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Live ne nous donne pas l'application de toutes les règles; découpé en exemples il ne ferait pas le quart de la grammaire demandée et laisserait une foule de questions sans solution.

En outre, en admettant même qu'il nous apprît à peu près comment Malherbe entendait qu'on écrivit en prose, ce n'est pas là ce qui nous intéresse en lui, puisqu'il s'agit du chef et du maître de l'école poétique classique. Ce que nous voulons savoir, c'est ce qu'il pensait des besoins propres de la poésie et de la manière dont il y faut satisfaire. Or du vocabulaire et du style poétique, des qualités nécessaires au poète, des principes obligatoires pour le versificateur, le Tite-Live, malgré les commentaires les plus ingénieux, ne nous dirait rien.

Saint Marc pensait qu'il ne serait pas difficile de tirer ces renseignements d'une lecture réfléchie de tous les ouvrages de Malherbe. L'expérience m'a démontré le contraire.

Je ne prétends pas contester ici l'intérêt de travaux comme celui de Beckmann, ou surtout comme le lexique et la grammaire que M. Régnier a ajoutés à l'édition de Malherbe de M. Lalanne. Ce sont là des recueils très utiles, mais surtout quand on fait l'histoire générale d'un mot, d'une forme, d'un tour pendant cette période. Il devient très dangereux de s'y fier sans réserve, quand on veut déterminer avec précision si Malherbe approuvait ce mot, cette forme ou ce tour.

Pour qu'on puisse se prononcer sur des points comme ceux-là d'après la seule analyse des ouvrages de Malherbe, il faudrait que le maître eut donné lui-même une édition corrigée et définitive de ses œuvres, et il ne l'a jamais fait.

C'est donc au lecteur à distinguer entre les vers publiés, à en élaguer certains, et à en garder d'autres, sur lesquels se fondera exclusivement le raisonnement.

Mais d'après quel principe se fera cette classification? Sur quoi fonder son criterium? Je veux bien qu'il soit facile de retrancher certaines pièces que Malherbe reniait lui-même, d'après ce que nous ont conté ses amis ou ses disciples, par exemple les Larmes de Saint Pierre.

Seulement, pour le reste, comment procéder? S'appuiera-t-on sur la chronologie, et admettra-t-on que toutes les pièces antérieures à une certaine date ne représentent pas la manière dernière du maitre? Le gros inconvénient, c'est que cette date, on ne peut la fixer nulle part, sans que le système se trouve bientôt démenti. Choisira-t-on les dernières années même de Malherbe? On trouvera dans des morceaux de cette époque des fautes qu'il condamnait. L'ode inachevée à Monsieur de la Garde n'est-elle pas pleine d'incorrections et d'archaïsmes: or, onc, etc. que, vingt ans auparavant, le Commentaire proscrivait ?

Il faudrait donc encore, après avoir déterminé la date de maturité du poète et du grammairien, élaguer de ce qu'il a fait depuis, tout ce qu'il n'a pas lui-même publié, c'est-à-dire reconnu. Mais, malgré ces précautions mêmes, qui suffiraient peut-être pour un autre, on s'exposerait encore avec lui à des erreurs et à des mécomptes. L'usage de Malherbe n'est pas sa doctrine.

Il serait facile de le montrer par de nombreux exemples. Il emploie des mots qu'il ne permet pas aux autres d'employer, il écrit dépendre pour dépenser après avoir dit que ce mauvais mot était bon pour les Gascons et vingt fois nous le signalerons ainsi en contradiction avec lui-même.

Ses adversaires contemporains avaient déjà relevé ces inconséquences. « Il arrive aux plus hupez de ceste classe, dit Mademoiselle de Gournay, de composer de telles clauses et lascher de telles. metaphores et applications de mots, que nous leur pourrions attacher l'apologue du loup, guettant par une fente de cabane les bergers qui mangeoient un mouton : <«<< Quel bruit meneriezvous, si je faisois ce que vous faites (1)? » Et le meilleur est « que quand leurs compagnons s'osent en cela servir de leurs exemples, ils leur demandent s'ils veulent faire une sottise

apres eux ».

L'allusion est aussi transparente que possible, pour qui se souvient de l'anecdote contée par Racan : « Un jour que M. de Termes

(1) Omb. 580.

reprenoit Racan d'un vers qu'il a changé depuis, où il y avoit, parlant d'un homme champêtre :

Le labeur de ses bras rend sa maison prospère,

Racan lui répondit que M. de Malherbe avoit usé de ce mot prospère de la même sorte en ce vers :

O que la fortune prospère.....

M. de Malherbe, qui étoit présent, lui dit assez brusquement : «Eh bien, mort Dieu! si je fais... (servons-nous de l'euphémisme des anciennes éditions) une sottise, en voulez-vous faire une autre ? »>

Cet aveu si net n'est-il pas un avertissement qu'on ne peut pas procéder avec lui comme avec tout autre et que si l'on veut avoir sa doctrine, il faut la chercher ailleurs que dans l'analyse de ses ouvrages, avec quelque soin et quelque critique qu'elle soit faite? Ce n'est pas à dire que cette analyse soit superflue et ne fournisse. pas de précieuses indications. Mais elles ne sauraient suffire, et surtout quand elles se trouvent en opposition avec des données positives, venues d'ailleurs, elles perdent singulièrement de leur valeur.

Après ces observations et ces réserves, nous serions dupes nousmêmes si nous nous imaginions avoir dans le Commentaire sur Desportes l'expression définitive des idées de Malherbe. Il est probable que si on lui eût présenté à lui-même un travail comme le nôtre, tiré de ses notes et bâti sur elles, il se fût encore plusieurs fois désavoué.

Il avait au plus haut degré l'esprit de contradiction. Vantant sa race et dénigrant un autre jour le principe même de la noblesse, s'indignant de n'être pas mieux récompensé, et jugeant que le « mestier » où il excellait était inutile, voulant de ses élèves une application soutenue, puis leur déclarant qu'ils étaient bien fous de ne pas plutôt penser à l'établissement de leur fortune, demandant

(1) Malh., Eur. 1, LXXII..

le fouet pour les poètes qui écrivaient en latin et professant que notre poésie n'était propre que pour des chansons et des vaudevilles, Malherbe déconcerte quiconque essaie de synthétiser son œuvre ou son enseignement.

Toutefois l'incohérence est dans ses propos plus que dans ses idées. Elle vient de cette habitude qu'il avait de « s'aheurter » contre les opinions et les conseils d'autrui.

Quand il ne discute plus, qu'il dogmatise, il est tout autre, ses doctrines sont suivies, logiques, souvent trop logiques même. Elles forment un ensemble d'où l'on peut facilement dégager des principes généraux, qui dominent les remarques particulières.

Sans négliger ces remarques qui forment le fond même de ce travail, je me suis efforcé de mettre aussi en lumière les principes. Le tout apprendra peu de chose de nouveau sur les tendances. et la nature de la réforme de Malherbe, qui a été étudié et compris depuis son temps jusqu'à nos jours. Seulement il sera peut-être de quelque utilité de trouver ici les grandes idées sur lesquelles notre poésie lyrique a vécu pendant deux cents ans, mises en euvre par celui-là même qui leur a donné l'autorité et éclairées par les applications qu'il en fait. Le premier et le dernier livre montreront dans quelles circonstances ces doctrines ont été produites et pourquoi elles ont fait leur chemin.

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