamais ce projet inhumain, et ramené dans leurs foyers, sinon le Copte de Mansoura, du moins Rifa'a-Bey et ses compagnons d'infortune.

Un de ces derniers n'avait pas attendu ce moment, quoiqu'il fût alors bien prochain, pour prendre la clef des champs : c'était un jeune homme brillant, m'a-t-on dit, frappé d'exil je ne sais pourquoi; il s'appelait Ali-Bey Hassib. Soit qu'il craignit les mines et la prison modèle du Fazogl, soit qu'il s'ennuyât seulement au Soudan, il s'était enfui de Khartoum quelques jours avant mon arrivée. Sa périlleuse entreprise avait été préparée avec un grand secret, exécutée avec bonheur, et l'on n'avait pu découvrir la direction qu'il avait prise. Il s'était réfugié probablement à Souakin ou à Massaoua, villes turques où les ennemis d'Abbas étaient sûrs d'être reçus en amis, comme d'ailleurs dans toute l'étendue de l'empire, sans en excepter Constantinople. Les détracteurs d'Abd-el-Kader-Bey l'accusaient de peu de vigilance. Ses partisans disaient tout bas que, s'il n'avait pas précisément favorisé le dessein d'Ali-Bey, il avait fermé les yeux sur sa fuite.

Le médecin en chef de la province est le docteur Peney, un Français au service d'Égypte, et fixé dans le pays depuis longues années. Il a épousé une Abyssinienne dont il a des enfants café au lait. J'allai le voir en arrivant, et trouvai en lui un double

compatriote, car il est né à Saint-Genix, village du pays de Gex, à une lieue de Genève, ville où je suis né moi-même.

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aurait-il pu s'écrier, comme le poëte de Mantoue visité par Virgile au Purgatoire. Nous nous embrassàmes comme les deux ombres et nous fùmes à l'instant amis. Je lui dois, outre l'agrément de son ⚫ commerce, des renseignements précieux sur le pays. Sa maison était spacieuse, commode, et il y avait au milieu de sa cour un beau henné à côté d'un puits.

A peine lui avais-je dit mon nom qu'il était sorti sans répondre pour rentrer l'instant d'après avec un livre à la main : « Voyez si je vous connais! » dit-il en me le présentant. Or ce livre était Chavornay, un ouvrage de ma façon, publié à Paris quelque quinze ans auparavant, bien que je fus surpris, et encore plus flatté de rencontrer si près de l'équateur. On ne se figure jamais assez le chemin que font les livres et les idées avec eux, ni quelles sympathies un auteur éveille au loin sans même s'en douter. C'est la véritable communion des âmes, et j'ajoute que ces communications à distance, ces amitiés inconnues, sont le prix le plus cher du travail.

M. Heuglin, consul ou vice-consul d'Autriche, me vint rendre visite à l'instant chez le docteur Peney, avec un médecin allemand qui demeurait alors avec

lui, et dont le nom m'a échappé, à moins que ce ne soit Guesspih, ou quelque chose comme cela. M. Heuglin composait à lui seul tout le corps consulaire. L'agent anglais était absent, ainsi que celui de Sardaigne, M. Vaudey, qui précisément dans ce temps-là tombait sous les flèches d'une tribu du Nil-Blanc, à propos d'un hippopotame tué dans le fleuve, et dont les indigènes disputaient la propriété aux gens du consul. Ces trois puissances, l'Autriche, la Grande-Bretagne et la Sardaigne, sont les seules qui aient des représentants à Khartoum, et la France ne ferait pas mal d'en avoir un.

M. Heuglin était un capitaine d'artillerie, et son envoi à Khartoum passait pour une disgrâce qu'il s'était attirée par ses opinions politiques; on le disait du moins, et je veux bien le croire, quoiqu'il n'y parût guère. Swartz-gelb pur sang, c'est-à-dire Autrichien jusqu'à la moelle des os, tous ses vœux, dans la campagne d'Orient à peine alors commencée, étaient pour la Russie, et il professait pour les Hongrois une haine si violente, qu'il avait donné à son domestique le nom de Kossuth, disant que, lorsqu'il le châtiait, il se faisait illusion à lui-même, et se figurait avoir sous sa canne le tribun hongrois lui-même....

Au demeurant le meilleur fils du monde.

Il arrivait d'un voyage scientifique en Abyssinie,

et avait des connaissances étendues en histoire naturelle, notamment en ornithologie1. Sa maison était une véritable ménagerie, où se trouvaient rassemblés presque tous les animaux du pays, lions, panthères, singes, bien d'autres encore; et je pus, à sa grande satisfaction, presque de visu, lui donner des nouvelles de deux jeunes rhinocéros qu'on avait pris pour lui dans le désert de Taka. Il possédait, entre autres curiosités, un fourmilier, animal fort rare et dont il n'existe, je crois, en Europe, aucun échantillon. Il est grand comme un lièvre, mais bien moins agile, et n'a aucun moyen de défense. Il introduit sa langue, qui est fort longue, au milieu des fourmilières, et, quand elle est couverte de fourmis, il les avale, et continue ainsi tout le long du jour. Toutes les richesses de M. Heuglin étaient destinées aux établissements savants de Vienne, où elles doivent se trouver à l'heure qu'il est. Son exil touchait dès lors à son terme.

Il succédait dans ses fonctions de consul au docteur Reitz, l'un des premiers explorateurs du Soudan oriental, aussi distingué comme homme que comme savant, et qui était mort tout récemment des suites de ses voyages, à l'âge de trente-trois ans.

Je pourrais citer d'autres Européens, des Français même, établis à Khartoum, tel, par exemple, que

1. M. Heuglin a, depuis son retour en Europe, publié son voyage en allemand.

le pharmacien en chef de la province, un Marseillais devenu musulman, qui avait déjà épousé, puis répudié une cinquantaine de femmes, sans compter celles qu'il a eu depuis et qu'il aura encore. Khartoum est le vestibule de la barbarie, le point intermédiaire entre la vie sauvage et la civilisation, dont il marque de ce côté la limite extrême; mais quelle civilisation! A peu d'exceptions près, elle n'y est connue que par le raffinement de ses vices, et l'Europe n'est représentée là en général que par l'écume de ses populations. Des marchands avides y vont chercher des dents d'éléphant qu'ils échangent contre des verroteries avec les riverains du Fleuve-Blanc, et se croient tout permis dans ces régions lointaines. Aussi que d'abus, que d'excès de tout genre, que de crimes impunis! On m'a cité deux de ces trafiquants, et des plus notables, qui tous deux avaient été marqués en Europe et s'y étaient connus.... au bagne probablement. J'en passe et des meilleurs. Ab uno disce omnes.

Jugez ce que doivent se permettre de tels hommes, livrés sans frein à tous les instincts les plus dépravés. Le meurtre est le moindre de leurs méfaits. Ajoutez à cela qu'ils passent leur vie à se dénoncer les uns les autres et à s'imputer réciproquement toutes sortes de forfaits. Peut-être ont-ils tous raison. Ainsi, par exemple, un marchand français était accusé par un autre de faire la traite des noirs,

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