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CHAPITRE IV

DES QUALITÉS ESSENTIELLES DU STYLE

La Pureté. La Clarté, La Précision.

Ces points généraux acquis, rien n'est plus facile que de déterminer les qualités auxquelles Malherbe accorde le plus grand prix. Les préceptes qu'on peut extraire de son Commentaire, très nombreux, mais fort peu variés, qu'ils regardent l'expression ou la pensée (1), le style orné ou le style simple, se classent d'eux-mêmes en quelques grands chapitres.

Il est évident que, pour lui, il y a trois vertus essentielles, théologales. Il faut penser et écrire avec pureté, avec clarté, avec précision.

Le droit à la licence était indiscuté au XVIe siècle. C'était un privilège reconnu aux poètes non seulement par les doctrines des anciens, mais par la nature même; étant inspirés d'en haut, ils

(1) Il est inutile de réfuter ici l'opinion de Chasles (art. cité) qui prétend que la forme seule a préoccupé Malherbe et que de la pensée il n'a cure. Nous avons vu déjà le contraire, nous le verrons encore. On trouvera souvent des remarques qui ne se rapportent qu'à la pensée seule, distinguée de l'expression qui lui est donnée (voir D. II, 48, IV, 288; Ib. I, 29, IV, 254; Ib. II, st. 2, IV, 293; Im. Ar. Rod. IV, 411; Berg. et Masc. IV, 452 et particulièrement Cleon, 39, IV, 338). Mais en général, ce qui est vrai, c'est que dans l'idée du réformateur la forme et le fond ne se séparent guère. Les mêmes règles s'appliquent aux deux choses.

BRUNOT

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pouvaient écrire comme ils devaient penser, autrement que les autres verbis imperare, non servire debemus (1).

Ronsard avait bien fait quelques réserves. Il constate, par exemple, qu'un article omis « défigure un vers » et voudrait que «< la licence fût rarement prise >> mais s'il conteste l'abus, il admet l'usage: « Je suis d'advis, dit-il, de permettre quelque licence à nos poëtes françois » (2), et quelques pages plus haut il a avoué la vraie doctrine de l'école : le poète doit être « porté de fureur et d'art » sans toutefois << se soucier beaucoup des reigles de grammaire ».

Y manquer est même quelquefois une beauté, à condition qu'on le fasse discrètement et sobrement, comme Virgile: Impetratum est a consuetudine ut peccare suavitatis causa liceret. C'est ainsi <«< que le bon écuyer se plante à dessein un peu de travers sur un cheval, que le courtisan qui a bonne grâce laisse exprès manquer un fil à son bas de soie ». (3)

Au contraire, dès 1610, Deimier ne veut plus entendre parler de ces prétendues coquetteries ni même des droits supérieurs de la pensée sur le langage. Ce sont des « sottises qui ont fait leur temps (4). »

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Lorsque l'on parle contre ce que la juste grammaire requiert, écrit-il, on ne sçauroit bien parler (5). C'est la coustume aux poëtes licencieux de s'eslargir à tout coup contre l'equité de la grammaire pour eviter la peine et s'armer après d'une excuse sur le subject de la mesure du vers ou de la rime. » (6) Ils « alambiquent » les termes qui alors «< ne sont plus en bon françois et n'y estant pas, les vers et les stances n'y sçauroient estre de bonne sorte » (7). Il n'y a pas à

(1) Cité par Mlle de Gournay (Omb. 626). Comparez : Les grammairiens suivent l'usage de la langue, les poètes sont au-dessus de lui comme les sorciers obéissent aux démons, tandis que les magiciens leur commandent. (lb. 572).

(2) Préf. Franc. III, 26, III, 8.

(3) De Gourn. Omb. 581.

(4) V. Ac. p. 102, 163, 132-146, 179, etc.

(5) Acad. p. 208.

(6) Acad. p. 116.

(7) Ib. 104.

choisir ceux qui disent qu'ils aymeroient mieux loger une mauvaise phrase en un vers que se despartir aucunement du sujet d'une bonne invention » n'ont qu'à <«< se travailler en sorte que les erres de cette invention ne soyent point separees du bien dire ». « De proposer que les conceptions de l'âme doivent avoir une carrière libre, c'est le vray. Mais raison par tout: car il faut pour le devoir que ceste carriere soit bornée et mesurée de quelques reigles et observations. » (2)

Et cette conviction est si forte chez lui qu'il en renie son passé de poète et essaie de pallier ses fautes antérieures :

<«< Dès ma plus tendre jeunesse, ayant déjà en quelque mespris ces licenciemens poetiques, j'en usay fort rarement comme on le peut voir en mes livres des Illustres avantures de la Néreïde ou Victoire navale des Vénitiens et au premier qui se nomme de mes Premières œuvres qui ont esté imprimez à Paris et à Lyon (3) dans lesquels livres sont compris environ trente mille vers, que j'avois tous composés avant que j'eu atteinct l'àge de vingt ans. Mais on ne sçauroit pas voir un traict de licence en tous les vers qui sont aux livres du Printemps des lettres amoureuses et des Amoureuses destinées de Lysimond et de Clitye que j'ay faict imprimer à Paris depuis un an et demi en ça (4). Aussi j'ay toujours detesté l'usage de ces permissions poétiques et n'estoit que du temps que j'estois en Provence, on me disoit que cela se cela se pratiquoit tousjours à la cour, chez ceux qui escrivoyent le mieux, et que cest avis m'estoit comme confirmé par les termes licencieux que je lisais dans les œuvres de Ronsard, et mesmes par les opinions de son abrégé de l'art poëtique, je n'en ai jamais usé; non plus que je ne m'en serviray jamais plus. » (5)

Ce qui avait amené cette révolution, c'étaient les excès de certains disciples de Ronsard du genre de du Monin qui avaient effrayé

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(4) Histoire des amoureuses destinées... Paris 1608, in-12. Le prin temps... Paris, 1608, in-12.

(5) Acad. p. 168

le maître lui-même. « Ils ont, disait-il à Binet, l'esprit plus turbulent que rassis, plus violent qu'aigu, lequel imite les torrens d'hiver qui atteignent des montagnes autant de boue que de claire eau; voulant eviter le langage commun ils s'embarassent de mots et manieres de parler dures, fantastiques et insolentes, les quelles representent plustost des chimeres et venteuses impressions des nues qu'une venerable majesté virgilienne, » et il leur rappelait ironiquement la prédiction d'Andromaque à Hector : « Ta vaillance te perdra.» (1)

Cette « vaillance perdit en effet » non seulement leurs «< inventions mélancoliques » mais le système même qui semblait les autoriser.

La « retenue » de Desportes ne suffit pas. La langue eut beau se polir et les périodes s'ordonner, (2) on eut beau écrire d'une façon « infiniment plus exacte et réglée >> que Ronsard et les autres ne l'avaient prescrit (3), la Muse avait encore, suivant le mot (4) de Du Perron la chevelure trop ébourriffée et les mains négligées; quand vint un homme décidé à lui lisser ses bandeaux et à rogner ses ongles, l'opinion était disposée à le laisser faire, ou mieux à l'appuyer, allàt-il jusqu'à l'excès.

Néanmoins cette réforme eùt-elle abouti, même ainsi réclamée, sans Malherbe, c'est douteux, tant le principe même en était contraire aux traditions antérieures et aux habitudes invétérées des écrivains. Cette soumission absolue aux règles du langage, à laquelle nous nous sommes pliés jusqu'à ces derniers temps, est si gênante parfois pour ceux qui n'y sont pas façonnés, qu'elle étonne souvent les étrangers. Obtenir à la fin du XVIe siècle non pas qu'on s'en approchât, mais qu'elle devint complète, continue et presque instinctive, était peut-être la plus difficile des révolutions. Six ou sept auteurs seulement, au dire de Deimier, l'avaient acceptée en 1610. (5) Qu'eût-ce donc été sans exemple et l'autorité « du tyran des syllabes?

(1) Rons Euv. VII, 308. (2) Vauq. Eur. I, 243.

(3) Deim. Acud. Préf. p. 2

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(4) Repris à Quintilien. V. Perron., 244.

(5) Acad. p. 101.

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