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sur la foi d'autrui; au lieu de s'élancer d'emblée au principe le plus général, elle part des faits particuliers pour s'élever progressivement à des formules de plus en plus générales; enfin, elle a pour but non pas de créer et d'inventer des arguments, mais de découvrir les choses elles-mêmes. Elle se fonde uniquement sur l'induction, que Bacon qualifie de méthode intuitive, en ce sens, qu'en l'employant, l'esprit découvre et juge par le même acte. Cette méthode consiste à déduire de l'observation des faits donnés par l'expérience, les lois qui les régissent, et à conclure de ces lois d'autres faits qui n'ont pu être directement observés. Il y a loin de l'induction baconienne à l'argument scholastique du même nom, qui consiste à affirmer du tout collectif ce qui a été affirmé individuellement de chacune de ses parties. L'une crée de nouvelles connaissances, l'autre n'ajoute absolument rien à la connaissance déjà acquise.

La méthode inductive exige, avant tout, qu'on se garde des affirmations hasardées et des généralisations prématurées; elle veut qu'on procède avec une extrême prudence, et toujours du connu à l'inconnu; elle ne permet de faire un pas en avant qu'avec la certitude de ne rien laisser derrière soi qui reste douteux ou inexpliqué. Quatre opérations principales constituent cette méthode : l'observation, l'expérimentation, la comparaison, et l'induction proprement dite.

1° L'observation a pour but de substituer à la perception confuse et obscure des faits et des ètres, une perception nette et claire. Elle exige une attention soutenue, des distinctions exactes, une grande fidélité d'analyse, enfin l'absence de tous préjugés. Bacon nomme les préjugés, idoles, et les classe sous quatre chefs principaux, bizarrement qualifiés d'idoles de la tribu, de la caverne, du forum et du théâtre, selon qu'ils sont inhérents à la nature

humaine, personnels et relatifs aux individus, dùs à l'influence de l'éducation et des circonstances, ou enfin le résultat de l'enseignement.

2o L'observation attentive, fidèle et impartiale, ne suffit pas pour fonder la science : il faut souvent, en dehors des faits qui se présentent d'eux-mêmes, provoquer de nouveaux phénomènes, et forcer, en quelque sorte, la nature à livrer ses secrets. C'est la tâche de l'expérimentation qui contrôle et complète l'observation, en variant les expériences, en les développant, en les transportant d'un sujet à l'autre, en les appliquant à quelque chose d'utile, en en faisant même au hasard.

3° L'observation et l'expérimentation éclaircissent nos perceptions primitives, mais laissent à celles-ci leur caractère d'individualité. Or, la science cherche le général. Il faut donc rapprocher les uns des autres les faits bien connus, afin de juger leurs rapports et de constater ce qu'ils ont de commun, d'analogue, ou de différent. C'est le rôle de la comparaison ou, comme l'appelle Bacon, la comparution des faits devant l'intelligence; c'est par elle qu'on procède à la recherche des formes ou des lois. Il faut pour cela dresser trois tables, qui sont dites de présence, d'absence et de degrés. La première réunit tous les cas dans lesquels apparaît le phénomène observé, la propriété étudiée; la seconde, tous les cas où ce phénomène ne se produit pas, où cette propriété ne se montre point. La troisième enfin, indique les degrés divers auxquels le phénomène ou la propriété se manifeste selon les cas, soit dans le même sujet, soit dans des sujets différents.

4° Après avoir ainsi fait comparaître les exemples, il faut y appliquer l'induction proprement dite. Il faut, d'après la considération attentive de tous et de chacun de ces exemples, trouver une propriété telle, qu'elle soit toujours, avec la propriété donnée

ou étudiée, ou dans le même sujet ou en différents sujets, présente, absente, croissante et décroissante... Cette propriété sera la loi (forma) de l'autre. Le premier procédé de l'induction véritable, pour la découverte des lois, est de rejeter et d'exclure successivement chacune des propriétés qui ne se trouve pas dans tel exemple où la propriété donnée est présente, ou qui se trouve en l'absence de celle-ci, ou qui croit ou décroît lorsque celle-ci décroit ou croit. Alors seulement, en seconde instance, après les exclusions et réjections convenables, toutes les opinions légères s'en allant en fumée, restera, pour ainsi dire, au fond du creuset, la forme ou loi certaine, véritable, solide et bien déterminée (1).

Voilà donc la perception générale trouvée, perception qui, selon qu'elle dérive de l'observation des êtres ou de l'étude des faits, sera un genre ou une loi. Mais cette loi, ce genre, sortis de l'individuel, ne s'étendent encore qu'à la somme des objets observés; ils sont encore des notions particulières et ne sont pas revêtus de ce caractère de généralité qui constitue la science. C'est le jugement qui complète la perception générale, en l'appliquant à tous les faits analogues, à tous les êtres semblables à ceux qui ont été étudiés, en la faisant sortir du cercle nécessairement restreint de l'observation, pour l'étendre à tous les points de l'espace et à tous les instants de la durée. Ce jugement est l'essence même et le couronnement du procédé multiple de l'induction; les opérations précédentes ont donné la notion du principe général; le jugement inductif achève l'œuvre de généralisation et lui donne toute sa valeur scientifique.

Telle est, réduite à ses éléments les plus simples, la nouvelle méthode proposée par Bacon. L'a-t-il inventée ? Non! L'in

(1) Novum organum. Livre II. Aphorism. 15 et 16.

duction est un des procédés les plus naturels, les plus usuels de l'esprit humain (1); aucun n'est plus fréquemment employé, même dans la vie ordinaire; l'induction est aussi ancienne que l'humanité. Dans l'ordre de la science, Bacon n'est pas davantage inventeur; Copernic, Képler et Galilée avaient admirablement mis en pratique l'induction, avant qu'il l'eut réduite en système; bien plus, Aristote lui-même, si maltraité par le chancelier, avait reconnu la valeur du raisonnement inductif (2), et non-seulement il en avait reconnu l'utilité, mais encore il l'avait appliqué d'une façon supérieure, surtout dans son Histoire naturelle. Bacon ne créa donc pas l'induction, mais il en détermina les lois avec une profondeur inconnue avant lui; il en fut le législateur; c'est là son titre devant la postérité.

Faut-il encore nous demander sur quoi repose la légitimité de l'induction? Elle conclut du particulier au général : en vertu de quel principe le fait-elle ? En vertu de la généralité et de la stabilité des lois de la nature. Or, d'où nous vient ce principe et les éléments sur lesquels il s'appuie, sinon de la raison. Il possède les caractères distinctifs de tous les principes rationnels; dès la première expérience, il apparait, avec une évidence immédiate et une universalité sans restriction. Mais en est-il de même de ses résultats? non ; du moment qu'il tombe dans l'application, il prend un caractère relatif, transitoire, contingent, et quelle que soit la certitude avec laquelle l'esprit humain adhére aux lois ou aux genres qu'il constitue, l'exception est toujours conçue comme possible. C'est pourquoi Bacon a eu un double tort, le premier de vouloir détrôner le procédé aristotélique, le syllogisme; le second de

(1) Voyez Introduction.

(2) Prem. analyt. Livre I. ch. 30. Dern. analyt. L. 1. ch. 18 et liv. II. ch. 19. Morale à Nicomaque. Liv. VI. ch. 3.

proclamer l'induction le seul instrument des sciences humaines. Ainsi, pour nous occuper, d'abord, de ce dernier point, quel que soit le nombre des expériences faites et des cas observés, jamais l'induction ne produira autre chose qu'une probabilité plus ou moins grande; jamais elle n'atteindra à cette certitude absolue qui, seule, fonde la véritable science. Elle est tout-à-fait impuissante à nous rendre compte de ces vérités universelles et absolues, qui apparaissent à l'esprit humain dès qu'il s'éveille, revêtues d'une irrésistible évidence, et qui constituent le fond nécessaire, la base indispensable de toutes ses connaissances. Bien plus le principe mème de l'induction, comme nous venons de le faire remarquer, procède de la raison; il est inné et non acquis. Cependant, on ne peut s'y tromper, Bacon entendait faire de sa méthode l'instrument général de toutes les sciences; en vain a-t-on allégué certains textes ambigus, et fait valoir que tous les exemples qu'il apporte à l'appui de ses maximes sont empruntés aux sciences physiques et naturelles; il y a chez lui, d'autres textes très formels qui annoncent l'intention de fonder sur l'induction, les sciences morales aussi bien que les sciences expérimentales (1). Il n'a pu compléter son œuvre, mais on a vu plus haut l'indication des résultats auxquels il eût abouti, résultats très naturels d'ailleurs de son procédé, et que ses successeurs se sont chargés de déduire avec une rigueur logique qui ne laisse rien à désirer (2). Aussi, si Bacon doit être proclamé, à juste titre, le plus puissant promoteur des sciences expérimentales, si l'on doit reconnaître qu'il a donné aux sciences de faits l'instrument le plus propre à les faire progresser, il faut dire aussi qu'il a jeté dans la philosophic moderne les premiers germes de l'empirisme. Sans doute il n'a

(1) Nov. Org., lib. I, aph. 80 et 123. (2) Voyez plus loin Hobbes, etc.

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