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mousselines, calicots, draps, couvertures, soieries, de la poudre, du tabac, de l'arak, du sucre, du riz, du café et des épices. Les vins grecs y arrivent aussi en assez grande quantité, et, nonobstant les prescriptions du Koran, y sont fort recherchés des Turcs, qui n'ont pas un goût moins prononcé pour le marasquin et les autres liqueurs du Levant.

Malgré la variété de ces divers articles et d'autres encore, tels que bestiaux, grains, dattes, toiles du pays, d'ailleurs fort grossières, le chiffre total du commerce d'exportation ne s'élève pas à plus de trois millions; il serait facile de le porter à vingt, pour peu que la production fût encouragée. La population du Soudan égyptien est évaluée à deux millions d'habitants, tant nomades que sédentaires, ceux-ci adonnés à l'agriculture, les autres à l'élève des troupeaux, et telle est la fertilité du sol, qu'un dixième seulement, en étant mis en valeur, suffit aux besoins des indigènes. Les terres cultivées donnent jusqu'à quatre récoltes par an. Le maïs, ou dourah, est le grand produit des terres soudaniennes, et ne se paye guère que 1 fr. 50 c. l'ardeb (100 kilos environ); au Caire il en vaut 15. Un bœuf se vend en moyenne 12 fr. Le coton croît naturellement, dans toute l'étendue du Soudan, mais on n'en tire que peu de parti; si l'on en développait la culture, l'Europe s'y pourrait approvisionner, et cesserait peutêtre un jour d'être à cet égard tributaire de l'Amé

rique du Nord. Il en est de même de l'indigo et de la canne à sucre. Il y a dans les montagnes des mines de fer qu'on n'exploite pas, et diverses essences de bois de construction qu'on laisse pourrir sur place, et qui, expédiés par le Nil, seraient singulièrement utiles à l'Égypte, laquelle en manque à tel point que les planches lui viennent tout ouvrées d'Europe.

Grâce à son heureuse situation, au concours des caravanes et au mouvement du commerce, la ville de Khartoum a pris un développement rapide : fondée en 1823, elle compte aujourd'hui de 30 à 35 mille habitants, Turcs, Arabes, nègres indigènes, sans parler des juifs, des Grecs en assez grand nombre, et des Coptes, ces derniers formant une petite Église chrétienne au milieu des infidèles. Quant aux Européens proprement dits, car les Grecs ne passent pas pour tels parmi les Turcs, j'aurai l'occasion d'en parler tout à l'heure. La ville n'est ni fortifiée, ni même fermée. Sa garnison, de trois mille hommes environ, est composée de Nubiens esclaves et de bachibouzouks. Elle couvre un grand espace à cause des jardins intérieurs qui y sont très-vastes et très-nombreux. Les rues et les places sont poudreuses, irrégulières et percées au hasard sans aucun plan; chacun a bâti où il a voulu et comme il a voulu : aussi le désordre et la confusion règnent-ils dans les constructions. A l'exception d'un certain nombre de

maisons assez spacieuses et pourvues de larges cours, toutes les autres sont misérables. Bâties en terre et de forme carrée, sans autre jour extérieur que la porte, elles n'ont, pour la plupart, qu'une seule pièce, laquelle est au niveau du sol, accessible à tous les reptiles, et sert à la famille entière. C'est ce qu'on appelle une tanka. La hutte en paille, qui est la véritable architecture indigène, et qu'on retrouve la même dans toute l'Afrique, se nomme, comme je l'ai dit ailleurs, toukoul ou tougoul. On reconnaît là le tugurium des Latins et le tugurio des Italiens. Au temps des pluies, les rues, et surtout les places, se convertissent en mares où des myriades de grenouilles croassent le jour et la nuit, ce qui doit être bien agréable pour ceux qui aiment cette note-là, comme a dit Bilboquet.

Les deux principaux édifices publics sont le Divan ou palais du gouvernement, et la prison, le haut et le bas, le faite et la sentine de la société, tous les deux au bord du fleuve, et les premiers qui aient été construits. Je ne dis rien des mosquées, aucune ne m'ayant frappé. Je crois même qu'il n'y en a qu'une; ce qui ne prouve pas un zèle religieux bien fervent. Les hôpitaux ne sont pas si mal tenus qu'on pourrait le croire, grâce aux médecins européens; mais en revanche les casernes sont des chenils, de véritables porcheries. La poudrière est beaucoup mieux bâtie. Les briques de l'ancienne cité de Soba

ont serví, m'a-t-on dit, à plusieurs constructions de la cité moderne. Par une précaution rare en terre musulmane, on a relégué les abattoirs à une certaine distance de la ville; ce qui ne les empêche pas de corrompre l'air environnant. Les oiseaux de proie planent sans cesse sur ces charniers infects, et si l'on en approche par hasard, on n'y voit

. . . qu'un horrible mélange

D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux
Que des chiens dévorants se disputent entre eux.

Ces chiens du reste sont plus heureux que les hommes: car, à si bas prix que soit la viande, le mouton par exemple à 10 ou 12 centimes la livre, la masse des habitants est si pauvre qu'ils n'en mangent que dans les grandes circonstances, aux mariages, aux circoncisions, aux enterrements, aux fêtes du Beïram. Il leur faut si peu pour subsister, et leurs besoins sont si bornés, qu'une famille entière, même assez nombreuse, et l'on comprend qu'elles le soient dans un pays où les filles se marient à 13 ans et les garçons à 15, vit fort à l'aise avec 40 centimes par jour, soit 12 francs par mois. Au Caire même, un particulier qui donne à son domestique une piastre par jour (25 centimes) pour sa nourriture passe pour un homme généreux. Si vous tombez dans les Européens, dans les hôte

liers, dans les drogmans, c'est une autre affaire, et la vie devient plus chère qu'à Paris.

En somme, Khartoum n'est point une belle ville et n'a rien de remarquable, rien qui soit digne de fixer l'attention. Cette métropole du désert n'a pour elle que sa position au cœur de l'Afrique, au confluent des deux plus grands fleuves de cet immense continent. Que ne deviendrait-elle pas entre des mains intelligentes et vraiment civilisatrices! Mais qu'espérer des Turcs qui la possèdent? Ils n'en ont rien su faire jusqu'à présent, ni n'en feront jamais rien. Si quelques pointes ont été poussées au Sud, soit par le Nil Blanc, soit par le Nil Bleu, c'est aux Européens qu'on en est redevable; et pourtant quels Européens! Des marchands avides dont l'esprit et le cœur sont fermés à toute autre préoccupation, à tout autre intérêt que leur négoce, et prêts à tout pour augmenter leur lucre. Mais, quoique en des mains indignes, le commerce est, ainsi que la guerre, par la force même des choses, un instrument de civilisation. Il n'en a même pas existé d'autre dans le passé, et rien ne prouve que l'avenir doive être plus favorisé.

Le plus grand, le seul charme de Khartoum est dans les jardins qui l'environnent, surtout du côté du Fleuve-Bleu, dont la rive gauche est couverte entièrement. Quelques-uns sont vraiment délicieux: il est impossible de voir de plus beaux ombrages,

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