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Un de ces composés a survécu : c'est aigre-doux, créé par Baïf.
Mais les autres se sont éteints, laissant une place vide, un doux-
cruel amour se dit : un amour à la fois doux et cruel. (1)
Maynard tenait fort à un tour tout analogue :

« Quelques lâches prudents qui tremblent dans le port. »
« Des eloquens fardez que nostre siecle admire. » (2)

Il était, suivant sa propre expression, « ravy de faire un substantif d'un adjectif, » et a fait pour ces « heureux cachés, raisonnables violents, vaillants héroïques », toute une série de plaidoyers.» (3)

3° Chevre-corne était la recomposition française du latin capricornus, signe du Zodiaque, qu'on appelait souvent aussi chevreul. Le mot était du même type que les chevre-teste, serpen-pieds chers à la Pléiade.

Malherbe le souligne, préférant sans doute la forme latine, (4) en effet beaucoup plus usuelle. (5)

Quelques-uns de ces noms ont seuls survécu comme chèvrefeuille, chèvre-pieds. Le procédé toutefois a été repris de nos jours, mais avec cette différence que dans mandat-poste, timbre-quittance, le déterminant occupe la seconde place. Nos nouveaux composés ressemblent donc plutôt à corne-bouc et quelques autres qu'on trouve déjà au XVIe siècle. (6)

4. Beaucoup d'adjectifs avaient été composés d'un participe avec son régime direct ou indirect: nuit-volant (volant de nuit), feuvomissant, tout-paissant.

(1) Douce-amère est devenu substantif.

(2) Œuv. III, 4, 191.

(3) Lettres CCXLI, CCXIV, p. 726 et 639.

(4) Am. d'H. Cours de l'an. f° 89, ro.

(5) Le dict. de La Noue donne Capricorne. Esprit Aubert dans les Marg. poět. p 195, ne connaît pas d'autre forme. Au contraire Cherre corne est dans Baif (Po. 21).

(6) V. Darmest. Mots nour. 161.

Quelques-uns pouvaient être nécessaires, particulièrement à la langue philosophique et Descartes n'a pas hésité à définir Dieu la substance infinie... toute connaissante, toute puissante. (Méd. III. 15, L.).

Mais ce dernier adjectif seul a survécu dans la langue moderne, sauvé par la langue de l'Eglise, qui n'eût pu sans lui traduire l'omnipotentem du Credo; encore n'y sent-on plus la composition, puisque pouvant n'a pas remplacé puissant (du lat. scol. possentem).

Quant à large-voyant et aux autres, ils étaient plus grecs que français. Je ne trouve dans Desportes que tout-voyant. Malherbe a achevé l'épuration, en barrant même celui-là. (1)

5o Reste la question des composés adjectifs formés de l'impératif. Malherbe ne la soulève pas. Il a souligné porte-laine dans ce vers: Fuit au devant du loup le mouton porte-laine. (2)

mais parce qu'il trouve le mot inutile; c'est une « bourre », c'est à dire du remplissage. Il n'aime pas les épithètes oiseuses, comme nous l'avons vu, fussent-elles « de nature », et celle-ci est du nombre, mais il ne dit rien du composé lui-même. Il est à présumer que ces inventions ne lui plaisent guère, il a seulement oublié de l'affirmer. (3)

Au contraire, je trouve chez Deimier une protestation très vive contre chasse-nuit, guide-bal, porte-fleurs... et « plusieurs autres qui suivant la mode Grecque ont esté introduicts de Ronsard et de ce Poëte (du Bartas), mais il faut laisser aux Grecs une telle façon de langage, bien qu'ils en fassent gloire: car elle n'est aucunement propre à nostre langue française, par ce que ces mots ont trop de fard et d'artifice. » Et Deimer ajoute qu'ils n'ont jamais été pratiqués par les excellents prédicateurs, ni par les plus célèbres avocats, ni par les courtisans accompagnés de l'amour des bonnes lettres (4). A

(1) Angel, f 248, r.

(2) Im. de l'Ar. Rol. fur. IV, 398.

(3) Balzac nous l'a dit pour lui. Un des ridicules de son « barbon >> est de croire que l'enthousiasme de la poésie française a cessé depuis qu'on ne dit plus la terre porte moisson, le ciel porte flambeaux, etc. (II, 702) (4) Acad. 432.

ma connaissance c'est la première opposition, je ne dis pas la première restriction, faite aux théories de du Bellay, encore soutenues par H. Estienne. (1)

Composés par particules

Contre-répondre, est suivant Malherbe, un mot inutile; dans

ce vers:

La mort contre respond: J'en ay fait mon devoir. (2) Desportes «< devoit user du simple. » L'opposition en effet est suffisamment marquée par le sens du verbe et le critique a raison contre l'auteur. Il aurait tort s'il eût voulu empêcher la langue d'user de mots analogues, mais aucune observation n'autorise à le penser. (3)

Il en est de même d'un certain nombre de composés que Malherbe reproche à Desportes d'avoir employés simplement pour remplir son vers. (V. au chapitre du sens des mots).

Je trouve souligné dans deux vers de Rod. (f° 234 r) le joli verbe empourprer.

Car Roger sans repos le poursuit furieux,

Empourprant de son sang la terre en mille lieux.

De tous ceux qu'avait créé le XVI° siècle : enfanger, enlierrer, ensépulturer, emparfumer, enastrer, enfleurir, empoudrer, etc., il était un des plus heureux.

Nicot et Monet s'empressèrent de l'enregistrer, mais ceux qui le sauvèrent furent sans doute Godeau et Chapelain qui l'ont employé tous deux. (4) Racine le reprit (5) et désormais il fut considéré comme faisant partie du vocabulaire poétique.

(1) Préc. 167.

2) Epit. Reg. s. la mort de D. IV, 470.

(3) Malherbe emploie lui-même contredire, contrefaire, etc, (4) V. Furetière.

(5) Poés. Div. t. IV, 40. V. ma thèse latine.

CHAPITRE VII

DE L'EMPRUNT

De l'emprunt au latin.

Desportes écorche peu le latin, même dans ses premières poésies, c'est à peine s'il « l'égratigne ». (1) Il imite Ovide, Virgile, Catulle, Properce, Tibulle, leur prend ça et là une idée, une image, une expression:

Elle donc, mere et femme à deux si grands guerriers.....

La mere des Amours de sa douleur touchée
Sechoit ses larges pleurs. (2)

Mais il ne ressemble sous ce rapport ni à du Bartas, ni même à Ronsard, il ne pille pas les trésors anciens, il y puise, comme feront les classiques pendant si longtemps. Malherbe latinise autant que lui, plus même (3); et Ménage comme Chevreau, qui connaissaient à fond leur antiquité, ont marqué une foule de ses vers de ces notes imité de Stace, pensée de Tibulle, pris à Properce. J'en relève jusqu'à dix, et toutes justifiées, dans une seule ode.

:

Néanmoins Malherbe a noté dans les œuvres de Desportes quelques latinismes, comme cette expression de « larges pleurs » que nous avons citée plus haut, qui est « bonne en latin, en français non. » D'autres mots ont été l'objet de semblables observations:

(1) H. Estienne, Conf. 43. L'auteur est des plus ardents à poursuivre les latinismes. V. Conform. Préf.

(2) Epit. de la Mar. de Brissac, f 323 v*(souligné dans l'ex. de Malherbe); El. II, av. 1, blâmé dans le Comm. IV, 389.

(3) On le voit préférer le composé latin interrompre au français entrerompre alors cependant assez usité (V. Am. d'H. él. 3, IV, 309).

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