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Leur hospitalité est sans bornes; un hôte est sacré pour eux et ils se ruinent pour le bien traiter; n'eussent-ils qu'un mouton, ils le tuent sans regret en son honneur. Cette vertu est chez eux si grande, qu'ils la pratiquent au delà même du tombeau. Quelqu'un cherche-t-il asile dans un cimetière, il n'a qu'à s'étendre sur une tombe; le mort qui l'habite le protégera, et à ce propos ils racontent qu'un étranger n'ayant pas pris cette précaution, et s'étant couché par terre, son sommeil fut troublé toute la nuit par les morts qui se le disputaient, chacun voulant être son protecteur; légende charmante, dont pourraient s'enorgueillir des nations plus raffinées.

Comme tous les peuples primitifs, les Soudaniens ne comprennent pas que le meurtre soit un crime quand il venge un outrage; ils le tiennent bien plutôt pour un devoir, et, comme ils sont toujours armés, le sang coule souvent parmi eux. Voulant réprimer cet abus, Latif-Pacha, un des derniers gouverneurs généraux du Soudan, les a désarmés, et des peines sévères frappent les délinquants. Ils n'osent donc plus se présenter en ville la lance en main, ce qui leur ôte beaucoup de leur physionomie et les rend infiniment moins pittoresques; mais ils la reprennent dès qu'ils sont loin des lieux habités, et la portent toujours au désert. Ces lances sont formidables; assez courtes de hampe, elles ont de larges fers aigus, tranchant des deux côtés et

longs d'un pied. Le Soudanien ne pardonne pas aux Turcs de l'avoir dépouillé de l'arme fidèle que portaient librement ses pères; cette interdiction est à ses yeux le comble de la tyrannie et la plus cruelle des humiliations.

La ville de Khartoum était, du vivant d'AbbasPacha, un lieu de déportation, où sa défiance inhumaine autant qu'ombrageuse reléguait tous ceux qui lui étaient suspects, n'importe à quel titre. L'un d'eux, nommé Rifa'a-Bey, avait été au Caire à la tête d'une espèce d'école normale instituée par Méhémet-Ali. Le petit-fils, trouvant par trop européenne cette innovation de son grand-père, l'avait abolie et en avait exilé le directeur à Khartoum, où, comme Denis à Corynthe, il enseignait à lire aux enfants pour gagner sa vie. La chute était rude; mais notre magister prenait assez bien son parti et se résignait, en bon musulman, aux décrets d'Allah. Je le vis plusieurs fois. C'était un homme assez cultivé pour un Égyptien, et, s'il n'avait pas beaucoup de science, il en avait le goût. Élevé à Paris à l'École égyptienne, il parlait français, et a publié en arabe une relation de son voyage et de son séjour en France. Il a l'humeur satirique plutôt qu'admirative; les Parisiens lui prêtent souvent à rire, tout Parisiens qu'ils sont. Une version complète de cet ouvrage serait impossible et fastidieuse, vu ses interminables longueurs; mais il serait pi

quant d'en traduire au moins quelques fragments, ne fût-ce qu'à titre d'échantillon, et pour se rendre compte des impressions de voyage d'un Arabe égyptien transplanté tout d'un coup sur le boulevard des Italiens.

Je connus aussi, mais de vue seulement, et sans entrer en relation avec lui, Mari-Bey, un autre déporté du Caire, à ce que je crois, qui passe pour un homme distingué, et dont je ne saurais rien dire, sinon que son harem est parfaitement ordonné. Toutes ses esclaves manient bien l'aiguille, ce qui leur donne une grande valeur et atteste une éducation distinguée. Je tiens ce détail de ménage d'une dame française qui avait ses libres entrées dans ce harem modèle, pendant un séjour qu'elle fit à Khartoum une année avant moi.

Un jour on m'annonça l'arrivée d'un nouveau déporté, nommé Abd-er-Rhaman-Bey. Je connaissais au Caire un homme de ce nom, Maltais de naissance, devenu musulman par conviction ou par situation, et marié à une aimable Française appelée de Paris par Clot-Bey pour faire un cours d'obstétrique. Employé dans l'administration du Transit, après avoir été quelque temps gouverneur de Suez, il était tombé dans la disgrâce d'Abbas', et avait

1. Voici la cause de cette disgrâce. Méhémet-Ali avait abandonné à un consul de Toscane le monopole du séné, fort abondant dans ses domaines du Soudan. A l'abolition des monopoles,

perdu son emploi. En entendant prononcer un nom qui était le sien, je crus tout d'abord, et la supposition était naturelle, que, victime d'une recrudescence de persécution, il avait fini par être, comme tant d'autres, exilé dans la brûlante Sibérie du tzar égyptien.

Information prise, il se trouva que ce n'était pas mon Abd-er-Rhaman, mais un vieux Copte portant le même nom, le même titre, et qui, gouverneur de Mansoura, dans la Basse-Égypte, la ville précisément où saint Louis a été fait prisonnier, il y avait commis, par cupidité, des barbaries abominables. Pour arracher aux malheureux l'argent qu'ils n'avaient peut-être pas, il les faisait scier entre deux planches, supplice renouvelé de Domitien ou de Néron, qui l'infligeaient aux premiers chré

le concessionnaire avait réclamé des dommages et intérêts. De là un long procès avec le gouvernement égyptien, qui a fini par le perdre. Appelé à faire un rapport sur cette affaire, Abd-erRhaman avait employé le mot padischa à propos du territoire égyptien du Soudan, voulant dire par là qu'il était domanial, relevant par conséquent du souverain, c'est-à-dire du sultan. Là dessus grande fureur d'Abbas. Il fait venir Abd-er-Rhaman, l'accable des injures les plus grossières, et, lui reprochant son infirmité (Abd-er-Rhaman est privé d'un œil), il lui dit que Dieu l'a éborgné pour le punir de ses méfaits. « Le Soudan, ajoutet-il, a été conquis par mon grand-père; il appartient donc en propre à ma famille, à moi, non au sultan, et il n'y a qu'un traître de ton espèce qui puisse soutenir le contraire. Après cette belle déclaration de principes, il avait brutalement chassé le coupable avec un redoublement d'invectives.

tiens. Mais ce n'est point pour ces crimes qu'il avait été déporté; c'est parce qu'il était devenu suspect, je ne sais à quelle occasion, au vice-roi qui sans doute aussi convoitait ses grands biens.

Ce misérable qui, je crois, était septuagénaire, avait été enlevé la nuit par les cawas du milieu de sa famille, et embarqué sur le Nil sans autres vêtements que ceux qu'il portait. Il avait sur lui, disaitil, pour toute richesse, un medjidi (cinq francs) et une montre. A son arrivée à Khartoum, il avait été déposé dans la prison et supportait son revers de fortune avec une résignation, une constance digne d'une meilleure vie. A l'entendre, vous l'eussiez pris pour un philosophe envoyé aux carrières pour prix de ses vertus.

Il s'attendait à être envoyé plus loin encore, Khartoum n'étant que le premier degré de la déportation égyptienne. Ceux dont Abbas voulait se débarrasser tout à fait étaient relégués au fond du Fazogl, pays malsain, mortel, situé à l'extrémité méridionale de l'ancien royaume de Sennâr, et où, comme on l'a vu plus haut, il existe des mines d'or, à l'extraction desquelles on employait les condamnés. Comme si ce n'était pas assez de dangers, de fatigues, de tortures, Abbas, à la fin de ses jours, avait envoyé des architectes dans ces terres maudites, afin d'y construire une vaste prison destinée à ensevelir ses victimes. J'aime à croire que

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