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comme il le faut gouverner. » (1) « Il faut donc estre retenu extremement d'en vouloir inventer » comme l'a fait Du Barlas. (2) Mais ce n'est pas seulement à ce disciple compromettant que s'en prend Deimier. Il sait bien qui a autorisé, sinon propagé cette erreur et remonte jusqu'à Ronsard, suivant lequel « le langage serait tout bigarré et monstrueux par les diverses façons dont ceux qui escriroient le peindroient à leur fantaisie. » (3) De semblables privilèges n'appartiennent ni aux écrivains, ni à la Cour, « veu que l'on n'a jamais dressé aucun edict ou Previlege qui traicte de cest affaire en aucune sorte et que d'ailleurs suivant le droit une telle chose pourroit estre permise en plusieurs autres parts aussi bien qu'à la Cour. >> (4)

«Il se faut donc tenir en l'usage des vrais mots François ; lesquels on connoit estre tels, quand on voit qu'ils sont ordinairement practiquez par MM. du Parlement, et par les plus qualifiez du peuple, comme aussi des plus estimez Poëtes de ce Siecle et des Courtisans que l'on connoit estre accompagnez de l'amour des bonnes lettres. » (5)

C'est la doctrine même de Malherbe. Voyons maintenant comment il s'en sert. Nous n'avons plus pour cela qu'à examiner les applications qu'il en fait.

Les chapitres qui précèdent ont nettement déterminé le plan à suivre dans cette partie de notre étude. Malherbe a créé un bon usage. Nous allons d'abord rechercher les mots qu'il en exclut.

En second lieu, il a arrêté le développement du lexique poétique : nous n'avons, pour suivre son travail, qu'à nous souvenir des moyens qu'enseignait Ronsard pour l'enrichir. Nous les verrons condamner l'un après l'autre.

(1) Deim. Acad. p. 369.

(2) Ib. 433.

(3) Acad. p. 369.

(4) Ib. p. 433.

(5) Ib. p. 432.

CHAPITRE III

DES MOTS SALES ET BAS

Racan nous a rapporté différents traits qui montrent quelle était la liberté de langage du père Luxure. (1) Il se vantait, nous le savons, dans sa conversation ordinaire, des bonnes fortunes qu'il avait eues et aussi des mauvaises à la suite desquelles il avait fait à Nantes un voyage assez analogue à celui que fit Régnier à Rouen. (2) Ses lettres sont parfois d'une extrême grossièreté et renferment toute sorte d'obscénités. (3)

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Mais il fréquentait à l'Hôtel et il y avait appris, s'il ne l'avait même enseigné, que la décence du langage doit couvrir le libertinage de la pensée. Le son hardi des rimes cyniques l'effraie; il veut la muse, sinon chaste, au moins prude.

A cet égard Desportes était déjà fait pour les délicats. Il est souvent lascif, presque jamais inconvenant, (4) Vaugelas dit qu'il a le premier répandu le mot pudeur, (5) il ne s'est pas contenté de baptiser cette vertu, il l'a respectée et le plus souvent pratiquée. Henri Estienne l'en félicitait déjà et l'éloge est mérité. (6)

Mais Malherbe est plus difficile. Précieux déjà un peu tartufe,

(1) « La qualité qu'il avoit de père Luxure lui attribuait juridiction sur toutes ces affaires » (Rac. Let. Œuv. I, 343.)

(2) Id. dans Malh. LXXVIII.

(3) V. Euv., III, 34, 108, et ailleurs.

(4) Voir la Mascarade des chasseurs, morceau de haute grivoiserie savamment voilée.

(5) Rem. II, 320. Ce mot se répand vite. Pudique et pudent étaient déjà usuels.

(6) Voir par ex. Div. Am. son. 10, (11 dans l'éd. moderne) et Malh. IV, 424.

avant Arthénice, avant Balzac, (1) il veut qu'on lui cache la vue de certaines choses qu'il ne saurait souffrir, (2) qu'on ne lui permette pas même d'y penser par une maladresse de style quelconque ou une rencontre fortuite de sons, car son imagination dévergondée s'y porte aussitôt. Exemple:

O vent! qui fais mouvoir ceste divine plante,.

Te jouant, amoureux, parmy ses blanches fleurs.

« Sale, s'écrie-t-il, chacun sait assez ce que je veux dire. » (3) Il faut, quoiqu'il en pense, réfléchir un instant pour trouver cette «‹ saleté » et il en est ainsi dans la plupart des cas.

On pense involontairement à la Précieuse ridicule du Rôle de la présentation aux grands jours de l'Eloquence demandant qu'on substituât partout penser à conception (4) ou au père Bouhours condamnant la Bible qui a osé écrire : Abraham genuit Isaac.

Le grand Arnaud a jugé ce système d'un mot Les personnes sages et modestes ne font pas de ces sortes de réflexion.

A côté de ces mots prétendus obscènes, Malherbe en trouve de << malpropres » et ses susceptibilités en ce genre ne sont pas moins grandes « Je ne dirois jamais être sans pouls à cause de l'équivoque de ce nom de vermine. » (5)

:

Puis en général toutes les expressions médicales lui répugnent. D'abord barbier est un mot sale. (6)

(1) Euv. II, 592. Diss. crit. XII. Voir ce qu'il dit de sa misère nue. (2) Desportes eût bien voulu qu'il lui fût un peu permis de mettre la main sur le sein de sa maîtresse : Il y eût puni l'amour de ses peines cruelles. « Drôlerie » dit Malherbe. (D. II, 28, IV, 279.)

(3) Am. H. 48, IV, 313. Comp. Epit. du jeune Maugiron, IV, 467. (4) Comparez Malh. avec observations de Ménage III, 176. Voyez aussi une très belle observation de Vaugelas, N. Rem. II, 409.

(5) Berg. et Masc. dial. 2, IV, 457. Le mot est en outre rayé dans l'exemplaire original au sonnet 13 de D. I, au sonnet 50 de D. II. On trouve cependant dans le Tite Live: tåter le pouls aux villes (I, 423). Maynard a employé le mot (III, 82 et 216). Mais l'expression n'en a pas moins disparu.

(6) Cleon. 31, IV, 336.

Aujourd'hui il nous étonne un peu dans le sens de chirurgien parce que la chirurgie et la médecine se sont réconciliées, tandis que la médecine et la «barberie » divorçaient, et que rares sont aujourd'hui les hôpitaux où les programmes de l'internal comportent encore comme à Lyon l'habileté à manier le rasoir.

Mais au XVIe siècle il en allait tout autrement. L'opération, trop fréquente, de la saignée, était confiée aux barbiers. Ambroise Paré n'était que cela et ni lui ni ses émules n'avaient renoncé à la barbarie, comme disaient par dérision leurs adversaires.

Malherbe le sait bien, lui qui dit : « Il est arrivé qu'un qui étoit allé pour tuer un tyran, lui a percé une apostume, où les barbiers n'avoient osé mettre la main. » (1)

Il y avait au reste chose jugée, sinon par l'Académie, au moins par le Parlement, puisque l'ordonnance du 5 février 1596 (proclamée en 1600) mettant fin à de longues contestations, décidait définitivement que « les barbiers pouvoient s'entremettre, si bon leur sembloit, de curer et guérir clouds, bosses et playes ouvertes. » (2) Le bobo de Cléonice, peu grave, (3) avait été opéré par un barbier. Mais Malherbe eût préféré néanmoins à ce nom juste et vilain quelque synonyme euphémique, comme le grand seigneur dont parle Estienne, qui se réjouissait d'apprendre que les chirurgiens et les médecins allaient désormais s'appeler Athéniens et Lacédémoniens: (4)

Tous les autres termes relatifs aux choses du corps paraissent également indignes à Malherbe d'entrer dans la haute poésie. Il n'admet pas qu'un « ventre crie », (5) ni qu'un amant puisse prendre « le rhume », (6) qu'il appelle sa plaie « un ulcère », (7)

(1) (Euv. II, 33.

(2) Voir dans Pasquier 1, 963 et 972, l'histoire curieuse de ce différend. 43) « Je vay plaignant un coup peu dangereux ». Cleon. 21. f 126 v°.

(4) Conform. p. 28.

(5) Im. Ar. Rod. IV, 407.

6) Div. Am. contre une nuit trop claire, IV, 425.

(7) El. 1, 16, IV, 372. Comp. ib. 3, IV, 355. Vaugelas rapporte indirectement que le mot se disait à la cour de son temps. (II, 80).

qu'il se plaigne de ne la pouvoir guérir par des saignées, des herbes, des onguents, (1) des jus et des racines. (2)

Oindre ne lui paraît pas plus recevable, tout ennobli qu'il est par l'emploi qu'en ont fait les écrivains religieux et l'Ecriture. (3)

Enfin il déclare que cadavre « ne vaut du tout rien » (4) Et comme il n'eût jamais voulu du vieux mot charogne, (5) il ne fût donc resté que corps mort pour exprimer cette idée. Que fussent devenues avec cela les belles périodes de Bossuet: « même ce nom

Лешеше
demeure de cadavre ne lui demeurera pas longtemps, etc...? (6)

Mais Malherbe veut spiritualiser la poésie et la détacher de toutes
ces choses «< qui lui offensent le nez par leur senteur. >>
» (7)

Il n'est pas jusqu'à poitrine qui ne lui paraisse bien matériel. Notez qu'il ne tolère ni pis (8) ni estomac. (9) N'importe ! Il n'aime pas poitrine. Chapelain avait conté la chose aux grammairiens de son temps, (10) elle est exacte. Etait-ce pour cette raison, aussi injuste que ridicule, suivant Vaugelas, qu'on disait poitrine de veau? Il ne s'en est pas expliqué, mais le jugement tout au long dans le Commentaire : « Je serois bien aise que l'on n'usât point de ce mot de poitrine, que rarement, (11) il n'est guère bon en vers. » (12) Et il le souligne jusqu'à dix-sept fois dans son exemplaire. (13)

sans motifs

est

(1) Div. Am. 18, IV, 432. Comparez Balzac, II, 251: Les onguents offensent les sens et font bondir le cœur à ceux qui ont l'imagination délicate», et Vaugelas, II, 236.

(2) D. II, de la Jalousie, IV, 283. Ces mots sont rayés dans l'exemplaire original.

(3) Ib.

(4) Im. Ar. Rod. IV, 413.

(5) Je le trouve encore dans de Sponde, un contemporain : L'ame se depart de ceste orde charongne (Parn. du pl. exc. poet. 1607, p. 444)

(6) Or. fun. d'Henriette d'Angleterre. Cadavre est du reste accepté par tout le XVII° siècle sans protestations.

(7) Gourn. Omb. 967.

(8) Il l'a rayé dans l'exemplaire original. D. I, pl. 2, p. 46 (éd. mod.).
(9) Epit. sur la mort de Diane.
(10) Vaug. Rem. I, 133 et suiv.
(11) El. II, Av. prem. IV, 386.

(12) Am. H. ch. 2, IV, 303.

(13) El. I, 16, fo 185 v°; disc. fo° 195 ro; ib. Pyrom., fo 208 vo; D. I, 25, fo 8 ro ; ib. 36, f 10 v°; ib. comp 1, f° 20 v°; ib. I, Contr'amour, f° 37 v°; Am. H. 2, f° 73 v*; Ib. 48, fo 96 vo ; Epit. fo 335 vo ; ib. Quelus, fo 328 r°; Berg. ode, fo 307 vo, etc.

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