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foi, Descartes juge que pour tout le reste de ses opinions il peut entreprendre librement de s'en défaire.

Il examine d'abord le témoignage des sens. Or, il a quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs. Qui lui dit qu'ils ne le sont pas toujours? Toutefois peut-être qu'encore que les sens nous trompent quelquefois touchant des choses fort peu sensibles ou fort éloignées, il s'en rencontre néanmoins beaucoup d'autres desquelles on ne peut raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur moyen. Mais en y pensant soigneusement, Descartes se ressouvient d'avoir été souvent trompé en dormant par de semblables illusions, et en s'arrêtant sur cette pensée, il voit manifestement qu'il n'y a point d'indices certains par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil. Cette dernière considération suffit pour infirmer le témoignage des sens, détruire la certitude du monde extérieur et saper par leur base toutes les sciences qui s'y rapportent.

La mémoire et le raisonnement ne résistent pas davantage à l'examen, car souvent la mémoire nous abuse et les plus habiles se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes.

Toutes les vérités contingentes, particulières, sont frappées d'incertitude par cette démonstration de la faillibilité des facultés qui nous les donnent. Mais tout un ordre d'idées restent debout; ce sont les notions marquées d'un caractère de nécessité et d'universalité tel qu'il faut avouer nécessairement qu'elles contiennent quelque chose de certain et d'indubitable, sans se mettre beaucoup en peine si elles sont dans la nature ou si elles n'y sont pas; elles sont par exemple les vérités mathématiques; car soit qu'on veille ou qu'on dorme, deux et trois, joints ensemble, formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n'aura jamais plus de quatre côtés.

Toutefois Descartes ne s'arrête pas devant ces vérités si claires et si évidentes, que toutes les objections tirées des erreurs de nos facultés ne peuvent les ébranler : « Il y a longtemps, dit-il, que j'ai dans mon esprit une certaine opinion qu'il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j'ai été fait et créé tel que je suis. Or, que sais-je s'il n'a point fait qu'il n'y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j'aie les sentiments de toutes ces choses et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois? Que sais-je s'il n'a point fait que je me trompe toutes les fois que je fais l'addition de deux et de trois, ou que je nombre les côtés d'un carré. Mais peut-être que Dieu n'a pas voulu que je fusse déçu de la sorte, car il est souverainement bon. Toutefois, si cela répugnait à sa bonté de m'avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui ètre contraire de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu'il ne le permette. Ne puis-je pas supposer d'ailleurs, non pas que Dieu, mais qu'un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, a employé toute son industrie à me tromper? »

Toute la connaissance humaine s'écroule devant cette formidable hypothèse, et Descartes conclut par ces audacieuses paroles : « Je suppose que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire, remplie de mensonges, me représente; je pense n'avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu, ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce done qui pourra être estimé véritable? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain! >>

Descartes ne demandait qu'une chose qui fùt hors de doute;

son espoir serait-il trompé? Non, c'est au moment où l'on serait tenté de désespérer qu'il touche à ce minimum quid quod sit certum et inconcussum, à cette vérité certaine si laborieusement recherchée. Citons encore ses propres expressions qu'aucun équivalent ne saurait remplacer.

« Je me suis persuadé, dit-il, qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas persuadé aussi que je n'étais point? Tant s'en faut; j'étais sans doute si je me suis persuadé ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis s'il me trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. Je pense, donc j'existe. »

L'existence du moi comme être pensant telle est la première vérité qu'atteint Descartes; telle est la source d'où il tirera toute la philosophie, la base fixe et inébranlable sur laquelle il reconstruira l'édifice abattu de la connaissance humaine.

On a reproché à Descartes d'avoir fait ici une pétition de principes; on se fondait sur ce que la proposition fondamentale : Je pense donc j'existe, n'est rien autre qu'un enthymème lequel présuppose la majeure : Tout ce qui pense existe. Mais il est faux qu'il ait ici raisonnement : Descartes ne prétend pas déduire son existence du fait de la pensée : il pose comme axiôme que la pensée et l'existence sont inséparables. Voici d'ailleurs comme lui même s'en explique « Lorsque quelqu'un dit « Je pense donc je suis » il ne conclut pas son existence de sa pensée, comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi; il le voit par une simple inspection de l'esprit. » Nombre

d'autres passages analogues confirment celui-ci et ne laissent aucun doute à ce sujet (1).

Ainsi je suis, mais qui suis-je ? Ici nous abordons la psychologie de Descartes. Mais avant de le faire, suivons son exemple. Il sait très certainement qu'il est. Il se demande en quoi consiste cette certitude de son existence, afin de savoir en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine. Il remarque qu'il n'y a rien dans le : Je pense donc je suis qui l'assure qu'il dit la vérité, sinon qu'il voit très clairement que pour penser il faut être; de là il juge qu'il peut prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies. Il trouve donc dans la première vérité qu'il découvre la confirmation de la maxime fondementale de sa méthode; il possède le criterium qui sera désormais pour lui le signe de la vérité; ce criterium est l'évidence.

III. Psychologie. La doctrine psychologique de Descartes renferme quatre théories principales qui portent respectivement sur la nature même de l'âme, sur les idées, sur les passions et sur la volonté.

A. Théorie de l'âme en elle-même. L'âme est, mais qu'est-elle ? Elle est une chose qui pense. Mais qu'est-ce qu'une chose qui pense? Une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. La pensée pour Descartes n'est donc pas une faculté particulière de l'àme, la faculté de connaître; par le nom de pensée il comprend tout ce qui est tellement en nous que nous l'apercevons immédiatement en nous mèmes; ainsi toutes les opérations de la la volonté, de l'entendement, de l'imagination, et des sens sont

(1) Voyez sur ce point l'excellent travail de M. COUSIN.

des pensées, en tant que nous en avons une connaissance intérieure en un mot, la pensée est tout ce qui se passe dans l'âme ou plutôt c'est le moi se sentant dans l'exercice et la manifestation de ses diverses puissances.

Mais le moi lui-même qu'est-il? Je ne puis distinguer en moi aucune partie, et je conçois fort clairement, répond Descartes, que je suis une chose absolument une et entière. C'est le même esprit qui s'emploie à vouloir, sentir et concevoir. L'âme de l'homme n'est donc pas triple mais une. L'unité, tel est donc un des caractères fondamentaux du moi.

En second lieu, le moi est une substance; Descartes l'affirme explicitement, mais en même temps il dit qu'elle est créée à chaque instant derechef: la conservation de l'àme n'est qu'une création continue, de tout instant. La substance est d'ailleurs définie « une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister. » Nous verrons plus loin les conséquences qu'ont tirées de cette définition combinée avec la création continue, plusieurs des disciples de Descartes et surtout Spinoza, l'impitoyable logicien. Hâtons-nous toutefois, de faire remarquer que Descartes déclare que le mot de substance n'est pas univoque au regard de Dieu et de ses créatures. A Dieu seul convient la définition absolue que nous venons de citer. Quant il s'agit des choses créées, il faut entendre par substance celles qui, n'ayant besoin pour subsister que de ce concours ordinaire de Dieu, nécessaire à l'existence de tous les êtres, se soutiennent d'ailleurs par elles-mêmes et n'ont besoin, pour exister, d'aucun autre concours de choses créées. Celles, au contraire, qui ont besoin de ce dernier concours, prennent le nom d'attributs.

Quant à l'activité, celle que Descartes accorde à l'âme est tellement limitée, qu'elle est pour ainsi dire nulle; c'était d'ailleurs

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