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temps la philosophie scholastique, quand même de puissantes causes accidentelles que nous signalerons bientôt, ne fussent pas venu accélérer sa chute.

La division proposée par M. Cousin coïncide avec celle que nous venons d'exposer. Tennemann fonde la sienne à la fois sur la marche du problème des universaux (1), et sur les relations diverses de la philosophie, à la théologie. Cette division se rapproche aussi avec la nôtre, avec cette différence que Tennemann forme des origines de la scholastique une quatrième époque qui embrasse les temps antérieurs au XIe siècle. Enfin M. Barthelémy Hauréau, dernier et savant historien de la scholastique, rejette ces divisions, et prend pour base de la sienne la connaissance plus ou moins grande des monuments de la philosophie ancienne. Sous ce rapport, il distingue deux époques bien caractérisées. La première commence avec Alcuin et finit avec le XIIe siècle; on y fait usage, pour l'enseignement de ce qu'on avait pu retrouver des anciennes traductions, des anciens commentaires. Dans la seconde qui s'ouvre avec le XIII° siècle, on a le texte de la plupart des traités d'Aristote traduit en latin, soit sur la version arabe, soit sur le grec, et les volumineuses scholies des Arabes eux-mêmes qui font connaître, outre la doctrine d'Aristote, quelque peu celle de Platon et des Alexandrins. La légitimité de cette distinction ressortira des considérations suivantes.

IV. Quels ouvrages d'Aristote et de Platon furent connus des premiers docteurs scholastiques? Les savants travaux de MM. Jourdain, Cousin, de Rémusat et Hauréau ont mis hors de doute les faits dont nous allons présenter le résumé.

Il est prouvé, ne fût-ce que par la Division des natures de

(1) Voyez plus loin § VII.

Scot Erigène, que l'école du palais possédait le Timée dès le IXe siècle, mais il est probable qu'il n'était connu que par la version de Chalcidius, philosophe platonicien sur le christianisme duquel s'est élevée mainte controverse, mais qui, chrétien ou non, n'était, à coup sûr, rien moins qu'orthodoxe. Rien n'autorise à croire qu'on sût alors des autres œuvres du fondateur de l'Académie rien de plus que leur existence. M. Cousin a découvert, il est vrai, une ancienne traduction latine du Phédon, mais il ne paraît pas qu'elle puisse remonter au-delà du XIIIe siècle.

Quant à Aristote, au VIIIe siècle, c'est-à-dire du temps d'Alcuin, on n'avait que deux parties de l'Organon : l'Introduction de Porphyre et l'Interprétation d'Aristote, mais seulement dans la traduction latine de Boëce. Il faut ajouter à cela un abrégé des Catégories (Categoriae decem), attribué à tort à Saint Augustin. Au XIIe siècle, cet abrégé est remplacé par la traduction des Catégories, par Boëce, mais alors même, on ne connaissait ni les Topiques, ni les Analytiques, ni les Arguments sophistiques. Un texte formel d'Abélard le prouve quant à lui (1) or, peut-on supposer, que si ces parties de l'Organon avaient été connues de son temps, elles eussent échappé à un homme aussi curieux de philosophie qu'Abélard? Il est donc permis d'affirmer qu'au commencement du XIIIe siècle on n'avait découvert de Platon que le Timée et peut-être le Phédon, et d'Aristote, que les Catégories et l'Interprétation. Il faut y ajouter les commentateurs grecs et latins.

A l'école platonicienne se rattachent Apulée, qui jouit de peu de crédit au moyen-âge, sans doute parce qu'il ne touche pas aux

(1) Aristotelis enim duos tantum, Praedicamentorum scilicet, et Peri Ermenias libros usus adhuc latinorum cognovit. Cité par M. COUSIN.

questions favorites de l'époque. Chalcidius, qui ajouta des commentaires à sa traduction du Timée, enfin les œuvres du Pseudo Denys l'Areopagite, traduites en latin par Jean Scot Erigène, et qui ne contribuèrent pas peu à fausser les idées des scholastiques sur la doctrine de Platon, en la leur présentant enveloppée et altérée par les rèveries des Alexandrins.

Parmi les interprètes d'Aristote, nous citerons la célèbre Introduction de Porphyre, les Principia dialecticae, attribués à l'évêque d'Hippone, avec aussi peu de raison que les Categoriae decem;

les Saturnales et le Commentaire sur le Songe de Scipion, de Macrobe, le Satyricon de Martianus Capella, ouvrage classique par excellence dès le IX siècle, bien qu'il ne méritât pas cet insigne honneur, le traité de Cassiodore sur les Arts libéraux, - les Origines d'Isidore de Séville, qui renferment un résumé de l'Organon, enfin et surtout Boëce, auquel les scholastiques durent, indépendamment des traductions que nous avons mentionnées, des commentaires et des gloses qui firent autorité comme le texte même.

Remarquons que tous ces commentateurs se bornent à poser les questions sans les résoudre, et que si Boëce donne un développement ingénieux, précis, lucide des thèses énoncées, il ne prend pas sur lui la responsabilité d'une conclusion : tout est donc à faire au début de la scholastique, et c'est là ce qui donne un certain cachet de puissance à ses premiers essais, quelque imparfaits et inféconds qu'ils soient en eux-mêmes.

V. Philosophie des Arabes. A l'époque même où Alcuin enseignait la dialectique à la cour de Charlemagne, les Arabes étaient initiés à l'étude de la philosophie, par les Juifs et les Chrétiens de la Syrie et de la Chaldée. Plus heureux que les scholastiques, ils possédèrent, dès le début, tous les ouvrages

d'Aristote et de ses anciens interprètes, et traducteurs d'abord, commentateurs bientôt après, ils s'efforcèrent, tâche ardue, de mettre le Koran d'accord avec les doctrines du Lycée. On cite Al-kendi comme un de leurs premiers et de leurs plus célèbres glossateurs. A ses travaux, perdus aujourd'hui, n'a survécu qu'une analyse sommaire des thèses philosophiques qu'y réprouvait l'orthodoxie chrétienne, thèses qui furent néanmoins accueillies avec faveur par la plupart des théologiens de la secte réaliste. Après lui vient Al-Farabi, qui étudia particulièrement la logique péripatéticienne; mais ses ouvrages n'ayant pas été traduits en latin, ne furent, pour ce motif, connus que très imparfaitement des docteurs du XIIIe siècle. Avicenne, (Ibn-Sina), à la fois médecin et philosophe, suit fidèlement l'Organon en logique; en physique il rejette la pluralité des formes et renouvelle la thèse alexandrine de l'émanation; en métaphysique il heurte aussi l'orthodoxie sur bien des points: en résumé, nonobstant mainte contradiction, il appartient à la section nominaliste de l'école arabe et son influence fut très considérable. Vers la même époque qu'Avicenne apparait Avicebron ou Avicembron, juif ou arabe, dont il nous suffit de caractériser la doctrine sans rechercher la nationalité. Son œuvre capitale, le Fons vitae, démontre à l'évidence que cette doctrine pour laquelle la matière est le sujet commun de toutes les formes, de toutes les qualités, de tous les accidents, a pour base l'unité de substance et se réduit au fond au panthéisme, devant lequel du reste Avicembron, se séparant en cela de beaucoup de ses confrères, ne songe pas à reculer. Enfin, nous mentionnerons Al-Gazali, théologien et philosophe, qui combattit la philosophie par le scepticisme le plus résolu et se réfugia en religion dans le mysticisme le plus enthousiaste, celui des Soufis. Dans son ouvrage intitulé la Destruction des Philosophes, il

montre que les philosophes non-seulement ne peuvent fonder leur doctrine sur des preuves évidentes, mais encore se trouvent en contradiction sur tous les points avec la doctrine religieuse.

Parmi les Arabes d'Espagne, nous rencontrons d'abord Avempace (Ibn-Badja) qui professait une philosophie contemplative, parente des doctrines néo-platoniciennes, et qui, penchant vers le mysticisme, s'occupa surtout des rapports de l'homme avec Dieu. Du reste, le principal titre d'Avempace est d'avoir eu pour disciple l'illustre Averrhoës, qui fut pour les Arabes d'Espagne ce qu'Avicenne avait été pour les Arabes d'Orient. Les commentaires d'Averrhoës (Ibn-Roschd) firent oublier tout ceux qui les avaient précédé. Nous ne saurions mieux faire apprécier son admiration pour Aristote, qu'en citant le passage suivant de sa préface au commentaire de la Physique : « L'auteur de ce livre, dit-il, est Aristote, fils de Nicomaque, le célèbre philosophe des Grecs... Quand les ouvrages de cet homme ont paru, les hommes ont écarté les livres de tous ceux qui l'ont précédé. Parmi les livres composés avant lui, ceux qui se trouvent le plus près de la méthode scientifique, sont les ouvrages de Platon, quoique ce qu'on y trouve ne soit qu'on y trouve ne soit que très peu de chose en comparaison de ce qu'on trouve dans les livres de notre philosophe, et qu'ils soient plus ou moins imparfaits sous le rapport de la science. Aucun de ceux qui l'a suivi, jusqu'à notre temps, c'est-à-dire pendant près de quinze cents ans, n'a pu ajouter, à ce qu'il a dit, rien qui soit digne d'attention. C'est une chose étrange et vraiment merveilleuse que tout cela se trouve réuni dans un seul homme. Lorsque cependant ces choses se trouvent dans un individu, on doit les attribuer plutôt à l'existence divine, qu'à l'existence humaine; c'est pourquoi les anciens l'ont

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