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CHAPITRE III

IMAGINATION ET RAISON

« Malherbe, nous dit Racan, avoit aversion contre les fictions poétiques, et en lisant une épître de Regnier à Henri le Grand qui commence « Il estoit presque jour... et le ciel souriant » où il' feint que la France s'enleva en l'air pour parler à Jupiter et se plaindre du misérable état où elle étoit pendant la Ligue, il demandoit à Régnier en quel temps cela étoit arrivé et disoit qu'il avoit toujours demeuré en France depuis cinquante ans et qu'il ne s'étoit point aperçu qu'elle se fût enlevée hors de sa place. » (1)

Nous allons retrouver la boutade dans le Commentaire. A propos d'un sonnet où Desportes nous présente sa « rose » défendue par toute une garde, ayant :

..... pour soldats choisis et pour riche equipage

L'honneur, la Chasteté, la Constance et la Foy!

<«< Voilà, s'écrie Malherbe, des soldats bien choisis et un équipage bien riche ! Il n'y a rien de sot si ceci ne l'est (2) ».

Ainsi se trouvent jugées d'un seul coup toutes ces personnifications de choses abstraites dont le Moyen-Age avait tant abusé. Aussi bien étaient-elles un peu reléguées à cette époque dans le magasin des vieux accessoires, et leur valeur n'était pas si

(1) Rac. dans Malh. I, LXXI. L'épître de Régnier se trouve à la page 159 de l'éd. Courbet. Tallemant, contant la même anecdote, ajoute une réserve qui indique que Malherbe n'étendait pas sa théorie au poème épique (I, 294). Mais cette restriction est sans grande importance, car dans cette école l'opinion commençait déjà à se répandre que les Français n'ont pas la tête épique. (V. de Gournay, Omb. 630),

(2) Cleon. 18, IV, 333.

grande, ni l'usage qu'en fait Desportes si judicieux (1) qu'on leur accordât même un regret, si la main brutale de Malherbe ne touchait qu'à elles.

Mais ce n'est pas seulement à ces fictions-là qu'il en veut, c'est à toutes les autres. Dès que l'imagination prend son vol vers le domaine de la pure fantaisie, il la rappelle et l'enchaîne.

Ainsi Desportes nous conte que, las de chercher des moyens toujours insuffisants pour fléchir sa belle, il s'est pris à y rêver. Ne trouvant rien dans le réel, il est allé vers l'impossible. Et d'abord il lui a semblé qu'il était changé en rose. Mais « un pied cruel l'a foulé, comme un ver rampant sur la terre. » Devenu alors zéphire, il espérait baiser ses yeux et rafraîchir son sein. A peine a-t-il soulevé ses petits cheveux follets que la frileuse s'est cachée dans ses habits. Successivement rosée, ombre, brouillard, il n'a pas mieux réussi la flamme de son « soleil » a tout dissipé et desséché, hélas!

Nous ne disons pas que la pièce soit bonne, elle renferme des obscurités et des négligences, mais c'est au sujet même que Malherbe s'en prend. Il le condamne et refuse de le comprendre: «Toute cette chanson est impertinente et pleine d'imaginations qui ne veulent rien dire (2):

Quelques passages du Commentaire semblent en contradiction avec ceux-ci, ce sont les trois ou quatre où Malherbe accorde des éloges à de pures fictions mythologiques. Ils confirment au contraire notre théorie en la complétant.

Malherbe accepte, en effet, ce genre de fictions (3) et il n'accepte même que celui-là.

La mythologie païenne reste pour lui une des ressources de l'imagination poétique. On le savait déjà par ses œuvres. Ny

(1) Voyez Cart. et Masc. pour une masc. de faunes, IV, 460.

(2) Berg. Métamorphoses, IV, 452.

(3) Voy. Berg. et Masc. son. 4, IV, 451, El. I, 3, IV, 356; surtout D. II, 5, IV, 274. Le premier de ces passages a été imité par Malherbe lui-même, et par tout le monde.

introduit-il pas les souvenirs de l'antiquité profane jusqu'au milieu d'inspirations chrétiennes, jusque dans une épitaphe destinée à un couvent et dont les religieux sont obligés de refuser l'introduction dans leur église? (1) Autant le doute matérialiste lui paraît blâmable, l'incertitude sur la destinée de l'âme irrévérencieuse (2), la croyance à la fatalité impie (3), autant les fables de Rome ou de la Grèce lui semblent choses reçues dont la piété ne saurait s'offenser. Il admet même le mélange du sacré et du profane et ne trouve pas mauvais que dans un même sonnet on implore le Christ et sa dame (4), les vrais et les faux dieux (5).

Toutefois, il importe de regarder à quelles conditions cette permission est donnée, et quelles réserves elle comporte.

La première, c'est que le poète ne sera jamais pédant, qu'il laissera de côté Némésis (6), Lachésis, les Léthés (7), qu'il n'affectera pas les noms anciens de Caurus, Eurus, Zéphyrus (8), que dans le langage ordinaire et lorsqu'il ne met pas en scène les divinités personnifiées, il n'appellera pas la mer Amphitrite, le soleil Phébus ou dieu Cynthien, le rossignol Philomène (9).

La seconde condition, de beaucoup la plus importante, est que le poète n'invente rien. Les hommes de la Pléiade étaient si

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(3) Il a barré dans l'El. 11 du livre premier qu'on laisse tout faire à la fatalité. Il est bon de se souvenir que tout ceci est pour le monde, Malherbe étant en son particulier assez sceptique.

(1) V.: D. II, 46, IV, 287. La pièce est jolie, mais aurait choqué le XVII siècle. Malherbe n'en dit rien. Deimier, plus sévère que Malherbe reproche à Desportes de n'avoir pas fait partout le sacrifice de ces vers-lå lorsque sa vieillesse est devenue pieuse (Ac. p. 528).

(5) Théophile est autrement violent contre les fables antiques (Voir A M. du Fargis 1, 235).

(6) D. I, 56, IV, 259. Cf. II, 57, IV, 290.

(7) Epit. du j. Maugiron. IV, 467; El. II, av. 2, IV, 397; D. II, 22, IV, 278. Comp. dans l'ex. orig. D. II, son. 53.

(8) Berg. Ode, IV, 456.

(9) Ces termes sont barrés dans le ms. original. El. 1, 14; Am. H. St. 3, p. 99 r'; Cleon. St. p. 137 r; D. II, compl. p. 51 v°. Cette opinion est tout à fait celle de Deimier. (Ac. p. 281).

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pénétrés de l'antiquité, si bien identifiés avec elle, qu'épris de la poésie qu'ils trouvent dans ses fables, ils s'en servent presque comme s'ils y croyaient réellement, les développent, les continuent, les imitent, comme des Grecs même l'eussent pu faire.

Malherbe, au contraire, en use froidement, par calcul. Il n'y trouve plus d'enchantement, mais seulement de la commodité. C'est à ses yeux un admirable arsenal d'allusions, d'exemples, de comparaisons qui relèvent le développement, et donnent à l'expression quelque chose de concret, de moins sec.

S'agit-il de prouver que la mort surprend les plus vaillants? Il y a le cas d'Achille; que personne n'est éternel? Il y a celui de Sarpédon. Parle-t-on de révoltes domptées? Voici l'histoire des Cyclopes et l'Ossa sur le Pélion. Et ainsi de suite. Hommes et choses de la vie légendaire rapprochés à propos des hommes et des choses contemporaines donnent aux vers une grandeur qui est pour beaucoup dans la majesté de la poésie de Malherbe.

Dans ce trésor de souvenirs on peut et on doit puiser à volonté. Les noms des vaillants, des braves, des belles aussi y ont des synonymes illustres, leurs sentiments, leurs aventures, des analogues en nombre infini. Si on a soin d'y choisir parmi les traditions les plus connues en même temps que les plus frappantes, l'effet de ces réapparitions qui durent suivant les cas plus ou moins longtemps est certain, le poète se priverait d'un de ses moyens les plus sûrs en y renonçant.

Mais si sa mémoire a tous droits sur ces choses de la fable, son imagination, en revanche, n'en a aucun ou presque aucun. Tout au plus peut-elle les accommoder à ses besoins. Elle ne doit ni les tronquer, ni les refaire, ni surtout en faire de nouvelles dans le même goût. La fable est morte, et comme telle immuable. Tout ce qu'on en rapporte doit être vrai, de la vérité mythographique ou traditionnelle.

Non seulement il ne faut pas prendre comme Racan Lycophron pour la ville où demeurait Cassandre (1), mais il faut éviter, outre

(1) Racan (Euv., I, 349), raconte la réprimande qu'il reçut de Malherbe › pour cette méprise.

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