Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE IV

LA RUPTURE

Pendant quelque temps les relations avec Desportes paraissent avoir été cordiales. Malherbe, qui estimait le neveu, tolérait l'oncle, lui sachant gré sans doute de « savoir rimer une si bonne table, comme dit Régnier.

[ocr errors]

Mais l'homme aux légendaires boutades ne devait pas pouvoir garder longtemps cette réserve déférente. On connait sa brusquerie. Ses sèches répliques sont aussi célèbres que ses grandes odes. De fait elles lui coûtaient moins de peine. D'un mot il savait offenser, et ce mot lui venait rapide, spontané, d'une perfection d'insolence difficile à dépasser.

Sa << liberté », comme il l'appelait, lui était chère : il en faisait presque montre. A en croire les anecdotes que Racan nous rapporte, il eût eu peine à s'en cacher. (1) Un jour c'est une conversation qu'il coupe soudain d'une réflexion impolie (2); une autre fois c'est un auteur tout fier de son œuvre qu'il interloque en lui demandant (3) si son travail ferait amender le pain et le vin; c'est l'évêque de Rouen dont il refuse d'entendre le sermon sous prétexte qu'il dormira bien sans cela, etc. etc. Les femmes mêmes n'étaient pas respectées par lui et on se rappelle qu'il alla jusqu'à souffleter la dame de ses pensées, la vicomtesse d'Ochy.

(1) Malh Euv. I. LXXIII et suiv. M. Arnould promet de nous révéler un Malherbe plus bourru encore, d'après les mémoires complets de Racan (2) Ib. LXXVII.

(3) Ib. LXIX.

L'affront qu'il fit à la connétable de Lesdiguières n'était guère moins sanglant, lorsqu'il la montra en public avec cette phrase galante « Voilà ce qu'a fait le vice ». (1)

Alceste (2) n'est qu'un Philinte auprès de ce bourru, heureux de désemparer non seulement les quêteurs de compliments, mais ses interlocuteurs ordinaires par l'irrévérence inattendue de ses saillies.

Je sais bien qu'en présence des puissants, par une de ces contradictions qui sont si nombreuses dans son caractère, il changeait son indépendance de langage en de très sages habitudes. de prudence. Il a condamné un jour les intempérants d'esprit qui aiment mieux perdre une douzaine d'amis qu'un bon mot (3) et déclaré qu'il valait mieux se taire que rien écrire contre ceux qui peuvent proscrire ou pensionner. (4) On a toujours tort de s'attaquer à plus grand que soi, (5) il le savait, le répétait et faisait son profit de la maxime. (6)

Il eût donc malgré tout ménagé Desportes, s'il l'eût cru encore en mesure de nuire. Mais il voyait sans doute, et beaucoup mieux que nous n'avons pu le montrer, comment le vieux poète vivait sur son passé et le peu d'autorité réelle dont il disposait.

Or de ses œuvres il faisait fort peu de cas. Nous verrons assez par la suite ce qu'il pensait de ses vers profanes. Les Psaumes ne lui inspiraient pas plus d'estime.

On avait dû en parler bien souvent à Aix, dans le petit cercle du

(1) Tall. 1. 280.

(2) Comme Alceste il préfère une chanson populaire:

D'où venez-vous, Jeanne,

Jeanne, d'où venez-vous?

à toutes les œuvres de Ronsard. (Ib., I. 288).

(3) Euv. III. 285.

(4) Œuv. III. 266.

(5) Ib. III. 377.

(6) On peut voir dans quels termes il écrit à Henri III et à Sully, quand · il pense en tirer quelque chose. Aussi j'ai peine à croire qu'il ait traité si sévèrement les vers du Grand-Prieur. L'abbé Papon (Hist. gen. de Prov. IV, 256) raconte déjà l'anedocte d'une façon un peu différente de Tallemant. (Hist. 1, 271) et sa version me parait plus acceptable. Encore prête-t-on aux riches.

Président, et nul doute que la traduction de Desportes n'y ait été fort mal accueillie. Elle n'était nullement dans le goût des paraphrases majestueuses qu'aimait Malherbe; de son côté du Vair, qui avait si bien senti et par endroits si bien rendu dans ses Méditations. sur David la poésie du texte sacré, devait aussi trouver les vers de l'abbé bien plats, mème près de ceux de Gallaup-Chasteuil.

Il y a plus. La personne même de l'ancien ligueur, chantre dest mignons du feu roi, ne pouvait pas être en grande vénération chez le magistrat rigide, serviteur dévoué d'Henri IV. N'est-ce pas à cel riche propriétaire d'abbayes, chanoine qui avait failli ètre évêque que font allusion ces mots sévères pour l'Eglise d'alors:

«Elle qui devroit estre l'exemple de la piété, l'exemplaire des bonnes mœurs, le lien de tous les autres ordres, l'on l'a deshonorée et diffamée tant qu'on a pu, rendant les plus grandes charges et prélatures la récompense des plus viles, voire sales ministères de la Cour? »> (4)

Dans ces conditions, n'ayant pour l'oeuvre que fort peu d'estime, pour l'homme moins de respect que d'envie, il était probable que Malherbe ne garderait pas grands ménagements.

En effet, un jour qu'il était allé diner avec Régnier chez Desportes, ils trouvèrent qu'on avait déjà servi les potages. «M. Desportes reçut M. de Malherbe avec une grande civilité, dit Racan, et, offrant de lui donner un exemplaire de ses Psaumes, qu'il avoit nouvellement faits, il se mit en devoir de monter en sa chambre pour l'aller quérir. M. de Malherbe lui dit qu'il les avoit déjà vus (2), que cela ne valoit pas qu'il prit la peine de remonter et que stage valoit mieux que ses psaumes.

Il n

aussito

bas de diner avec M. Desportes, sans se dire mot, et furent sortis de table, ils se séparèrent et ne se sont

jamais vus depuis (3). »

(1) Trait. de la Const., p. 363.

(2) Cela prouve que les Psaumes étaient connus de Malherbe et que son idée était faite, comme nous le disions à la page précédente.

(3) Racan, dans Mall. Eur. I, LXIX. Tallemant, Ménage ont ensuite rapporté cette histoire, Guéret l'a mise en scène, la IX satire de Regnier, qui s'y rapporte, l'a fait universellement connaître.

BRUNOT

6

Le jour où Vanves vit cette scène marque une date dans l'histoire littéraire. Ce n'était pas, en réalité, deux hommes qui se brouillaient, c'était la nouvelle poésie qui rompait avec l'ancienne. La tradition se trouvait brisée encore une fois. L'ère moderne allait commencer. Malherbe fondait son école; Corneille naissait.

C'est entre 1605 et 1606 qu'il faut placer cet incident gros de conséquences.

En effet, avant le mois d'août 1605, Malherbe n'est pas à Paris. Il entre à la cour en septembre et, à ce moment, il n'a pas rompu avec Desportes, sans quoi il ne serait pas patronné par un de ses plus intimes amis: Vauquelin des Yveteaux (1). La querelle est donc postérieure à septembre 1605.

D'autre part, Desportes meurt en octobre 1606. Elle est donc antérieure à cette époque. Rien de plus facile à fixer que ces deux dates extrêmes.

Si on veut abandonner les certitudes pour les vraisemblances, il est possible de préciser plus encore et d'établir à peu près que l'affaire est de la fin de 1605 ou du commencement de 1606.

Il est à supposer, en effet, que pour aller ainsi dìner, sans y être attendu, chez Desportes, même sous la conduite de Régnier, Malherbe devait déjà connaître l'abbé de Tiron, sa table, quelque hospitalière qu'elle fût, ne s'ouvrant pas à tout venant.

uelques

l'hôte,

rts qui

Mais il ne fallait point pour cela un long stage rencontres, d'après ce que nous savons du caract étaient plus que suffisantes. A la fin de 1605 les allaient cesser si brusquement avaient pu être établis, Malherbe étant sur place depuis trois mois et plus.

D'autre part, à ce moment, Desportes pouvait encore parler de psaumes nouvellement faits » et en offrir des exemplaires. Il en est,

(1) Mal. Let. à Rac. 10 sept. 1625. Des Yveteaux prit parti pour Desportes. Tallemant le dit formellement I. 275).

nous le savons, qui portent cette date, au moins pour une partie du volume. Ce sont ceux qui ont été imprimés à Rouen par Raphaël du Petit-Val, auquel le libraire avait joint les Prières et les Poésies chrétiennes. L'édition était la plus complète qui eût paru, il était donc naturel que l'auteur la voulût faire voir. Au contraire, il n'y a pas de réimpression datée de 1606 (1).

Un second argument confirme le premier. Desportes, nous dit Tallemant, critiqua tout ce que fit Malherbe (2). Mais, entre son arrivée à la cour et la mort de Desportes, Malherbe n'a presque rien publié. Son ode sur le voyage de Sedan et celle sur l'attentat de 1605 n'étaient pas encore terminées en octobre 1606 (3).

Il ne reste donc, pour la période qui nous occupe, que deux pièces, peut-être trois, dans l'examen desquelles Desportes et ses amis ont pu chercher une vengeance, c'est la Prière pour le Roi allant en Limousin et les Vers aux Dames pour le carrousel du 10 février.

La Prière a été présentée en novembre 1605 (4). Le carrousel est du 10 février 1606 (5).

(1) Les « Psaumes » complets avaient paru simultanément à Paris et à Rouen en 1603 et en 1604, sous ces titres : Les CL Psaumes de David mis en vers françois par Ph. des Portes, abbé de Tiron, avec quelques Cantiques de la Bible, Hymnes et autres Euvres et Prières chrétiennes. Le tout revu et augmenté par le mesme autheur. (V. Mam. Patisson. MDCHI, in-12).

Les CL Psaumes de David, mis en vers françois..., Rouen, Imp. de Raph. du Petit-Val, 1603, in-12° de 361 pages, plus 8 f de table et 2 f préliminaires, titre gravé par Gaultier: A la suite, Prières et méditations chrestiennes par le mesme, 1604, in 12° de 32 p.

C'est la tte édition qu'on rencontre des exemplaires où les Prières et méditatious forment 60 pages ainsi que les Poésies chrétiennes. Elles portent la date de 1605 (Brunet).

(2) Hist. I, 275.

(3) Il écrit, en effet, à Peiresc: Vous verrez bientôt près de quatre cents vers que j'ai faits sur le Roi, j'y suis fort embesognė (Malh. III, p. 12). Le 9 nov. Je vous renverrai peut-être les vers (Ib. p. 14). Le 17 déc. Mes vers sont faits, mais ils ne sont pas encore présentės (Ib. p. 17).

[ocr errors]

(4) Le roi était à Fontainebleau le 8, (V. Rec. des lettres miss. de H. IV. Berger de Xivrey VI, 561) et à Paris le 20. (Ib. lettre suivante).

(5) V. Malh. Euv., 1, 96.

« PreviousContinue »