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De ce coup pourtant, sa fortune, un moment compromise, était refaite, peut-être augmentée. Ménage la porte à 12,000 écus, les contemporains à 10,000 (1). C'était, même en admettant cette dernière évaluation, et si l'on tient compte de la moins-value de l'argent, l'équivalent de plus de trois cent mille francs de rente d'aujourd'hui, revenu toujours considérable, énorme à l'époque.

Qui a l'argent a les pirouettes, dit un proverbe qui n'est pas d'hier. Desportes, ayant les millions, avait les révérences. C'est plus tard seulement, et après sa mort, que Balzac (2) et d'autres relèveront, par des comparaisons amères, l'énorme disproportion qui existait entre le talent du poète et le prix dont on lui en paya les produits.

Personne alors non plus pour lui reprocher d'avoir avili sa muse et puisé à un Pactole qui roulait autant de fange que d'or (3).

Desportes eût eu, d'ailleurs, une réponse toute prète. Depuis les affaires de Rouen, où décidément il avait plus gagné à combattre le roi qu'il n'eût pu faire à le servir, sa fortune avait trouvé de nouvelles et nobles origines. Tout ce qu'il avait acquis sous Henri III avait été séquestré, il n'en pouvait plus être question; ce qu'il possédait maintenant, c'était la guerre et la diplomatie qui le lui avaient donné. En les risquant à ce jeu, par attachement

(1) Rég. Sat. IX:

(Quand) leur belle muse à mordre si cuisante

Leur don'ra, comme à luy dix mil escus de rente.

Comp. Reg. éd. Brossette, Sat. IV, note; Journal des Savants, 1730, p. 439 et sv., Colletet, Art poet. Du sonnet p. 117. Cette fortune a fait longtemps l'objet de discussions.

(2) Dans cette mesme Cour où l'on faisoit de ces fortunes, plusieurs poëtes estoient morts de faim... Dans la même Cour, Torquato Tasso a eu besoin d'un escu et l'a demandé par aumosne à une Dame de sa connoissance. Il rapporta en Italie l'habillement qu'il avoit apporté en France, apres y avoir fait un an de sejour. Et toutefois je m'asseure qu'il n'y a point de stance de Torquato Tasso, qui ne vaille autant pour le moins que le Sonnet qui lui valut une Abbaye. (Balz., Diss. chr. et mor. II, 460). Cf. Baillet, I. 297 et Anti-Baillet, I, 214).

(3) Les vers de d'Aubigné sont postérieurs, ou du moins ils ne parurent qu'après la mort du poète.

chevaleresque à la famille des Joyeuse, il avait à jamais purifié ses millions de l'odeur des alcôves où ils avaient été amassés; le salaire du courtisan était perdu, il ne lui restait plus que les conquêtes du politique.

Et les actions humaines sont si viles que le raisonnement n'eût pas été trop mauvais, la politique même intéressée et personnelle étant encore, par rapport à certains trafics, un emploi supérieur du talent.

Mais Desportes ne semble pas avoir eu à calmer les susceptibilités trop vives des consciences. Un moment, la haine politique, comme il arrive souvent, avait donné à quelques adversaires des délicatesses subites. Dans le monde huguenot, dans le parti bourgeois lui-même, on découvrit que le « poète de l'Amirauté » était athéiste et ses œuvres immorales (1).

L'orage passé et la paix revenue, tout était si bien oublié que nous voyons les satiriques de la Ménippée et leur victime en relations intimes. L'abbé fait des vers funèbres sur la tombe de l'un d'eux (2), et un autre en fera sur la sienne. Il n'y a plus que les «< frénétiques »> qui se souviennent de ces misères passées.

Il faut dire que jamais abbé n'usa plus chrétiennement d'une fortune plus immorale. Ses amis nous disent qu'on l'enviait, qu'on ne le jalousait pas. C'est qu'il avait pour désarmer la rancune des déshérités un secret qui ne devrait plus en être un, tant on en a répété et commenté la formule. C'était un bon riche.

Soit qu'il eût gardé vivace le souvenir des quelques jours

(1) V. Sat. Men. éd. Lab. p. 9, Comp. la Description de l'ile des Hermaphrodites, imprimée plus tard à la suite du journal de l'Estoile. (La Haye, 1744, IV, p. 51 et 53). Le passage suivant se rapporte évidemment à l'abbé Les ministres ordinaires du temple seront chantres, baladins, comė liens, farceurs, et autres de semblable étoffe. Les Prédicateurs seront choisis entre les poètes les plus lascifs. Comment ne pas y voir une allusion quand nous savons que Henri III faisait haranguer ses confrères » les Hieronymites par l'abbé de Tiron, son favori poète? (Journ. de l'Estoile, 31 octobre 1585).

(2) Voir l'épitaphe de Passerat dans l'édition de 1606, 465. Rapin un peu plus tard fera le tombeau de Desportes et l'adressera à Gillot!

d'angoisse par lesquels il avait passé tout jeune avant de faire la bienheureuse rencontre de l'évêque du Puy (1), soit que la nature eût donné à son cœur cette intelligence des maux d'autrui qui fait la compassion, il n'attendait pas les occasions d'obliger, il les cherchait ou même les faisait naitre (2), étant de ceux qui éprouvent un besoin instinctif de faire du bien autour d'eux.

Et souvent encore la charité fait des réserves égoïstes, elle veut bien aider et secourir, mais jusqu'au jour seulement où les secourus deviennent des rivaux.

Celle de Desportes, nous le verrons par des faits, n'avait point de ces retours et de ces défaillances. Il poussait Sainte Marthe (3), Vauquelin à la poésie, du Perron (4) à la politique, sans craindre de se créer des égaux ou des successeurs.

Et ses services ne se bornaient pas au prêt d'un livre, à l'offre d'un dîner, à l'avance d'une somme d'argent. Sa 'protection valait plus et mieux. Sollicitations, démarches, rien ne lui coûtait pour les affaires de ses amis qu'il faisait siennes.

On sait comment de Thou lui dut son mortier de président et Sainte Beuve n'a pas manqué de rapporter d'après les mémoires de l'historien cette anecdote caractéristique (5):

Le vieux de Thou voulait pourvoir son neveu de sa survivance. Mais le neveu répugnait à toutes les démarches qu'il fallait faire. Un jour Choesne en parle à Desportes, au moment où celui-ci partait chez Joyeuse. En revenant la succession était réglée. Le nouveau président confus se précipite chez son bienfaiteur. C'est moi, lui répond-on simplement, que vous avez obligé; on se fait honneur quand on rend service à un homme de mérite, et il se trouve mème dispensé de la peine d'aller remercier le tout puissant favori du roi.

(1) Tall., Hist. Desportes (1, 92).

(2) Vita ad bene de cunctis merendum instituta (de Thou, CXXXVI 1247 A.).

(3)

Non tamen ista tuo sub nomine pauca verebar
Edere, teque meis ornandum includere chartis.
(Ste. M. Sylv. I, 146).

(4) Vie de l'illustre card. du Perron en tête de ses (Euvres. (V. plus loin). (5) XVI s. en Fr., p. 430.

Voilà un exemple de la complaisance de Desportes, complaisance dont ses amis n'étaient pas seuls à profiter, car il la mettait au service de tous ceux qui l'approchient, surtout de ses confrères en poésie. L'un d'eux nous l'a dit:

Nul tant que luy ne chérit ceux
Qui secondent (non paresseus)
D'une cadence mezurée

Tes Seurs par la brune serée,
Quand Phébus d'un pié bondissant,
Portant le carquois en écharpe,

Les guide au branle de sa harpe

Dessous les flammes du Croissant (1).

Un jour même sa libéralité s'étendit jusqu'à ses moines. Quoiqu'«< ils n'eussent pas d'àmes» il prit pitié de leurs corps et on partagea les biens de Josaphat (2).

Un riche de ce caractère, possédant ainsi à fond l'art de donner, en outre enjoué et spirituel autant que doux et affable, poli à l'égal des plus raffinés, causeur aimable et gai, abbé point bigot (3), homme de cour enfin autant qu'homme de cœur, ne pouvait manquer de compter de nombreux amis.

En effet, ses maisons de Bonport, mais surtout de Vanves étaient des lieux de rendez-vous pour les Parisiens et les provinciaux. La table y était somptueuse (4), la Bibliothèque riche et largement

1) Cl. Garn. Extr. des Poezies à la suite de l'Am. victor, 229 r°. (2) Bona ejusdem monasterii anno 1594 inter se et monachos divisit, (Gall. christ, eccl. Carnot VIII. 1285). Comp. Gall. christ VII. 897.

(3) M. de Tiron disoit qu'il n'appréhendoit rien tant que de se trouver en la compagnie des nouveaux convertis, car ils ne parlent jamais que de Purgatoire et de prières de Saints (Perronna, 168). Comp.: « Il est papiste mais non bigot ». (Scaligerana, des Portes).

(4) Ouvrant ta splendeur et ta table à tes amis (Rap. p. 52), Nullus eum vel hospitalis mensæ liberalibus epulis, vel instaurandæ bibliothecæ sumptu, vel omni denique civilis vitæ splendore superavit. (Sainte-Marthe. El. 1. v p. 148).

ouverte (1). Tout ce que la France comptait alors de distingué passa chez ce grand seigneur de lettres, et fut en relations avec lui.

En 1605, il est vrai, beaucoup des anciens commensaux, des amis d'autrefois Daurat, de la Guesle, Grojan, Baïf, d'autres encore n'étaient plus. Mais dans une semblable maison ils n'avaient pas tardé à être remplacés.

Régnier et Robert Estienne peuvent à peine être comptés comme des étrangers, ils étaient là chez eux, l'un neveu du maître, l'autre son pupille, élevé à ses frais, n'ayant eu longtemps d'autre domicile que celui de l'abbé (2).

Après eux venaient les intimes et ils étaient nombreux. Nous avons déjà nommé de Thou; Ste Marthe n'était guère moins attaché à Desportes. Depuis le jour où il avait mis ses premiers essais sous son patronage, il avait pris l'habitude de faire de lui, qu'il fût près ou loin, le confident de toutes ses pensées, l'ami auquel on raconte jusqu'à ses ennuis domestiques, ses chagrins de famille (3).

Du Perron lui devait tout; non seulement il l'avait fait cardinal, mais peut-être catholique. En tous cas, si l'histoire contée par Tallemant est vraie, il l'avait tiré d'un fort mauvais pas, en désintéressant une famille dont le futur prélat avait assassiné un membre (4).

(1) On comptait déjà de belles bibliothèques à Paris, en dehors de celle du roi, celles de Harlay, Passerat, Petau, de Mesme, Fauchet, du Puy, Lefevre de Roissy, etc. Celle de Desportes était néanmoins parmi les plus importantes. Peiresc en 1627 y faisait chercher un livre rare. (Let. à Dupuy, 1, 419).

(2) C'est ce Robert Estienne qui est l'auteur des vers insérés dans l'éd. Michiels p. 525 et 526. Par une inadvertance étrange l'éditeur le confond avec l'auteur du Thesaurus, mort près de 50 ans auparavant, c'est la note elle-même qui le rappelle. Voir sur ce Rob. Estienne : La Croix du Maine, II, p. 385. (Paris 1772). Il est l'auteur d'nn certain nombre de petites pièces de vers grecs, latins et français sur Belleau, de Thou, Birague, Ronsard, du Puy, Henri IV. Il imprima de 1606 à 1639. On a de lui un recueil intitulé: Les larmes de Saint-Pierre et autres vers. Paris 1606.

(3)

Nec minus interea me bella domestica vexant
Anxiaque innumeræ consumunt pectora lites,
Quas socer incautus peperit, frigente senecta,
Intempestivum Veneris dum concipit ignem

Infelix, miseras que novercam inducit in ædes. (Sylv. I, 143).

(4) Tall., Hist. I, 103 : En un cabaret il (du Perron) prit querelle avec un homme, et quelque temps après, ayant rencontré ce mesme homme, il se

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