Page images
PDF
EPUB

et quel prix n'ont-ils pas sous un climat si brûlant! On y recueille d'excellents fruits, du raisin, des limons, des bananes, bien d'autres encore, et une espèce d'ananas nommé dans le pays khischta. Les melons et les pastèques abondent, principalement sur quelques petites îles dont la rivière est semée, et où l'on cultive aussi le tabac.

Khartoum est, d'après les mesures d'un voyageur allemand, à 477 mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui, à vue de pays, donne au Nil, à partir de ce point, une pente de 60 centimètres environ par lieue. Située à égale distance de la Méditerranée et de l'équateur, la ville est entre le 15° et le 16o parallèle, le même, ou peu s'en faut, que notre ville de Saint-Louis sur la côte occidentale de l'Afrique. Le Sénégal et le Soudan égyptien occupent donc sur le globe la même latitude; aussi la nature et le climat y sont-ils identiques: même formation, mêmes terrains, mêmes fossiles, même végétation, même flore, même faune, et il est vraisemblable que cette conformité se retrouve dans toute la zone comprise entre les mêmes degrés, du 10° au 18 nord, depuis le golfe Arabique jusqu'à l'océan Atlantique. Les observations partielles faites sur divers points de cette zone immense confirment cette opinion.

Khartoum était encore, à l'époque où je m'y trouvais, c'est-à-dire il y a trois ans, la résidence

d'un gouverneur général qui avait sous ses ordres le Soudan égyptien tout entier, et la Nubie jusqu'à la seconde cataracte. Ce vaste territoire était subdivisé en cinq gouvernements particuliers, ou mudiries, qui relevaient de Khartoum, et n'avaient de relation avec le gouvernement central que par la filière administrative du pacha résidant dans cette ville. Ces cinq mudiries étaient l'ancien royaume de Sennår, Kassala ou Taka, le Cordofan, Dongola et Berber. Le gouverneur général, nommé par le vice-roi, était donc un grand personnage, et, grâce à son énorme éloignement du Caire, il jouissait d'une autorité presque illimitée. Il tenait dans sa main tous les fils de l'administration, et commandait à une armée de quinze mille noirs enrégimentés et soumis, tant bien que mal, à la manœuvre européenne. Est-il besoin d'ajouter que l'insatiable cupidité des Turcs élevés à ces hautes fonctions dévorait impunément les peuples? De tels dignitaires devaient facilement s'enivrer de leur puissance, et rêver une indépendance facile à conquérir. On peut s'étonner que Méhémet-Ali, si jaloux du pouvoir, en ait tant mis dans une seule main, et n'ait pas craint qu'un audacieux pacha, en usant à son égard comme il en avait usé lui-même vis-àvis du sultan, ne s'affranchît de son autorité.

Je ne saurais dire si cette idée est venue à quelqu'un de ces trop puissants gouverneurs dans

l'exercice de leurs fonctions; mais je puis affirmer qu'elle germait au Caire dans plus d'un cerveau : j'ai reçu des confidences qui ne me laissent aucun doute à cet égard, et je pourrais citer, à ce propos, un gros garçon joufflu, charnu, pansu, comme la plupart des Turcs le deviennent en Égypte, qui, se croyant destiné un jour ou l'autre à cette haute position administrative, comptait bien s'en faire un apanage. Le langage de Catilina sortait de cette bouche de Vitellius en herbe.

Peut-être le vice-roi actuel, Saïd-Pacha, a-t-il entrevu le danger, ou le lui a-t-on fait entrevoir. Toujours est-il qu'après avoir, dès son avénement, nommé à ce poste important son propre frère, Khalid-Pacha, qui n'y est pas resté longtemps, il a tout d'un coup brisé cette machine inquiétante lors d'un voyage qu'il fit à Khartoum il y a deux ou trois ans. Le gouvernement général du Soudan est supprimé, et les cinq mudiries qui en dépendaient sont maintenant indépendantes et correspondent directement avec le Caire. Un service de poste aux lettres, qui existait déjà depuis longtemps, mais à l'état rudimentaire, a été perfectionné, afin de faciliter, de hâter surtout les communications. Le même édit a introduit de grandes modifications, tant dans l'assiette et la perception de l'impôt, que dans la condition des populations agricoles et des tribus nomades. De bruyantes fanfares ont salué en Europe

ces changements, ces réformes, si vous voulez, qui existent bien sur le papier, mais dont la réalisation laisse plus d'un doute à ceux qui connaissent l'Orient en général et les Turcs en particulier. Là, plus que partout ailleurs, proclamer une loi et l'exécuter sont deux choses parfaitement distinctes, et la première, surtout en fait de progrès, exclut la seconde plus souvent qu'elle ne la suppose. Mais on a jeté de la poudre aux yeux, et l'opinion, facilement abusée, se laisse prendre aux plus grossières amorces. Toutefois il faut savoir gré au successeur d'Abbas de ce qu'il a fait ou laissé faire, quels que soient d'ailleurs ses motifs. Si l'initiative ne lui appartient pas, et chacun sait que l'honneur en revient tout entier à quelques Européens de son entourage, toujours est-il que, bien différent de son prédécesseur, il ne s'est pas mis en travers des plans qu'on lui a fait signer.

Pendant mon séjour à Karthoum, le poste de gouverneur général était vacant, ou du moins le pacha récemment investi de cette dignité par Abbas était en route et attendu d'un jour à l'autre. Jusqu'à son arrivée, l'intérim était rempli par le mudir du Cordofan, venu de Lobeïd à Khartoum à cet effet. Abdel-Kader-Bey, c'était son nom, était un Grec musulman de l'Archipel, un homme aussi poli que son collègue de Kassala, Cosrew-Bey, l'était peu, et dont les mœurs douces, les manières courtoises, ac

cusaient une éducation bien supérieure à celle de tous les Turcs du pays. La culture de son esprit ne l'en distinguait pas moins. On lui reprochait de la faiblesse. Il ne tenait pas, disait-on, d'une main assez ferme les rênes du gouvernement, ce qui voulait dire, en d'autres termes, qu'il ne faisait pas båtonner les gens à tout propos. Du reste un pouvoir intérimaire, comme l'était alors le sien, ne saurait être fort, attendu qu'il manque à la fois de durée et de responsabilité, les deux conditions nécessaires à toute autorité. Quoi qu'il en soit, je n'eus qu'à me louer des procédés de cet aimable Grec, et son commerce me fut singulièrement agréable.

Abd-el-Kader avait l'habitude de faire tous les vendredis une longue station au Bazar: c'était pour lui un moyen de tuer le temps et de tromper l'ennui du vendredi, qui, comme chacun sait, est le dimanche des musulmans, jour de repos forcé, que l'on passe comme on peut, affaires publiques et affaires privées, tout étant suspendu : il ne reste pour toute distraction que la prière et la mosquée. Cependant, par une contradiction assez étrange et que je ne m'explique pas, c'était précisément ce jour-là que les transactions du Bazar étaient le plus animées, et le gouverneur les autorisait, les légitimait par sa présence.

J'allai donc un vendredi matin le chercher, non au Divan, qui était clos, mais dans sa propre mai

« PreviousContinue »