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Je vy lors un grand Roc, qui s'eslevoit aux cieux,
Assis au plus profond du règne de Neptune,
Et dessus le plus haut paroissoit la Fortune
Qui deffendoit l'abort de ce port précieux.

Je vy mille vaisseaux sous une mesme estoille,
Pour aborder ce Roc voguer à plaine voille
Sans craindre les dangers du difficile abort.

Mais les choses de prix ne sont pas bien aisées
Je vy dedans les flots mille barques brisées

Et un vaisseau tout seul parvenir à Bon Port (1).

Qu'on ne tienne point compte de la faiblesse du morceau; la vision qu'il contient est juste et la figure expressive. C'est bien là ce que dira Balzac plus tard (2). La fortune de Desportes apparaît comme un mirage; ce qu'on veut imiter en lui c'est elle. Là est la vraie raison pour laquelle il n'a pas d'école : c'est que sa poétique se résume comme la politique d'un autre temps, dans ce mot : «< Enrichissez-vous (3). »

D'après ce qui précède on pourrait dès lors juger que Desportes n'avait pas l'avenir. A bien dire il n'avait déjà plus le présent.

Il est vrai que nous l'avons vu jusqu'au dernier moment recevoir des hommages, mais d'abord il ne faudrait pas prendre la date où ils ont paru pour celle où ils ont été adressés. Et puis on s'incline souvent devant un grand maître sans que ce grand maître représente précisément les goûts du temps, on respecte en lui ce qu'il a été plutôt que ce qu'il est, on le salue, on ne le suivrait pas.

(1) Rec. des prem. Euv. de Nic. le Digne sieur de l'Espine Fontenay (rass. par A. de la Forest), 1600, p. 87.

(2) L'exemple de Desportes... a causé bien du mal à la nation des poètes, bien fait faire des sonnets et des Elégies à faux, bien fait perdre des rimes et des mesures (II, 400).

(3) Cela est si vrai que Régnier ne trouve pas de meilleur argument pour la défendre et Rapin est du même avis. Desportes est un des seuls

De qui le destin n'aist ressenti l'aspreté

De l'insolente pauvreté,

Qui montre combien son Génie avoit de plus

Que les poëtes fols et nuds... (Regr. sur la mort de D.,P. fr. 54).

C'était, j'imagine, un peu le cas de Desportes. La tentative qu'il avait faite pour rajeunir sa gloire en publiant les Psaumes, ne lui avait qu'à moitié réussi, nous l'avons vu, il vivait donc sur le succès d'œuvres célèbres encore, sans doute, mais vieillies, dans cette France où la mode change si vite (1).

Je n'oserais pas dire le mot si un contemporain ne l'avait `osé : on le considérait déjà comme une « relique » du passé (2).

(1) Vauquelin, lui, sentait bien qu'il était dans le même cas. V. ŒŒuv., I, 243:

Tu te trompes Garnier, mes vers ne sont plus tels

Qu'un jour ils puissent estre en la France immortels... etc.

(2) Favory d'Apollon, relique de Parnasse.....

Encore de nos jours la France a ce bon heur
D'avoir en toy le lustre et la gloire des Muses,

Et de voir que la Parque en ses meurtrieres ruses

Nose attaquer tes ans couverts de ton honneur. Nerveze, Ess. poet. (p.64).

CHAPITRE II

ARRIVÉE DE MALHERBE A PARIS

Ce fut, on le sait, en 1605, que Malherbe arriva à Paris. Quoiqu'il fût âgé déjà, son bagage poétique était encore fort léger, il ne formait ni une œuvre ni même le commencement d'une œuvre, comme il est facile de s'en rendre compte, quelque obscurité qui plane encore sur la chronologie rigoureuse de quelques-unes de ses pièces. (1).

En additionnant bien, en effet, Malherbe avait alors produit quinze pièces complètes (2) dont la moitié à peine était imprimée. Admettons cependant que quelques-unes des autres colportées

(1) Nous avons conservé des pièces sans date, mais en admettant qu'une ou deux soient antérieures à 1605 elles ont trop peu d'importance pour modifier l'ensemble de notre jugement. Quant aux fragments ils étaient inconnus et ne pouvaient nécessairement rien ajouter à la réputation de l'auteur.

(2) Voici les titres et les numéros de ces pièces :

Pièces imprimées. Les larmes de Saint-Pierre (III): Pour Monsieur de Montpensier (V); Victoire de la Constance (VIII); Consolation à Caritée (IX); Dessein de quitter une dame (X); Consolation à du Périer (XI); Ode à la Reine (XII); Pour les pairs de France (XVI).

Pièces non imprimées. Sur le portrait d'Estienne Pasquier (I): Stances (II); Epitaphe de Monsieur d'Is (IV); Prosopopée d'Ostende (XIII). Il faut y joindre la pièce (VI) sur la prise de Marseille qui a certainement été composée à cette époque.

Ajouter l'élégie retrouvée par M. Roy et publiée dans les Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux 1888, la traduction de l'épitaphe de Geneviève Roussel (V. Gasté. La Jeunesse de Malherbe, Caen, 1890, pag. 35 et 37).

sous le manteau ou communiquées par lettres fussent connues aussi non seulement en Provence, mais à Paris et qu'il faille en tenir compte.

C'était peu encore, surtout si l'on considère que, dans ces quinze pièces il n'y en a pas une vraiment bonne.

Quelques-unes sont tout-à-fait insignifiantes comme le quatrain sur le portrait de Pasquier ou l'épitaphe féroce de Monsieur d'Is.

Dans d'autres comme les fameuses Larmes de Saint-Pierre que l'auteur désavouait du reste ou l'élégie de Geneviève qu'il cachait, après avoir rencontré ça et là quelques vers heureux il tombe à chaque pas dans les pires erreurs du mauvais goût. (1)

Le Cartel pour les pairs de France ne vaut guère mieux (sauf peut-être pour le rythme) que les productions ordinaires des médiocres poètes de cour de l'époque.

Or quand on a défalqué les essais dont nous venons de parler, que reste-t-il? D'abord des vers d'amor que Malherbe a écrits pour lui ou pour d'autres. Mais ce n'est pas le genre où il réussissait. Le père Luxure n'était pas un amoureux à la Pétrarque, sachant souffrir et pleurer. Comme les autres, il a eu son Iris en l'air, il l'a même prise l'année où Don Quichotte choisissait une Dulcinée; seulement pour elle il n'eût pas combattu les moulins, c'est luimême qui nous le dit, et maintefois :

Où trouves-tu qu'il faille avoir semé son bien,

Et ne recueillir rien. (2)?

(1) Cependant comme il y a toujours des gens pour admirer, Saint Sixt publia un quatrain élogieux sur cette pauvreté :

Non je ne diray point que de la source feinte

Du profane Helicon ces beaux vers soyent coulez
Ils sont avec les pleurs sainctement distilez

De celuy qui par eux renouvelle sa plainte.

Parn. des pl. exc. poètes fr. 433 b. 1607, (pub, dės 1598.).

On trouve encore là des vers élogieux de I. Chrestien. Les « Larmes du reste étaient à la mode, on a fait celles de la Vierge, de la Madeleine, etc. Une des critiques les plus récentes de l'œuvre de Malherbe est celle de M. Fr. Wey, Rèv, du lang. 482.

(2) Euv. 1, 29.

« Quand je me suis adressé à une femme ...l'espérance seule m'a appelé ; quand elle m'a failli on n'a point été en peine de me dire deux fois que je me sois retiré :

Quand je verrois Hélène au monde revenue
Pleine autant que jamais de charmes et d'appas,
N'en étant point aimé, je ne l'aimerois pas (1).

Pour cet hommes très positif la passion consiste à échanger autre chose que des serments. Aussi son amour n'a-t-il rien de la grâce alanguie que lui donnaient les poètes de la Pléïade, il est vulgaire et plat; s'il demande, sa prière ressemble à une sommation. Les Pénélopes

Dont l'ouvrage du soir au matin se défait,

reçoivent vite une mise en demeure faite de dilemmes rigoureux :

S'il ne vous en souvient vous manquez de memoire,

Et s'il vous en souvient vous n'avez point de foi (2).

La « victoire de sa constance » ne l'inspire pas mieux, on y sent l'assouvissement du désir, nullement le ravissement de l'extase:

Non, non, elle a bien fait de m'être favorable,
Voyant mon feu si grand, et ma foi si durable,
Et j'ai bien fait aussi d'asservir ma raison

En si belle prison (3).

Le style dans lequel est exposé ce petit calcul est, on le voit, aussi lourd que la morale en est légère et il y a des strophes plus mauvaises encore. Qu'on se rappelle celles-ci :

J'honore tant la palme acquise en cette guerre,
Que si victorieux des deux bouts de la terre
J'avois mille lauriers de ma gloire témoins,
Je les priserois moins.

Au repos où je suis tout ce qui me travaille,
C'est la doute que j'ai qu'un malheur ne m'assaille
Qui me sépare d'elle et me fasse lâcher

Un bien que j'ai si cher.

(1) IV, 32. V. toute cette lettre à Racan.
(2) Dessein de quitter une dame, I. 36,
(3) I, 30.

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